Antoine Compagnon – LA LITTÉRATURE, ÇA PAYE

Essai
Lecture de 12 min

Antoine Compagnon de l’Académie Française

LA LITTÉRATURE, ÇA PAYE

Par Djalila Dechache

Antoine Compagnon

LA LITTÉRATURE, ÇA PAYE

Nous nous étions bien vite habitués à la magnifique collection d’ouvrages « Un été avec… » que nous lisions et relisions toute l’année à vrai dire et puis est arrivé ce merveilleux ouvrage « La Littérature ça paie » qui nous donne l‘occasion d’apporter des réponses argumentées à ceux qui en sous-estiment la valeur et le sens.

Que dire de la Littérature, la Philosophie, l’Art, la Poésie, l’Opéra, le Théâtre, le Cinéma et quantité de choses encore. Certaines d’entre d’elles sont très lucratives et d’autres moins ou pas.

Que serions-nous sans ces disciplines nées depuis la naissance de l’humanité ? C’est tout simplement inimaginable et penser que cela pourrait changer fait froid dans le dos !.

On est loin de comparer une bibliothèque personnelle à une boite à pharmacie contenant des médicaments que l’on utiliserait à chaque besoin, comme le souligne le philosophe Umberto Eco.

De même que le cinéaste allemand Werner Herzog déplore la baisse de la lecture y compris dans les universités. C’est un phénomène culturel patent, un énorme changement intervenu en cinquante ans, y compris dans les universités (…) Mais si vous êtes réalisateur et que vous ne lisez pas, vous ne pourrez jamais développer une compréhension profonde de l’art du récit » (Extrait du Journal Le Monde, interview Macha Séry, 10 avril 2022).

Antoine Compagnon - LA LITTÉRATURE, ÇA PAYE

Antoine Compagnon dit que pour défendre la place de la littérature dans notre « monde moderne » il a choisi un titre choc « claquant comme un étendard, agressif, combatif et même un peu provocateur (…) Je résumerai cette méfiance en peu de mots : la littérature, ça ne paye pas, ou ça ne paye plus ».

Plus loin il ajoute que la Littérature n ‘est pas une marchandise sans rendement, ni un placement comme peut l’être un capital, des actions cotées en Bourse suivant les aléas des mouvements mondiaux des placements des biens de la richesse.

Le sociologue Pierre Bourdieu (1930-2002) a créé le concept de Capital culturel constitué de savoirs, de connaissances et d’apprentissage, autre moyen avec lequel il est possible de changer de classe sociale.

Et même, le dramaturge Paul Claudel (1868-1955) dans son œuvre Le Soulier de satin, a laissé une citation remarquable : « Vous l‘avez dit cavalier ! Il devrait y avoir des lois pour protéger les connaissances acquises. Prenez un de nos bons élèves par exemple, modeste diligent, qui dès ses classes de grammaire a commencé à tenir son petit cahier d’expressions, qui pendant vingt années suspendu aux lèvres de ses professeurs a fini par se composer une espèce de petit pécule intellectuel : est-ce qu‘il ne lui appartient pas comme si c’était de une maison ou de l‘argent ?

Antoine Compagnon développe sa pensée et son slogan-titre en questionnant : « Combien la littérature rapporte à son auteur, et combien ça rapporte à son lecteur ? Quel en est le retour sur investissement » ?

De mémoire de lectrice, sauf erreur de ma part et hors des études du ministère de la Culture, la deuxième question n’a pas l’objet d’une exploration particulière en France sur ce point précis. Bien sûr il a été question de cerner le public qui consomme quel que soit le choix du livre, qui paie, qui lit qui achète et tout est fait dans ce sens à commencer par les 4 par 3 des couloirs de métro ! Pour marteler, conditionner, et inciter à consommer les romans de gare. Et de s’étonner de leur succès !

Après tout pourquoi pas les romans de gare dès lors que les livres intelligents, qui relèvent de la transmission des savoirs, existent !

Qui se soucie du lecteur, mis à part lorsqu‘il est la cible orientée vers la vente, les prix, les distinctions, les salons, le Ron-Ron des médias avec toujours les mêmes partout comme par hasard, les libraires et autres réseaux à l‘échelle mondiale, bref en un mot le circuit commercial ? Le lecteur paie ou emprunte en bibliothèque, dans ce second cas, il n’a plus l‘immédiateté des sorties régulières de l‘industrie du livre, il n‘est plus un rouage ou du moins un rouage différé.

On se souvient des négociations et débats propres à « l‘Exception Française de la culture » menées par l’ex-ministre Jack Ralite dans les années 90-2000, alors député à la commission européenne afin qu‘elle ne tombe pas sous les lois du négoce et du marché de l’Organisation Mondiale du Commerce ( OMC) comme aux Etats-Unis.

Pourquoi se poser la question de la productivité de la Littérature et des arts en général ?

Est-elle en danger ? Pourtant, chaque année des tonnes de livres se retrouvent au pilon sans avoir été lus ! Alors pourquoi éditer autant ? La machine infernale à éditer serait-elle devenue un cheval fou ? « Chaque année, entre 13 et 25 % des ouvrages neufs produits en France finissent au pilon sans même avoir été ouverts. Une aberration écologique et économique » Ainsi, en 2019, un rapport du Fonds mondial pour la nature ne dénombrait pas moins de 553 millions de livres produits pour 435 millions de livres vendus, (…) soit 26.300 tonnes par an. (Les Échos Pierre Fortin du 05 septembre 2019).

L’auteur, Antoine Compagnon nous conduit vers des voies insoupçonnées de la culture, nous oblige à réfléchir, nous permet d’élargir nos connaissances, de nous enrichir de nouveaux savoirs. Voilà une littérature érudite qui nous rend plus fort, plus curieux. Chaque page recèle des comparaisons historiques, littéraires, des exemples, des parallèles menés par un esprit d’encyclopédiste.

Encore une fois Antoine Compagnon répond par « Les activités pour lesquelles il n’y a pas de gain de productivité sont vulnérables », c’est-à-dire peuvent disparaitre pour le plus grand nombre et deviendraient réservées à une élite, comme au lors de sa naissance, plus loin encore au moment de l’Imprimerie !.La démocratisation n‘aurait plus droit de cité ni aucune place ?.Antoine Compagnon cite le bel exemple de la plume de fer en Angleterre en 1830, qui a permis la démocratisation de l‘enseignement primaire en Europe par François Guizot et Jules Ferry.

Antoine Compagnon est fin, subtil dans ses démonstrations avec un ton enjoué, plaisant, alerte, agréable. Derrière cet aspect, il y a la critique de celle qui débusque les pièges, les manipulations de cette industrie qui profite aux éditeurs. D’ailleurs ceux-ci n’ont même pas la politesse de répondre lorsqu’on leur envoie un manuscrit, ils sont débordés, c’est le silence total, opaque, verrouillé. Se pose alors la question de l‘écrivain lambda, débutant, sans réseau ni soutien aux des délais de lecture aussi longs que le terme d’une grossesse voire davantage !.

« Proust ne m’aide pas à traverser la rue » Philippe Djian

L’auteur cite une phrase-formule de Philippe Djian qui dit ceci « Proust ne m ‘aide pas à traverser la rue, un écrivain doit vous aider à traverser la rue parce que vous ne la traversez pas de la même manière selon que vous lisez Proust ou pas ». En d’autres termes Philippe Djian investit la littérature dans son aspect utilitaire et Antoine Compagnon d’ajouter « utilité proportionnelle aux ventes ».

Plusieurs points d’analyse sont développés dans ce livre remarquable pour arriver à cette conclusion : « La littérature ne nous aide pas à trouver un emploi, mais elle nous aide à vivre ».ni à traverser la rue !!!

Antoine Compagnon est académicien et professeur émérite au Collège de France. Précédemment il avait déjà évoqué ce thème en posant cette question lors de sa leçon inaugurale au Collège de France en 2006 « La Littérature pourquoi faire ? ». Un livre éponyme a été édité en 2007.

De plus au vu de son parcours, il a bifurqué vers la littérature après des études supérieurs scientifiques, mettant à mal les ambitions de ses parents à son égard.

Combien d‘autres comme lui ont sauté le pas, faisant le choix de tout quitter pour la Littérature, changeant d’orientation et de vie.

Selon lui la littérature est un investissement pour le lecteur qui s’en trouve meilleur, plus éveillé au sens de la conscience, parce que le chemin est long pour devenir soi en mieux ! De plus lecture et écriture nécessitent du temps, temps de lire, temps d’écrire, temps pour se poser dans un monde qui va trop vite et fonctionne dans le meilleur des cas, au sms pour communiquer ou se quitter.

C’est peut-être aussi de cette façon que la méthode française consiste à pratiquer que le bénéfice de la littérature par le livre revienne à l‘éditeur et à la chaîne de la diffusion et non pas à l‘auteur lambda et que celui du lecteur est induit par le savoir qu‘il en aura.

Il est vrai que la Littérature dans son acception la plus large est ce qui permet d‘avoir un niveau culturel qui ouvre de nombreuses portes, ce qui est requis aujourd’hui sur les CV des candidats en quête d’un emploi.

Plus encore, combien de personnes, d‘auteurs ou pas ont témoigné en disant que tel auteur d’un livre a changé leur vie ?

La Littérature a bien son « utilité » sauf que cela n‘est pas forcément visible dans l‘immédiat.

« Quelque soit l‘activité professionnelle que l’on a, si l’on est lecteur, on réussit mieux » Antoine Compagnon.

On pourrait ajouter, même si l‘on n‘a pas d’activité professionnelle, le livre reste précieux à tous et tout au long de la vie.

Un livre à lire, à relire, à faire lire, à entendre et à écouter qui que l’on est et où que l’on soit.

LA LITTÉRATURE, ÇA PAYE, Antoine Compagnon de l’Académie Française, Editions Equateurs, collection Littérature 192 p, 2024.
Dessin de la couverture titré de Sempé à New-York , Jean-Jacques Semé – Editions Denoël 2009.

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