Yves Charnet invité de Souffle inédit

Coup de coeur
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Né en 1962, Yves Charnet, ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, agrégé de lettres modernes, Docteur ès lettres, enseignant, poursuit, depuis la publication de Proses du fils (La Table Ronde, 1993), une quête en poésie marquée par l’exploration autobiographique.
S’il collabore à plusieurs revues dont la Nouvelle Revue Française, Recueil, Le Nouveau Recueil, Poésie, Arpa, Lieux d’être, Europe, il a publié plusieurs livres dont Rien, la vie (1994), Cœur furieux (1998), Mon amour (2001), Petite chambre (2005), Lettres à Juan Batista (2008), La tristesse durera toujours (2013), Chutes (2020)… Son dernier livre, Lettres à Juan Bautista (vingt ans après), est paru en 2024 .

Entretien avec Yves Charnet

Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen

A.H: Pouvons-nous dire que beaucoup d’eau a coulé sous les ponts ? Mais dans quel sens ? Comment pourriez-vous résumer les seize dernières années en question ? Qu’est-ce qui a changé chez vous, dans votre travail d’écrivain ?

Yves Charnet : Beaucoup d’eau, en effet, sous le Pont Mirabeau à Paris, sous le Pont Neuf à Toulouse, sous le Pont de Pierre à La Charité. Si je suis resté fidèle aux trois fleuves de ma vie, tout a changé depuis seize ans. Tout, ou presque, pour le promeneur des bords de Seine, de Garonne ou de Loire. Il en va de même pour l’aficionado de passage sur les bords du Rhône. Dans Arles où sont les Alyscamps chantés par le poète Paul-Jean Toulet qu’aimait tant Georges Bernanos. On n’aura pas assez pris garde à la douceur des choses. Pendant ces seize années souvent violentes. On aura mal parlé d’amour. Au bord de trop de tombes. C’étaient d’abord les tournants de la quarantaine. Les crises du milieu de la vie. Je ne savais pas encore que ce serait une telle fracture. Une césure si profonde dans le poème de mon existence. J’ai perdu deux fois la mère de mes enfants. Par le divorce (17 mai 2010), puis par la mort, après une épouvantable maladie (09 mars 2023). J’ai perdu les maîtres & les amis qui aidaient, depuis mes années de formation, le fils bâtard à tenir debout. Michel Deguy (16 février 2022) & Jean Delabroy (21 février 2024). Charles Deltour, le vieil analyste toulousain, chez lequel je m’étais rendu chaque semaine pendant presque dix ans, disparut brusquement le 30 décembre 2022. Nos séances hebdomadaires ayant plus ou moins pris fin avec le Covid. Mais c’est, bien sûr, le 12 février 2021 que le fleuve de la Mort a définitivement débordé dans ma vie. Submergeant tout sur son passage. Le décès de ma mère a fait de moi cet étrange survivant. Cet orphelin définitif dont, depuis déjà quatre ans, le deuil me reste en travers de la gorge. Cet Autre capable, malgré tout, de répondre, en ces derniers jours        d’avril 2025, à vos questions. Charnet, c’est le nom de l’écrivain. Du professeur aussi, pour une paire d’années encore. Mais Yves, qu’est-il devenu. Ou, n’en quel pays. Je l’ai perdu de vue. Perdu de vie. Vienne la nuit, sonne l’heure. L’onde si lasse. Je vous remercie de cette occasion imprévue. De me redonner de mes nouvelles.

Un jour vient toujours que nous sommes notre propre fantôme. Notre propre revenant. Ce jour est donc arrivé pour moi le 12 février 2021. Pour citer, au seuil de ma soixantaine, cette chanson de Charles Trenet tant aimée dans mon enfrance. Mais à la différence du Maestro de Narbonne je n’ai plus de maison où revenir. Plus de maison à Nevers, à La Charité-sur-Loire. Je n’ai désormais plus d’autre espace natal à hanter. Que mes proses en mal de poème. Pour boucler tout à fait ce douloureux inventaire des pertes, à mettre au débit de ces seize dernières années, je dois à la loyauté de noter, en toutes lettres, la séparation d’avec ma première maison. Les éditions de La Table Ronde selon Denis Tillinac (du livre fondateur, Proses du fils, 1993, aux Lettres à Bautista, quinze ans plus tard). Le départ de mon éditeur historique, en 2008, me fut fatal. Plus aucun manuscrit accepté après La tristesse durera toujours (2013). Commencent sept années d’une très perturbante traversée du désert éditorial. Acharnement à faire paraître malgré tout chacun des trois livres refusés : Le divorce (2013) ; Quatre boules de jazz. Nougasongs (2014) & Dans son regard aux lèvres rouges (2017). Après quoi je claque publiquement une porte refermée depuis des années. Dépit, colère & regret. Tout à fait découragé je choisis, en 2020, de n’envoyer qu’à Djamel Meskache le manuscrit de la dernière chance. Prêt à tout abandonner en cas d’échec. L’amical accueil de Chutes par les éditions Tarabuste rouvre un horizon pour mon travail d’écrivain. Avec de nouveau le sentiment d’avoir trouvé une maison de famille. C’est un bonheur & un honneur d’intégrer ce magnifique catalogue tout en exigence généreuse. Aux côtés de deux des poètes contemporains les plus admiraimés, James Sacré & notre tant regretté Antoine Emaz. Cette collaboration chaleureuse se continuera par Le libraire de Gambetta (2023). Et Abattis (dont je viens juste de mettre le point final aux corrections du deuxième jeu d’épreuves pour une sortie au Marché de la poésie en juin prochain).

Yves Charnet invité de Souffle inédit

 A. H: Beaucoup de grands poètes sont partis au cours de ces dernières années, dont Serge Sautreau, en 2010, Édouard Glissant en 2011, Jean-Claude Pirotte en 2014, Alain Jouffroy en 2015, Yves Bonnefoy en 2016, Lorand Gaspar en 2019, Salah Stétié en 2020, Philippe Jaccottet et Bernard Noël en 2021, Michel Deguy en 2022. Comment la poésie française se portera-t-elle désormais ? De quel œil voyez-vous ce qui se fait aujourd’hui, entre ce qui est écrit et publié, et ce qui répugne au livre et se présente comme la disparition performance ou installation ?

Yves Charnet : Quel funèbre carnet de bal, en effet… En me permettant d’élargir un peu vos dates je citerai la disparition d’autres grands aînés qui ont beaucoup compté dans la formation du poète que je cherche à être : André du Bouchet (2001), Claude Esteban (2006) & Jacques Dupin (2012)… Et, dans ces seize dernières années, un rimeur de voix comme Ludovic Janvier (2016), un styliste intempestif comme Jude Stéfan (2020) et, bien sûr, mon grand-frère, Antoine Emaz (2019)… Je n’avais pas encore compris, en 2014, que la disparition de notre cher Jean-Claude Pirotte, au bout d’un invivable calvaire physique, commençait cette transformation de ma mémoire en un cimetière dont je n’en finis plus, ces derniers temps, de parcourir les allées lugubres… La récente mort de Michel Deguy, mon comme-père pendant 40 ans, plongeant toute la scène dans le noir… J’ai risqué mes premiers pas dans le champ poétique contemporain, fin des années 80-début des années 90, dans une révérence éblouie à ces figures tutélaires… Références écrasantes mais admirées… Il me semble que c’est une des choses qui a changé de nature… Entre « ma » génération et celle des « trentenaires » qui partent aujourd’hui à la conquête des avant-postes & des positions… Elles-ils ne cultivent plus, avec la même piété, ce lien avec leurs prédécesseur.e.s… Dans un rapport plus immédiat à la publication, à l’affirmation de soi ; dans une pratique plus « décomplexée » de leur propre poétique… Mais je vous avoue ne pas connaître suffisamment bien, pour en parler sérieusement, les modifications récentes qui chambarde(raie)nt la poésie extrême contemporaine… N’en percevant que les stratégies auctoriales sur les réseaux sociaux qui auront puissamment contribué à vulgariser la figure du poète… J’ai plutôt tendance, pour ma part, à marcher en compagnie des rares œuvres lyriques qui, depuis trente ans, me parlent, sur un ton de fratersororité… Comme celles d’Olivier Barbarant ou de Valérie Rouzeau… L’âge venant je passe beaucoup plus de temps à relire les classiques, à puiser à pleines mains dans les merveilles du patrimoine français… Remontant aux sources fabuleuses : Rubebeuf, Villon, Du Bellay… Je fête les anniversaires du souvenir… Le futur antérieur de la poésie… Je suis un jour le contemporain paradoxal de Baudelaire ou d’Aragon… Un autre celui de Nerval ou de Perros… Ces installations provisoires constituent toutes mes propriétés (Michaux)… Chacun ses performances…

Quant à l’histoire de l’œil par laquelle vous terminez votre série de questions sur l’état des choses aujourd’hui j’aurai plutôt tendance à en renverser la scène pour constater une progressive invisibilisation de mon propre travail… Spectateur d’une (irréversible ?) exfiltration de mes livres hors du champ poétique tel que, du moins, il se donne à voir dans son spectacle & ses manifestations officielles… Je me contente juste ici de deux « prises » sur une déconcertante exclusion… Aucune invitation en 27 ans de « Printemps des poètes » ; aucune publication du moindre extrait dans les anthologies où le mundillo s’auto-célèbre complaisamment… Je pourrais multiplier les exemples… De cette dé-labélisation troublante… La Klânerie constitue de tout temps un invariant… Dans l’histoire du poème… Je n’aurai donc pas le ridicule de me plaindre ici d’en faire, à mon tour, les frais… De compter parmi les oubliés, les refoulés, les boycottés de l’OPC (l’Ordre Poétique Contemporain)… Je préfère profiter de vos questions pour rappeler que, et dès ses premiers gestes, mon travail se revendiquait d’une pratique du poème en autofriction(s) du lyrisme & de l’autobiographie… D’un certain héritage nervalien, leirissien, perrossien, voire même deguyen, de la poésie dans la prose du journal… Et que ce travail singulier fut d’abord reconnu, présenté, soutenu comme tel par ces grands aînés pour lesquels je vous disais, en commençant cette réponse déjà trop longue, ma révérence studieuse… Dans des revues qui ne cédaient rien, au début des années 90, sur l’exigence de poéticité : Po&sie de Michel Deguy, Nioques de Jean-Marie Gleize, la NRF de Jacques Réda… J’ai, du premier jour, présenté mon enquête autobiographique comme indissociable de ma quête poétique… Chacun sa formule de la poésie (pour citer ici un ouvrage de référence de mon ami Philippe Met)… Sans très bien en comprendre les raisons – hors des enjeux de Pouvoir dont, en incorrigible ananar, je me contrefous totalement – je ne peux que prendre acte de cette actuelle extinction d’une des voix pourtant les plus émouvantes du lyrisme moderne, du promeneur rousseauiste au cavaleur pirottien… De cette mise hors-jeu du JE dont se soutient pourtant cet inclassable irrégulier : le poète de l’autofiction… Ce constat mélancolique ne m’empêchera nullement, bien sûr, de continuer à m’acharner dans cette voie sans issue… En incurable Bonkaça

Yves Charnet invité de Souffle inédit

A. H: Dionys Mascolo, qui était si proche de Marguerite Duras, de Robert Antelme et d’Edgar Morin, écrit : « Sont également de gauche en effet ― peuvent être dits et sont dits également de gauche des hommes qui n’ont rien en commun : aucun goût, sentiment, idée, exigence, refus, attirance ou répulsion, habitude ou parti pris… Ils ont cependant en commun d’être de gauche, sans doute possible, et sans avoir rien en commun. On se plaint quelquefois que la gauche soit “déchirée”. Il est dans la nature de la gauche d’être déchirée. Cela n’est nullement vrai de la droite, malgré ce qu’une logique trop naïve donnerait à penser. C’est que la droite est faite d’acceptation, et que l’acceptation est toujours l’acceptation de ce qui est, l’état des choses, tandis que la gauche est faite de refus, et que tout refus, par définition, manque de cette assise irremplaçable et merveilleuse (qui peut même apparaître proprement miraculeuse aux yeux d’un certain type d’homme, le penseur, pour peu qu’il soit favorisé de la fatigue): l’évidence et la fermeté de ce qui est. » En partant de cette thèse, seriez-vous un homme de gauche ? Si oui, en quoi cela consiste-t-il exactement ?

Yves Charnet : Je vais vous décevoir. Cher Aymen. Mais je n’y crois plus. Fin de partie. Ce n’est plus la peine. Et basta. C’est l’histoire de ma génération. Une génération constamment trahie. Il n’y a donc plus moyen d’y croire. Plus rien qu’une totale impossibilité, définitive. C’est une génération, justement, de gauche. Selon votre formule. C’est peut-être la dernière génération de gauche. Absolument de gauche. Elle a voté pour la première fois en 1981. Pour François Mitterrand, bien sûr. Il s’agissait de changer la vie. De changer tout. C’était significativement le titre d’un bel album de Michel Jonasz. Le second, en 1975. Il ne tenait plus debout. Le monde vermoulu de la droite pompidolo-giscardienne. Nous étions tout refus. Toutes, tous. Nous étions fascinés par ce grand-père d’une révolution tranquille. Chapeau noir, écharpe rouge, sur fond de clocher campagnard. Ce jour faisait partie de notre programme commun. Ce jour couleur d’orange, ce jour de palme & de feuillages au front. Nous ne savions pas encore que la Gauche allait si vite manger son chapeau. Des premières couleuvres jusqu’aux derniers boas. Laissez-moi, malgré tout, ma part de gaité lyrique. Celle des deux premiers gouvernements Mauroy. Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans. La bohême : tout en partage & tous pour un. Laissez-moi danser en liberté. Rêver jusqu’en mars 1983. Je sortirai de route après le tournant de la rigueur. Cap au fric : Fabius, Delors, Strauss-Khan. La ratification du Traité de Maastricht paraphera le grand reniement. Le 20 septembre 1992. Tu l’auras agité comme un fou. Ton drapeau rouge & noir ; 48,96 % de Non. Tu as trente ans. Mon pauvre Coco, rien qu’du malheur. C’est sûr que tu rigoles déjà beaucoup moins   fort en amorçant la descente. Sur le toboggan de tes illusions perdues. Tout petit déjà c’est fou comme tout te foutait l’dégoût.                                                                                                                                      La nausée, cette fois, la gerbe. Jamais content, Souchon nous chante « Arlette Laguiller ». Vrai amour contre faux discours. Mais c’est devenu des bêtises. De partager les cerises, les chemises. Elles sont dans l’impasse. Notre jeunesse, nos utopies. C’est dans le même album que « Foule sentimentale ». En 1993. C’est foutu. L’électeur-consommateur pris pour un con, éléments de langage & sondages à gogo. Le refus n’est plus de gauche. Mais de droite. J’ai voté Non. Avec Philippe Séguin. Je suis tombé amoureux d’un mousquetaire réac. Mon éditeur & ami Denis Tillinac. Je fais tourner les tables rondes. Pour voir si je suis de l’autre côté du miroir. Je dépoussière, dans de vieux greniers de Corrèze, des fantômes gaullistes. Une certaine idée du panache : Malraux, Kessel, Gary. Je voterai même Chirac. Pour faire barrage à Le Pen. Mais c’est peine perdue. Un aller-simple pour la mondialisation heureuse. Je stopperai là ma carrière de Kastor. Plutôt sanglier & bande à part. Épargnez-moi la honte de décrire la suite. Sarkozy, Hollande, Makron I & Makron II. Il n’y a plus d’après. À Saint-Germain-des-Prés. C’est le degré zéro de la politique. L’avenir en coma dépassé. Il n’y a plus rien après Uber Roi. Plus rien après Jupitre 1er.

Je vous réponds depuis ce temps déraisonnable. Depuis un lointain de plus en plus intérieur. Il n’y a plus de Droite. Plus de Gauche. Il y a du Rassemblement Bleu Marine & de l’Insoumission Rouge Méluche. L’Extrême-Centre-Maastrichtien a coupé les yeux des Gilets Jaunes. Ô mains crevées sur les trottoirs de la dernière Jacquerie. Tout le monde s’abstient. Moi non plus. Nous n’irons plus aux urnes. Cerises d’amour aux robes pareilles. Et Dame Fortune en m’étant offerte ne pourra jamais fermer ma blessure. 12 février 1974. Elle n’a sans doute jamais été plus belle que ce soir-là. Ma gauche fratuniverselle. Yves Montand chante « Le temps des cerises ». Sur la scène de l’Olympia. C’est un concert unique. Pour les réfugiés chiliens. C’est six mois après le coup d’état de Pinochet. Six mois après le suicide d’Allende ; le palais de la Moneda sous les bombes. On savait encore où était le Mal. En ce temps-là. Nous ne pouvions pas deviner, pauvres enfants d’un siècle finissant, que tout ça serait bousillé. Complétement bousillé cinquante ans plus tard. C’est le vestiaire chic de l’autre. Le Fâchisme makronien. Je ne peux, au bout d’un tel déconte à rebours, que vous décevoir. Cher Aymen. Mais vous me voyez, seize ans après notre précédent entretien, dépolitiqué. Physiquement dépolitiqué. Je n’ai pas d’autres mots à ma disposition. Que ceux de Baudelaire dans sa fameuse lettre du 5 mars 1852 à Maître Ancelle. Vous ne m’avez pas vu au vote ; c’est un parti pris chez moi. Le 2 décembre m’a physiquement dépolitiqué. Il n’y a plus d’idées générales. Que tout Paris soit Orléaniste, c’est un fait, mais cela ne me regarde pas. Si j’avais voté je n’aurais pu voter que pour moi. Peut-être l’avenir appartient-il aux hommes déclassés. Je n’ai, comme le poète dans cette lettre désespérée, que ma plume. Et même plus ma mère. Je ne peux me ranger que dans l’a-famille sans famille des déclassés. Déclassée comme, cent vingt-cinq ans plus tard, la femme du camion. C’est la réponse de Marguerite à Gérard. Pendant le tournage d’un de mes films préférés. Depardieu : Comment est-elle ? Duras : Déclassée. Les écrivains savent. Les poètes du vers, de la prose ou du cinéma. Et justement ce n’est plus la peine de nous faire le cinéma de la Droite & de la Gauche. Le cinéma de l’espoir socialiste, de l’espoir capitaliste. Elle savait déjà Duras. En tournant Le Camion en 1977. Ce n’est plus la peine de nous faire le cinéma de la peur. De la révolution. De la dictature du prolétariat. De la liberté. De vos épouvantails. Elle a cette formule. Fabuleusement ravageuse, ravageusement fabuleuse. On croit plus rien. L’état du nihilisme en 2025 vu avec 50 ans d’avance. Ce sont des gens d’ailleurs. Les artistes. Ils savent avant vous que c’est le seul cinéma. Le cinéma de la perte. Que le monde aille à sa perte, c’est la seule politique. La seule politique vraiment révolutionnaire. Ils font la loi demain. Les poètes du vers, de la prose ou du cinéma. On ne croit plus rien. Les gens comme nous. C’est merveilleux. Et terrible.

Yves Charnet invité de Souffle inédit

A. H: Le monde, déjà ténébreux, s’est sauvagement obscurci depuis le 7 octobre 2023. Le monde dit « civilisé » a l’air de sombrer dans la barbarie et l’injustice car ceux-là qui soutiennent l’Ukraine contre Vladimir Poutine soutiennent Benjamin Netanyahou contre la Palestine et le Liban. Comment l’écrivain et avant lui l’homme aborde-t-il cette actualité brûlante ? De quels outils disposons-nous pour y faire face ?

Yves Charnet : Abordons les brûlures du monde. 11 septembre 2001 ; 07 octobre 2023. Après quarante années d’une apparente paix sans précédent, ma génération, sidérorrifiée, s’est donc pris en pleine tête le tragique retour de l’Histoire. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine comme en plus, le 24 février 2022. Ces dates maudites sont déjà dans les manuels. Comme autant de jalons sanglants d’une irréversible montée des périls. Elles sont aussi dans nos corps. Comme autant d’impacts psychiques de l’impensable. Qui ne ressent qu’une diabolique mécanique est obscurément à l’œuvre. Cette impuissante angoisse du désarroi rongeant chacun.e d’entre nous. Et nos cœurs se serrent en pensant à nos enfants qui, dans un monde par ailleurs mortellement menacé par le dérèglement climatique, ne veulent plus faire d’enfants. Nos enfants en première ligne sur le front du désastre qui vient. Plus que jamais notre époque saturnienne vérifie la définition moderne du spleen selon Walter Benjamin. Le sentiment de la catastrophe en permanence. Il nous faut revenir à Baudelaire & Bernanos. Aux écrivains qui font face au Mal sous le soleil de Satan. Il faut réapprendre à voir clair dans le noir. Le pessimisme comme la blessure la plus rapprochée du soleil (René Char). Les pulsions du pire sont en train de se redéchaîner. Poussées mortifères partout. Thanatos va s’en payer de bonnes tranches. Et bien saignantes. Les couteaux sont tirés. Et les âmes à cran. Je ne donne pas cher de votre monde dit « civilisé ». Ni des enténébrés qui l’habitent (pour citer Sarah Chiche).

L’Europe va payer le prix fort. Pour son double déni du malheur & de la cruauté. Il sera sans doute bien tard quand elle lèvera ses yeux hypnotisés par les écrans de la niaiserie ordinaire. Trop tard pour mesurer l’ampleur des dégâts. Rien n’a changé. Depuis le bulletin baudelairien. La mécanique nous /a/tellement américanisés, le progrès /a/ si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle, que rien parmi les rêveries sanguinaires, sacrilèges ou anti-naturelles des utopistes ne pourra être comparé à ses résultats positifs. L’avilissement des cœurs par-dessus le marché. Sa perspicace sagacité vaudra toujours à l’écrivain intempestif le ridicule d’un prophète. Entre désabusement & amertume. Tout s’est aggravé. Depuis l’envoi de cette fusée baudelairienne. Notre démocratie fracturée fait semblant de ne pas le savoir. Tant pis pour elle. On ne regrettera pas son consumérisme imbécile. Son sens vertigineux de l’inégalité. Plus personne ne respectait le merchandising de ses valeurs en toc. Sa dévorante avidité pour toutes choses valant son pesant d’or. Lazare, tu dors ? Rien d’autre, pour faire face, dans ma péniche en vrac que quelques vieux bouquins de poésie increvable. Celui que j’ai sous les yeux, me laissant submerger par l’émotion de vos redoutables questions, date de 1946. Henri Michaux, Épreuves, exorcismes. Il est recouvert d’un papier-cristal un peu jauni. Celui dont la vieille dame de Nevers protégeait jadis les livres de son fils. Nous ne faisons que commencer, mon cher Aymen, à les tenir en échec. Les puissances environnantes du monde hostile.

CHOIX 

A. H: Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Enfin, si un seul de vos textes devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?

Yves Charnet : Tout recommencer ?

Aussitôt la voix nasillarde & nerveusement maniérée du poète, le grésillement du disque noir sous la pointe tremblante du saphir. C’était un pèlerinage d’enfrance, avec la Mèrinstitutrice. Les disques empruntés au premier étage de la Maison de Culture, bloc de béton blanc avec vue sur le fleuve de préférence, la Loire & ses merveilleux bancs de sable sous le ciel plus doux qu’ailleurs. Ces rituels d’une enfance rouge. Vous ne pouvez pas savoir. Moi non plus. Je racontais à Nevers ces vieilles histoires, en février dernier, à mon camarade Olivier Barbarant. Invité comme moi, cinquante ans après, à parler de nos vies dans l’encre, dans cette même Maison. Nous comparions nos blessures. Et la taille de nos âmes déjà bien entamées par le temps. Je parlais d’Aragon. Avec son passeur amoureux. Je recommençais, pour la première fois de nouveau, ce récit de disques rusés. Et d’éternelle transmission. J’éprouvais une fabuleuse impression. Comme un sentiment de boucle bouclée. Tout me sera venu par l’oreille. Les poèmes, les chansons. Et c’était Gérard Philippe dans Le Petit prince. Mais aussi le poète du Roman inachevé. Votre question fait tourner sur elle-même cette tornade de souvenirs. Vertigineuses images des temps enchevêtrés. Et j’entends la voix de Louis Aragon. Bouleversante ballade pour Gabriel Péri, une des plus vibrantes dans La Diane française. Et s’il était à refaire / Je referais ce chemin.

Me réincarner en un mot, en un arbre, en un animal ?
Chanteur ; bouleau ; « toro bravo ».

Un seul de mes livres traduits en arabe ?
La tristesse durera toujours, La Table Ronde, 2013.
Parce que, dans cette recherche sur l’amour, une impossible passion pour la jeune femme d’origine algérienne rapproche poétiquement Marseille & La Charité-sur-Loire, la Nièvre & la Provence… Les deux côtés de mon univers imaginaire, les deux lèvres de mon désir intime…

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Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.
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