Essai

Hélène Frappat, le Gaslighting ou l’art de faire taire les femmes

Le Gaslighting ou l’art de faire taire les femmes d’Hélène Frappat

Par Djalila Dechache

Hélène Frappat, le Gaslighting ou l’art de faire taire les femmes

A partir de l’analyse du film de George Cukor Gaslight réalisé en 1944, en noir et blanc, traduit en français par Hantise, la philosophe Hélène Frappat propose un développement détaillé de la domination masculine.

Le film 

Il n’y a que le personnel de service qui comprend ce qui se passe, mais il n’a pas le droit à la parole, Gregory lui a interdit de communiquer avec Paula. Le film narrait l’histoire de Paula, jouée par l’immense Ingrid Bergman, une jeune femme anglaise, orpheline et recluse, dans le Londres brumeux et conservateur de la période victorienne, bouleversée par la mort récente et inexpliquée de sa tante Alice, une célèbre cantatrice. Pour se changer les idées, elle se rend en Italie, prend des cours de chant,   » tombe  »  sur  Gregory, incarné par Charles Boyer, figure paternaliste et cupide, qui la séduit et la demande en mariage. De sa part, ce n’est pas un coup de foudre, plutôt un calcul échafaudé de longue date, l’esprit rivé sur l’héritage non trouvé de la tante décédée. Pour cela, il va mettre en place un système de domination en parallèle avec l’éclairage à gaz qui baisse sans raison, elle entend des pas dans le grenier, son mari lui fait des réflexions qui mettent le doute en elle, avec des  »  Tu en es sûre ? Oh mais je te taquinais ! « , Tu as encore oublié, je te l’avais dit pourtant !, Tu as l’air fatigué en ce moment  » …..

Le génie de George Cukor est de montrer comment la toile d’araignée tissée par le mari sur sa femme, prend appui sur le quotidien, par des situations banales, des remarques insinuantes, des affirmations insidieuses menant à la dépossession de soi et au final, à la folie. Elle perd sa voix au sens propre, devient sa proie dans le plus grand secret et le plus grand silence.

Hélène Frappat, le Gaslighting ou l’art de faire taire les femmes

Le livre 

Le génie d’Hélène Frappat est de déconstruire ce système de mise mort à petit feu, de mettre à jour les mécanismes utilisés : dévalorisation, mensonges, volte-face, absences répétées non justifiées, et surtout et c’est le titre du film Gaslight, qui devient Gaslighting. En réalité ce concept existait, il consiste à baisser la lumière allumée le soir afin de créer un climat de clair-obscur, entre réalité et imagination, entre inquiétude et peur.

Des sociologues, des féministes américaines se sont appropriés ce terme, telle Betty Friedan a développé ses analyses dans un livre. D’autres concepts ont été créés depuis, d’autres écrits ont vu le jour basés sur des thèmes à visée humiliante et dominatrice, notamment le manterrupting, (interrompre volontairement une femme lorsqu’elle s’exprime en public ou en privé dans le but de la décontenancer) le mansplaining (discrédit, attitude condescendante), le bropriating (s’approprier l’idée d’une femme et la faire sienne ) ou encore le body-shaming (dénigrer une femme sur son physique) le slut-shaming ( mettre la honte en public ) etc…

« Le concept de Gasligting devient un outil critique du féminisme »

Quel est son raisonnement ? : « Je t’interdis de parler or tu ne dis rien, donc tu n’as rien à dire CQFD !  » P 85-86.

Ce terme Gaslighting est entré au dictionnaire en ligne américain Merriam Webster et a été élu le mot de l’année en 2022. Mieux, ce concept est entré dans la sphère publique, il apparait sous le terme de Gaslight treatment dans les jugements de divorce américains et ce dès 1948.

De plus il a fait son apparition en psychologie, devient une catégorie d’analyse et dans la sphère politique, on s’en douterait, avec les scandales électoraux qui ont éclatés suite à des manipulations révélées. Dans le monde du travail il se transforme en harcèlement et fait de nombreux dégâts.

Quelle a été l’issue du film ?

Scotland Yard avait étouffé l’affaire de la tante morte étranglée en la déclarant sans suite, jusqu’à ce qu’un policier un peu plus zélé (interprété par Joseph Cotten) fasse sa propre enquête, découvre les manigances mortifères de Gregory et dévoile tout.

Gaslighting a inspiré d’autres cinéastes tel Alfred Hitchcock qui en a fait sa marque de fabrique, Douglas Sirk, Roberto Rossellini pour ne citer que ceux-là ainsi qu’en littérature comme le souligne Hélène Frappat.

Partout dans le monde la réalité est toute autre, le Gaslighting et autres machinations ne sont pas à prendre à la légère parce de nombreuses histoires de couples finissent mal.

Ce livre donne vraiment envie de voir ou de revoir ce film magnifique qui reste d’une actualité criante, mettant un parallèle certes dans un autre registre et un d’autre milieu social, celui des femmes livrées à la violence mentale, physique et verbale d’hommes, ne serait-ce qu‘en France, où le nombre croissant de celles qui en perdent la vie est insupportable, mettant en péril des enfants témoins ou pas de la descente aux enfers de leur mère.

D’autres femmes sont évoquées dans ce livre, elles ont traversé en subissant les épreuves de l’humanité pourrait-on ajouter «masculine et occidentale » Hélène (celle de l’Antiquité), Cassandre, Antigone….C’est dire que le gaslighting est aussi vieux que le monde et « reste un crime parfait et impuni ».

Hélène Frappat éveille les consciences

Avec son livre, Hélène Frappat nous fait ce don superbe d’éveiller nos consciences, nous permet d’agir en connaissance de cause, avec une grande clairvoyance avec des explications sans pareille. Plus encore, Elle propose, à l’instar du poète britannique Coleridge de mettre en place la   « suspension volontaire de l’incrédulité, l’opération mentale du lecteur qui consiste à adhérer à un récit invraisemblable » et d’appeler «suspension volontaire de crédulité  « l’opération qui consiste à retirer toute croyance aux théories qui justifient le manque de crédibilité des femmes ».

En d’autres termes : «  Puisque la parole des femmes n’est pas crédible, suspendons notre croyance « .

Le Gaslighting ou l’art de faire taire les femmes d’Hélène Frappat, Editions du Seuil, 284 p, 2023.

Djalila Dechache

Le livre

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