Qui a tué Jean Sénac ? Le livre-choc de Hamid Grine relance le mystère

Coup de coeur
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@ Hamid Grine

Dans Sénac et son diable, Hamid Grine revisite la vie tourmentée et la mort énigmatique du poète algérien Jean Sénac, entre quête personnelle, mémoire littéraire et enquête troublante sur un crime resté sans réponse.

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Jean Sénac, le poète assassiné : l’enquête intime d’Hamid Grine

Par Djalila Dechache

Qui connait Jean Sénac aujourd’hui ? Peu de monde en réalité. Surtout pas les jeunes algériens d’Algérie, de France ou d‘ailleurs, pas plus les jeunes français. Il aurait fallu être de sa génération, et encore ce n‘est pas si sûr. Pourtant il a une belle bibliographie en Algérie et en France.
En tous cas, il faut le vouloir. C’est ce qu’a fait l’auteur Hamid Grine.

Bien qu’il ne l’ait pas vraiment rencontré de son vivant, ou une seule fois, de loin, l’auteur a effectué un long et méticuleux travail de reconstitution de la vie et de la mort non naturelle de Jean Sénac, survenue le 30 août 1973 dans son repaire d’Alger.
Les conclusions du médecin légiste font état du décès suite à une blessure au crâne et de cinq coups de couteau portés à la poitrine. On n’en saura pas plus.

Hamid Grine, découvre la poésie algérienne et « la fierté d’être algérien » grâce à lui. Au hasard d’une rencontre et de manière totalement inattendue, il rencontrera Mohamed Briedj l’assassin présumé.
En fait il ne s’agit pas, à vraiment parler, d’une enquête littéraire, d’une enquête sociologique ou encore d’une enquête policière. L’indication est là pour donner une idée du travail de l’auteur. Ce livre est le récit très personnel de la vie et de la mort de Jean Sénac. L’auteur a effectué une démarche de privé, parce qu‘il est seul et sans moyens.

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Plusieurs biographies ont été écrites sur Jean Sénac, dont celle de Jean-Pierre Péroncel-Hugoz (1983) et de Hamid Nacer-Khodja ( 2000).

L’auteur cite celles-ci, avec une suspicion sur la description, quasi-identique de la rue Elisée Reclus (aujourd’hui Omar Amimour) où habitait le poète. Cela va sans dire, tout a changé au fil des années et l‘on ne peut rester figé sur ces années-là.

L’auteur fait intervenir un personnage, Wassila une amie de longue date, médecin et musicienne, qui sert ici de faire valoir, de mouche du coche qui le réveille, l’incite à écrire sur ce poète algérien d’origine française et homosexuel.

En évoquant la vie du poète, l’auteur Hamid Grine mentionne un particularisme sexuel, ce n’est pas tout à fait juste, c’est un euphémisme pour sire que c’est une identité sexuelle. C’est étonnant de s’exprimer ainsi à notre époque où les minorités LGBTQ+ ont obtenu la reconnaissance et des droits dans le monde.

Photo couverture du livre Juillet 1973, Jean Sénac sortant de chez lui à Alger, document inédit fourni par Denis Martinez, note de l éditeur.

Qui était Jean Sénac ?

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Issu d’une famille modeste, d’une mère catalane et d’un père joueur de poker qu’il n’a pas connu, Jean Sénac nait le 29 novembre 1926, à Béni-Saf en Oranie.

Son grand-père travaillait dans les mines de fer. Adolescent, sa scolarité est plutôt mauvaise. Adulte, c’est un homme tourmenté, il se cherche sur tous les plans. En tant que poète il a reconnaissance des plus grands : René Char, il vénère Albert Camus, il écrit des textes qui auront un bon écho.

Plus tard, il vivait en ermite, pauvrement, s’habillait quasiment de haillons, barbu, iconoclaste, hirsute puis chauve, dans un sous-sol qu‘il appelle sa cave-vigie. Il se disait chrétien, socialiste, mécréant, homosexuel, anti-conformiste, algérien, il a été animateur de radio, organisateur de festival et de conférences, directeur de revues de poésie.

Dès 1971, Jean Sénac disait à ses proches dans un élan prémonitoire : « Ils me tueront ou bien ils me feront assassiner. Ils feront croire que c’est une affaire de mœurs. Mais je ne quitterai jamais en lâche ce pays où j’ai tant donné de moi-même. Ils feront de moi un nouveau Garcia Lorca ».

En 1950, il se rend en France chez René Char puis Chez Camus. Son premier recueil est édité en1954 chez Gallimard, préface de René Char.En 1955 Sénac s‘engage dans la cause de l’Indépendance de l’Algérie. En 1956, il fait la connaissance de Jacques Miel qui deviendra son fils adoptif et son légataire testamentaire. En 1965 il demande la nationalité algérienne.

Autant Sénac était proche de Ben Bella, autant il a redoublé d‘actions culturelles, il crée avec d‘autres l‘Union nationale des écrivains algériens, il en est le secrétaire général, Mouloud Mammeri en a été le président, il ouvre une galerie d’art La Galerie 54 avec le peintre Mohammed Khadda, des conférences littéraires, la création de revue telle que Soleil et Terrasses, récitals de poésie…Il tient une correspondance avec de nombreux auteurs tel Jamel Eddine Bencheikh, Albert Camus, Hamid Nacer-Khodja… Jean Sénac avait une vie littéraire bien pleine, connaissait beaucoup de monde, il était très actif.Cependant je déplore que l’auteur fait de lui, post-mortem un portait assez noir : citons : caractère intransigeant et parfois rigide, absence de lucidité, comportement nonchalant, apparente sécheresse du coeur , laisser-aller, mollesse, etc…..pour un auteur qu‘il n‘a vu qu’une fois au cours de sa vie. La ressemblance avec un rapport à charge saute aux yeux. Il ne tient pas cela de sa propre observation ou fréquentations de Jean Sénac.

L’auteur est beaucoup plus élogieux avec les siens que ce soit les anciens ministres ou autres personnes Il ne s’en est peut-être pas rendu compte.
Tandis que l’amie Wassila pense que c’est un grand poète qui parle si bien d’amour et de fraternité ….
Lors de l’enterrement de Jean Sénac au cimetière chrétien de Aïn Benian, côté Staouli, face à la mer, il n’y avait pas foule, aucune information n’est passée dans la presse, pourquoi l‘auteur liste ceux qui n’étaient pas présents ce jour-là ?
Chacun a ses raisons, le fait de les citer les rend coupables. De manière générale, on cite les présents venus rendre en hommage au défunt.
Plus tard, la pierre tombale de Sénac, créée par Denis Martinez a été fracturée. Pour l’artiste « c’est le vent qui l’a fracassé ».

L’Algérie de Houari Boumediene

Au cours de ces années-là, soit peu de temps après l’Indépendance de l’Algérie au bout d’une guerre qui aura duré 8 ans, le président Houari Boumediene (1932-1978) est élu après le coup d’état effectué sur Ben Bella.
Durant sa présidence (1965-1978) Il met en place un programme socialiste pour tous les aspects de la vie quotidienne : industrie, agriculture, enseignement.
L’homme est réputé sévère, sans complaisance. Il tient l’Algérie d’une main de maitre. En lisant les livres d’historiens on remarque que cette Algérie-là était certes constructiviste mais aussi plus rigide en voulant tout contrôler, tout faire en même temps (c’est qu‘il y avait tant à faire !) ce qui peut se comprendre et il a fallut sans doute en passer par là pout devenir ce que ce pays est aujourd’hui, c’est à dire une nation en plein essor sur l’échiquier international, en comptant sur sa diaspora pour s’affirmer et faire de ce pays un leader régional.

Sur les traces du pseudo assassin de Jean Sénat 

A la faveur d’une connaissance, et en général il procédera de la sorte par le biais de connaissances, l’auteur se lance à la recherche de celui qui aurait assassiné Jean Sénac, le fameux Mohamed Briedj. Il est décrit comme un solitaire, peu porté sur la culture, « dragueur comme nous », la virilité incarnée. Avec ces seuls éléments on a déjà un profil de l’assassin de Jean Sénac.

Le témoin en question évoque une collecte d’argent pour aider sa mère et faire face aux frais d’avocat. Lors d’un débat sur Jean Sénac au début des années 2000 à la Foire du livre d’Alger, ce témoin a défendu le prétendu assassin sans connaitre le fin mot de l’histoire ! Et ajoute-t-il « on a peu parlé de Sénac et trop parlé de Briedj » !
L’auteur veut retrouver cet homme qui habitait rue Khelifa Boukhalfa il y a cinquante, il était alors lycéen.
Il semblerait que la famille ait connu plusieurs déménagements et que ses membres n’étaient pas « très liants, ils vivaient repliés sur eux-mêmes » parait -il.

Hamid Grine se résout à lancer un message sur Twitter et Facebook, sans aucun succès, on peut sans douter et ce n’est pas digne d’une enquête !
Au fil des connaissances, Alger est un creuset, un village, tout le monde se connait, Il rencontre enfin quelque ‘un qui connait l’histoire de A à Z.

Où l‘on apprend que l‘assassin était un familier qui l‘avait tué pour le voler …parce que Sénac fréquentait n‘importe qui et qu‘il errait souvent la nuit…Encore une fausse piste !

C’est grâce à l‘intervention de la mère du prévenu auprès du président Boumediene qui sortait de la grande mosquée de la place des Martyrs à Alger, qu’il a été libéré au bout de quatorze mois et neuf jours d’incarcération.

Retour à la case départ, on ne sait rien de plus ! Et on ne sait rien de bon, rien de précis, tous les scénariis vont bon train, il aurait fait ci, il serais parti là etc….Briedj devient un fantôme, un invisible, on perd sa trace.

Mais le hasard fait son oeuvre et il finit par retrouver sa trace et le rencontrer à Alger.

Les deux hommes qui ont le même âge ou presque, relatent des souvenirs de lycée et d’université pour arriver au coeur de la question : qui a tué Jean Sénac ?

Le jeune homme a été embarqué par la police sur un malentendu, avec une sombre histoire de badge d’accès à un événement, il a été vu avec d’autres, en présence de  Jean Sénac, dès cet instant il a été emprisonné, torturé, frappé pour qu‘il avoue le crime, ce qu‘il fini par faire au bout de plusieurs jours de souffrance, il avoue pour en finir de souffrir.Il est relâché.

L’auteur demande pourquoi il a été considéré coupable ? Et Mohamed de répondre : «  parce que je suis un fils du peuple, sans protection, sans piston, enfin une proie facile…. ».

Tout le monde a connu cela, enfin ceux qui ne sont pas du bon côté, je parle des Algériens en Algérie et même ceux qui venaient en vacances, tous se souviennent des passe-droit, de la préférence nationale pour la moindre petite chose du quotidien.
Finalement, il a obtenu un non-lieu pour charges insuffisantes en passant par un procureur, un juge d’instruction et par la chambre d’accusation.
Heureusement il a pu avoir une vie professionnelle et familiale, il est devenu retraité et s’occupe de ses petits-enfants.

Est également évoqué dans cet ouvrage, la querelle Jean Sénac – Kateb Yacine, une attraction-répulsion qui dura des années. Dans les biographies de Kateb Yacine, personne ne l‘a évoquée.
Ce qui me surprend est la place de l‘étranger en Algérie durant les années post-indépendance. Il semblerait que Jean Sénac, né en Algérie et foncièrement algérien, n‘a plus été le bienvenu dès lors que son homosexualité s’est faite jour et pire en l‘assumant totalement.

Que dire, que penser ? Pourquoi a-t-il été assassiné ?
Le livre ne répond pas à cela.

En fait, Sénac a demandé sa naturalisation, une enquête est faite comme pour tout un chacun mais que sa moralité a été jugée non conforme, elle a été refusée.
Un chapitre long et élogieux est donné à l‘ancien ministre Ahmed Taleb-Ibrahimi dont l‘auteur fait état de ses Mémoires et dans un chapitre suivant, revient  sur la rupture opposant Sénac et Camus, pour le premier les attentats du 1er novembre 1954 sonnaient le début de la libération quand pour le second c’étaient des actes terroristes.
Jean Sénac, déchiré de questionnements, édite un texte important « Un cri que le soleil dévore, carnets , notes et réflexions » Le Seuil, El Kalima 2003.

Le souci avec ce texte est qu’il est truffé de lieux communs, de phrases toutes faites qui loin d’enrichir le texte, l’alourdit. De même que les références littéraires paraissent pédantes dans leur formulation : l ‘auteur se compare à Tolstoï et à Balzac, sans parler du renvoi à soi quasi-permanent. Un peu de simplicité ne nuit pas.

Il semblerait que Hamid Grine n‘ait pas l’éloge facile avec Jean Sénac, préférant avoir cette inclination pour les personnes qui ont connu Sénac, que ce soit en poésie ou en théâtre. Et puis il y a cette lettre du 29 mai 1967 où Jean Senac répond fraternellement à l’universitaire et grand écrivain que fut Jamel Eddine Benchheik en fin de volume.
Grâce à cette lettre qui renferme tout Jean Sénac, c’est dans les toutes dernières lignes de cet ouvrage que le lecteur pourra lire quelques compliments au poète.

N’ayant pas connu et ni lu les biographies citées pour en tirer une comparaison sur le contenu, on peut dire que cet ouvrage a le mérite d’avoir fait la lumière sur cette ténébreuse affaire concernant un homme de lettres algérien et français assassiné et terriblement seul.

Post-scriptum : je signale deux films documentaires dédiés à Jean Sénac :

  • Ali Akika, Jean Sénac, le forgeron du soleil, 58 min, Paris, Productions La Lanterne, 2003
  • Abdelkrim Bahloul, Le Soleil assassiné, 85 min, coproduction Franco-Belge, Pierre Grise Productions, 2004

Sénac et son diable, enquête, Hamid Grine, Editions Gaussen, France, 2025.

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Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.
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