Variations sur deux mots : Jouer, Interpréter [1]– Réflexion d’un compositeur de musique classique contemporaine
Par Bernard de Vienne
Introduction
Quels que soit leurs styles ou genres et quelles que soient les cultures, les musiques écrites ou orales ont besoin d’instrumentistes et/ou de chanteurs pour se faire entendre [2]. Après les avoir « assimilées » par l’apprentissage, ces médiateurs jouent les œuvres avec expression [3], leur « donne vie ».
Concernant la composition écrite, celle-ci ne peut déterminer dans le moindre détail la totalité du rendu sonore, mais seulement un ensemble de potentialités, une sorte « d’idéal sonore » [4]. Une partition n’est donc pas un manuel d’instructions à suivre « à la lettre ». En l’intériorisant, les interprètes doivent être capables d’en restituer l’« esprit » [5], d’en faire ressentir la forme, la structure, les énergies… dans le but d’émouvoir les auditeurs. Cela nécessite, culture (réflexion sur les techniques de composition, le contexte d’une écriture, les styles et les genres…), capacité d’analyse (afin de réunir les conditions préalables à toute interprétation), expérience, imagination sonore ainsi qu’une grande mémoire pour entendre par la lecture une œuvre écrite, comme si on l’écoutait. Cette capacité d’anticiper le résultat sonore est le signe des meilleurs chefs et interprètes. Et même si c’est le quotidien du compositeur, malgré tout, une part de ce qu’il écrit lui échappe car le ressenti de chacun est toujours différent à chaque écoute d’une œuvre, de surcroît exécutée par des instrumentistes différents en des temps et lieux autres [6].
Jouer – Interpréter
Un instrumentiste [7] dispose de deux mots principaux pour définir son rapport à l’instrument : jouer et interpréter que l’expression « exécuter une œuvre » recouvre. Bien qu’ils se recoupent en grande partie, leur différence est significative. En termes généraux, jouer recèle plusieurs sens : celui d’une lecture uniforme de la partition (se contenter d’exécuter une tâche, des consignes sans trop réfléchir), celui du plaisir de jouer seul ou à plusieurs (avec ou sans le support d’une partition), celui d’exécuter avec sensibilité (« imiter » des affects que l’on donne à entendre/voir et non les vivre sur le moment), et enfin, le sens technique et gestuel, à savoir la capacité de maîtriser digitalement ou vocalement les difficultés de l’œuvre au point de les faire oublier. Je reviendrai plus loin sur cette notion de plaisir du jeu même quand une écriture est dite « sérieuse » [8].
Pour sa part, interpréter est tributaire de l’esprit d’une époque, des outils de production sonore (voix/corps, instruments, corps sonores divers, logiciels de sons…), des traditions culturelles qui évoluent avec le temps (manières d’envisager les styles, les genres, la technicité et le rendu sonore), et enfin de la sensibilité propre à chaque époque. Interpréter vise à dégager un « sens », c’est-à-dire une « signification » entendue comme « faire apparaître tous les éléments qui assurent la cohérence » et non seulement un ensemble d’affects. Pour ces raisons, interpréter s’articule avec analyser, à savoir construire un outil mental pour se repérer dans le « monde » qu’est une œuvre. Cela correspond à une rationalisation, sorte de démêlement ou mise en système des flux événementiels qu’une œuvre donne à entendre.
De facto, il y a donc plusieurs interprétations d’une même œuvre, plusieurs façon subjectives de se situer vis-à-vis d’une écriture qui pourtant relève de codes assez objectifs. Richesse ou trahison de cette multiplicité de points de vue ? Le débat ne sera jamais clos car insoluble. Cette dialectique entre l’esprit « vivant » et la lettre « morte » (respect rigide de la notation) est le cœur de l’interprétation. On peut très bien jouer techniquement et ne pas interpréter dans l’esprit.
D’autre part, l’interprétation est envisagée comme un niveau supérieur au jeu simple (entendu comme la technique de base sans expression). Certes, mais cette évidence ne doit pas occulter une dérive qu’elle peut entraîner au nom d’une « Vérité », à savoir la problématique du « respect » d’une tradition interprétative donnée comme « immuable », proche de la « sacralisation » de l’œuvre, si ce n’est du compositeur lui-même. Ne pas préserver la part fondamentalement ludique (vivante) et le surgissement des idées, « comme si on improvisait et recherchait des associations d’idées inattendues », est négliger la part d’inventivité et d’inattendu indispensables au jeu instrumental qui sans cela devient ennuyeux et sans intérêt [9]. L’interprète marche sur une ligne de crête entre son opinion et sensibilité – qui génèrent un ensemble de gestes pour l’expression qu’il projette en fonction de sa conception de l’œuvre – et la cohérence objective des signes sur la partition qui déterminent en grande partie les conditions de l’œuvre [10].
Les moyens et limites de l’interprétation
Dans l’idéal, l’ensemble des signes de la notation musicale devrait permettre au compositeur de (re)transcrire toutes ses intentions. Comme dit précédemment, ce n’est pas le cas, loin s’en faut. Par conséquent, pour l’interprète l’enjeu est l’équilibre entre la part objective (ce qui est écrit) et la part subjective qui relève, d’une part de sa personnalité propre, et d’autre part de l’ensemble des variables de la notation (fluctuations plus ou moins grandes des rythmes, nuances, intonations, accents, tempi et toutes indications d’expressions) dépendantes de la construction générale de l’œuvre [11]. Notre corps, nos sens, nos sentiments et émotions nous étant propres, interpréter est une sorte de négociation pour aboutir à un équilibre entre deux personnalités plus ou moins proches ou éloignées. A l’extrême, un instrumentiste se dispense de jouer un compositeur avec lequel il n’a pas « d’affinités électives ». Cette « liberté » place l’interprète dans une situation de quasi cocréateur (plus ou moins selon le degré de précision de l’écriture), raison pour laquelle un travail approfondi est incontournable afin de ne pas trahir l’esprit d’une œuvre [12].
Dit autrement, composer est une gestion du temps afin d’aboutir à une construction cohérente entre les parties (éléments constitutifs) et le tout (la forme). L’interprète fait « vivre » l’œuvre, comme si celle-ci était un « organisme » à part entière qui l’« habite autant qu’il l’habite » [13]. Selon sa sensibilité, son niveau technique, son appétence intellectuelle, son époque (et les modes du moment), mais aussi les types et la qualité de la facture instrumentale [14], il interagira avec cet « organisme » de façon personnelle : cela donne les lectures (interprétations) différentes de l’œuvre. C’est pourquoi l’instrumentiste se doit de rester au plus près du texte (qui conditionne tout un ensemble de gestes) afin de ne pas s’égarer dans le labyrinthe de sa propre sensibilité.
A la question « comment interpréter ? » les réponses des instrumentistes, des chefs ou des compositeurs sont à la fois techniques (corporelles et gestuelles) et formelles (compréhension de la grande forme, et articulation de celle-ci avec les sous-parties et leurs agencements), s’exprimant au travers d’expressions telles que : fabriquer le son, habiter le son, nourrir chaque note, savoir respirer, savoir quel geste pour quel rendu, savoir où l’on va, donner une cohérence… Cette connaissance intime de son corps et intellect, qui plus est dans un espace sonore mouvant (sorte d’« architecture ou construction en mouvement »), explique pourquoi il faut tant d’années pour apprendre un instrument [15]. Sans une connaissance et une maîtrise maximale de son corps, peu de finesse d’interprétation. En cela, jouer est un artisanat. Il n’y a donc pas une réponse généraliste concernant l’interprétation, et encore moins sa réception [16].
In fine, se pose malgré tout une question qui excède le cadre de cet article : ce que l’on appelle la forme est-elle uniquement culturelle, ou bien, dans ses grands principes, ce qui assure la cohérence du tout et des parties ne relèverait-il pas d’invariants propres à l’homo sapiens, et plus largement au vivant ? Dans ce cas, une composition et son interprétation ne serait pas seulement soumise aux aléas d’une culture, d’un style, d’une mode etc., mais serait aussi conditionnée par nos sens (et les outils qui les prolongent) dans leurs rapports à l’environnement que nous habitons (autant que celui-ci nous habite), induisant des modèles formels autant extérieurs qu’intérieurs à l’homme. Humainement, une œuvre n’est pas une explication du monde mais un « outil » pour le vivre. Par le truchement de nos sens, une œuvre réussie nous fait ressentir les interrogations de notre rapport au réel.
Conclusion : ce que demande un compositeur à ses interprètes
Si le fait que le compositeur ne puisse pas tout noter induit qu’il ne peut pas totalement contrôler le résultat, paradoxalement, les cas extrêmes de précision d’écriture conduisent à placer l’interprète dans la position d’un improvisateur. En effet, faute de pouvoir tout jouer, il ne peut restituer que dans de qu’il croit être « l’esprit », et non être au plus proche « de la lettre » [17].
Une écriture véritablement nouvelle induit un son (ou timbre) [18] nouveau à l’aide d’outils nouveaux (instruments, électroacoustique et/ou techniques instrumentales non conventionnelles) qui demandent à l’interprète d’infléchir sa manière de jouer. Dans le cadre d’une création pour un soliste ou un ensemble instrumental, il peut y avoir une sorte de codécision compositeur/interprète (s). Cet échange entre un compositeur (celui qui propose) et un instrumentiste (celui qui réalise) permet une adéquation entre la faisabilité technique et le rendu sonore que projette le compositeur. Une fois les termes de l’écriture arrêtés, le compositeur demande en quelque sorte à l’instrumentiste d’être son double, tout en sachant la limite de la demande. Dans le meilleur des cas, quand le compositeur est lui-même interprète de ses propres œuvres, il peut alors se donner en exemple : « voilà comment je joue », « voilà le type de sonorités que je recherche », etc. C’est pourquoi, outre un gain de temps et éviter tout « contre-sens », il est important pour un instrumentiste de se rapprocher du compositeur, tant qu’il est vivant…
Un compositeur est donc sensible à la différence entre bien jouer techniquement (absolument indispensable) et bien interpréter « dans l’esprit », ainsi qu’un total engagement (le même que lorsqu’il joue sa musique) afin que le rendu soit « vivant ». Il préfère un instrumentiste qui se trompe « avec panache » plutôt que, respectant simplement le texte, celui-ci l’ennui dans sa propre musique. Il attend de lui la restitution de la cohérence de l’œuvre tout en gardant la surprise du surgissement des idées (l’excitation du compositeur quand il écrit ou improvise). Cette relance de l’attention est présente au cœur même des œuvres les plus sérieusement construites. Sauvegarder cette attitude ludique de jeu, de recherche (ricercare), d’imprévu, de surprise et de fluidité est indispensable. Une interprétation « exacte et mécanique » l’est toujours au détriment de la nécessaire agogique (les fluctuations infimes du tempo et des rythmes) car elle nuit à l’équilibre et à la cohérence générale en faisant apparaître au premier plan la structure au détriment de la forme. Le compositeur demande aussi à l’instrumentiste de jouer avec sensibilité et non avec pathos car ce qu’induit l’écriture est largement suffisant pour ne pas en ajouter. De plus, les reprises d’une œuvre font que, l’ayant déjà entendue, il y a une part de reproduction. C’est ainsi que s’installe une « tradition » que les disciples autoproclamés du « Maître » sont tentés d’imposer de façon sclérosante, si tant est qu’ils soient des dépositaires fiables. Or, selon les époques et les changements de sensibilités, il faut savoir adapter l’interprétation pour que l’œuvre « survive » en remettant en question cette « tradition » qui s’installe malgré le compositeur, sans pour autant faire table rase de la part objective induite par la notation [19].
Pour conclure, les diverses interprétations révèlent au compositeur des « points de vue » autres que le sien. Composer est un idéal qui a besoin de l’interprétation pour converger ensemble vers une réalité. Grâce à celles-ci, le compositeur découvre les potentialités de son œuvre, presque « à son insu » pourrait-on dire.
Bernard de Vienne (juin 2024)
Compositeur et essayiste, celui-ci a publié en 2023 un essai intitulé « Le principe d’incertitude – Écrits sur l’art » aux Éditions Delatour France
Toutes ses œuvres sont éditées chez Delatour France.
Pour les découvrir sur son site : www.bernarddevienne.com
[1] Cet article est une réflexion de compositeur de musique classique contemporaine écrite et non de musicologue, analyste ou universitaire.
[2] Ne sont volontairement pas abordées ici les nouvelles problématiques engendrées par la MAO (Musique Assistée par Ordinateur) et l’IA, outils qui permettent dans certains cas de ne plus avoir besoin du médiateur qu’est l’instrumentiste.
[3] La problématique de l’expression a provoqué de vives discussions tout au long de l’évolution de la musique occidentale. La définition du terme « expression » varie selon les époques. Dans cet article, l’expression est la part sensible et flexible de l’écriture telles, l’agogique, les dynamiques, les accents, les articulations…
[4] Le paradoxe d’une œuvre (écrite ou jouée/chantée sans le support de l’écrit) est d’être en même temps extérieure et intérieure à celui qui la compose (ou la joue, ou l’écoute). Sorte d’« organisme » qui existe indépendamment de son exécution, elle a toutefois besoin d’être jouée et entendue pour donner tout son potentiel. Une œuvre est « construite » par le compositeur autant qu’elle le « construit ». L’œuvre « habite » l’interprète et l’auditeur autant qu’ils l’« habitent ».
[5] La question de ce qu’est l’esprit d’une œuvre est complexe. Elle se rapporte autant au tempérament du compositeur (et ce qu’en retient l’interprète) qu’au sentiment principal émanant de l’œuvre. Dans le cas d’une œuvre très construite (si ce n’est complexe) mêlant plusieurs affects, l’interprétation relève d’une dialectique entre la construction et ce qui émane des éléments constitutifs pouvant avoir chacun leur caractère propre. Ceci explique pourquoi interpréter « avec justesse » et bon goût est extrêmement délicat, d’autant que le tempérament de l’interprète induit une certaine lecture de l’œuvre, qui elle-même peut changer avec le temps.
[6] Si besoin, on peut guider un auditeur à l’aide d’exemples choisis afin qu’il se repère dans les singularités d’une œuvre. C’est une manière de lui dire « comment et quoi écouter » même si l’écoute est fondamentalement subjective.
[7] Dans cet article, le terme instrumentiste sera employé au singulier comme mot générique incluant aussi la voix.
[8] La musique savante est bien moins « sérieuse » qu’on l’imagine. Cette notion très « bourgeoise » de la musique « pure » vise à « déifier » les compositeurs, et dans certains cas au détriment des œuvres elles-mêmes. Ce qui est savant – la gestion du temps et de la forme – relève d’un apprentissage long et complexe, mais la restitution implique bien plus que le simple respect du texte.
[9] L’exemple de J.S. Bach qualifié en un temps de « divine machine à coudre », montre qu’en jouant de façon exacte et mécanique, c’est-à-dire « à la lettre », on fait entendre la structure (ce qui sous-tend la forme) au détriment de la forme (ce qui est entendu) nécessairement flexible et sensible.
[10] Assurer la cohérence globale de l’œuvre est atteignable plus facilement qu’articuler entre elles les sous-unités qui changent de caractère en fonction de leur place dans le déroulement de l’œuvre.
[11] Ce en quoi la musique rejoint la poésie proférée et la déclamation théâtrale.
[12] Bien des interprètes estiment que plus l’œuvre est surdéterminée – c’est-à-dire écrite avec un surcroît de détails concernant la part flexible –, plus ils en sont réduits à n’être que de simples exécutants. Est-ce si sûr, car une fois les difficultés surmontées, peuvent toujours se glisser, et sa subjectivité, et une souplesse dans l’interprétation. A contrario, plus l’œuvre fait appel à l’improvisation, plus l’interprète est co-créateur. A l’extrême, un exemple paradoxal de co-création – mais en est-ce vraiment une ? – est le pianiste Glenn Gould jouant les sonates de Beethoven. A partir des carnets d’esquisses du compositeur et des potentialités laissées de côté par celui-ci, Gould fait d’autres choix de tempi, accents, articulations. Il garde quand même les hauteurs et les rythmes… C’est une véritable réécriture, convaincante musicalement, ce en quoi cette « trahison », si tant est que s’en soit une, est dans la ligne des réécritures et arrangements qui ont existé de tous temps.
[13] Une véritable symbiose au sens génétique.
[14] Le réemploi des instruments baroques est un bel exemple d’un son nouveau que l’on appelle interprétation historiquement informée. Jouer ces instruments implique de profondément changer sa manière de jouer et sa gestique, modifiant ainsi l’interprétation.
[15] Même si les tutos sont une bonne aide pour se motiver et débuter seul, ils ne doivent pas faire oublier que, comme dans l’apprentissage d’une langue, seul un long travail assidu sur le temps, guidé par un professeur qui corrige les erreurs, permet un réel travail en profondeur.
[16] Comme auditeur, chacun se projette dans une interprétation et apprécie d’autant plus celle qui correspond à sa sensibilité. Écouter relève d’un jugement de valeur en utilisant comme étalon sa propre structure de sensibilité. Élargir sa « grille d’écoute », d’autant plus lors d’une création dont on n’a pas encore les codes, est la promesse de belles découvertes sonores et sensibles.
[17] C’est le cas de certaines œuvres du compositeur Brian Ferneyhough, par exemple Unity Capsule pour flûte seule
[18] Son (ou timbre) nouveau. En musique, le timbre est l’ensemble des caractéristiques du son qui permet de reconnaître un instrument ou une voix. Le timbre est intimement lié à l’atmosphère (rendu sonore) qui se dégage d’une œuvre, induite par l’orchestration/instrumentation (combinaisons de sons et modes de jeux).
[19] A ce sujet, le pianiste et chef d’orchestre Daniel Barenboïm dit : « Le remède à la routine c’est la curiosité ».
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