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Sur le sable de Gaza…

Sur le sable de Gaza… Ici on tua l’Humanité

Par Faris LOUNIS

Sur le sable de Gaza… Ici on tua l’Humanité
Sliman Mansour, Je m’appelle Palestine et je vivrai

Notre correspondant au Tombeau de l’Humanité nous a rapporté ce qui suit :

Farine animale la famine sur le trône

Mélangée de sable l’eau noircie de la mer

L’aide humanitaire ? Un crime les militants de la paix

Bloquent les ports les passages

« Qu’ils crèvent, disent-ils, tous criminels, du fœtus à l’être sur le lit de la mort ! »

Doigts mains jambes amputées, anesthésie pourquoi ?

« Qu’ils goûtent se délectent du fiel de l’atroce, disent-ils, qu’ils se désaltèrent ! »

Encore plus de bombes, que la Vérité vive se déshabille !

Sous les décombres de Ninive je vois

Squelettes et crânes habillés encore du vêtement noir

Leur sang mutilé, les corbeaux veillent encore !

Dans l’air je respirais ces mots et je marchais dans les ruines encore fumantes d’un carré d’immeubles entièrement dynamité, conformément au respect des droits des animaux-humains et du droit international – selon la nationalité et les allégeances politiques, j’entendis une voix, un amas de viande, des lambeaux humains, à côté d’une centaine de soldats célébrant un mariage, me dire : « Ma lettre écrite de mon sang. Elle est mon sang. Tiens ! Elle doit prendre la mer ». De mes doigts tremblants je pris la lettre et l’ouvris. L’atroce me saisit et l’effroi me laissa abasourdi :

« Je n’ai pas de nom. Ni d’histoire ni d’avenir. J’attends ma mort certaine, elle est entre tes mains, ô messager des morts, sous les bombes de la civilisation. Je ne serai ni dépouille ni statistique, car mon corps, cet immonde tas de viande sans gloire, ce scandale de sang, dans ce monde, est privé du droit à une travée de terre sous l’enfer des hommes …Puisque les cimentières dansent au rythme des bulldozers, le salut de mon corps ? Ce périple de miettes sanguinolentes…Voici mon chant, après lequel je peux mourir heureux ! »

La suite de la lettre donnait à lire la carte d’un génocidé :

« Nom : Hayy, Vivant, citoyen du plus grand camp d’internement colonial au monde.

Prénom : réfugié avant ma naissance, expulsé en 1948 de Jaffa, terre des orangers et porte azure de la Palestine.

Age : du fleuve à la mer, du Carmel aux sables du Sinaï, depuis 1917, colonisé et résistant.

Profession : passant en vain ma vie à démontrer que je suis un humain aspirant à vivre comme un égal sur sa terre.

Peau : noire blanchie au phosphore des bombes qui ne ciblent que ceux qui marchent sur le sentier de la liberté.

Taille : pompeusement déshabillée, ma chair lacérée, avec délice torturée, mes membres amputés. De mon corps dépossédé, reste une moitié au crime bon marché.

Cheveux : teintés du sang d’un bébé brûlé, le corps fumant, sorti des ruines, carbonisé.

Couleurs des yeux : blanche de la sueur de marbre du spectacle de l’atroce.

Nez : bouché par les émissions de CO2, les prêches écologiques obligent…

Bouche : assoiffée, affamée, des eaux usées délavée.

Direction de naissance : ci-gît l’inhumanité. Le tombeau des droits humains à gauche, le sarcophage du droit international à droite.

Le métier : spectateur impuissant de la deuxième Nakba. L’épuration est en cours, le blocus notre théâtre. L’utilité de ma main ? Recoudre les bébés déchiquetés. Un enterrement demeure dans le rêve possible, au milieu des affres de l’immense œuvre des civilisés, au nom de leur droit de se défendre.

Accusation : vivant et refusant de quitter la Terre du Christ. Je mange le sable aux égouts et les débris des bombes de 250 kg.

Raisons : ne veut ni mourir ni camper pour un autre siècle, hors de Palestine, dans les baraquements de l’UNRWA.

Verdict : la mer devant, la montagne expugnable de barbelés derrière vous, le Sinaï sur votre flanc gauche…la migration volontaire ou une hécatombe totale qui serait nommée de 360 km2 ».

Après l’envoi de cette carte d’un génocidé à la rédaction de mon journal, Les Libertés indicibles, mon patron, après son habituelle lecture attentive, critique et impartiale, me répondit : « Ce testament dit une vérité que nous connaissons tous, depuis presque un siècle. Mais nous ne pouvons ni l’admettre, ni la méditer des yeux, ni croire à la véracité des massacres commis en son nom, car nous jugeons que les mots de cette carte et ses lettres de sang qui foudroient nos lâchetés et nos démissions sont incompatibles avec notre détermination affective envers les massacres au nom du droit à la continuité historique du processus colonial que nous, monde libre, nous avons, dès 1917, initié en Palestine mandataire. De ce fait, nous ne pouvons qu’escorter politiquement et médiatiquement, au nom du droit humanitaire des occupants à se défendre, ce génocide en cours, en refusant très démocratiquement la publication du papier que tu me proposes. Après tout, ce ne sont que des Arabes qui meurent…En cas de doute, c’est notre leçon des siècles passés qui l’enseigne, évoque comme au premier commencement le chœur pavlovien du sacre des libertés d’expression : « ils n’existent pas, donc on ne les assassine pas. Ils meurent tout seuls, la grâce divine soulage et broie les souffrances nécessaires. Ces bédouins envahisseurs sont des squatteurs sur leur propre terre. La Terre de Dieu est grande, et le Sahara des Arabes encore plus. Qu’ils soient parqués dans une île artificielle au milieu de cette mer de sable et que l’œuvre de Ben Gourion prenne fin. Il y a un temps pour vivre, un temps pour se faire expulser et un temps pour se faire assassiner, si l’on s’accroche à la vie comme aux rameaux de l’olivier et son argile ».

En reprenant les sentiers de l’atroce jonchés de cadavres, j’allégeais mes pas nus par respect aux constellations des dépouilles sans sépultures. A côté d’une tente déchirée, tachée de sang et dressée au milieu d’une marée boueuse, j’entendis une enfant de trois ans, éborgnée de l’œil droit et amputée du bras gauche, chanter :

« Je veux avoir chaud / je veux avoir chaud / le froid nous vient de chaque côté / de chaque côté il nous vient / la vie est glaciale sans maman et mamie / sans maman et mamie, la vie est amère ! ».

Regagnant ma route vers Rafah, désarmé face à ce scandale, je pensai au suicide. Mais je me dis, en me mettant à préparer ma tente de fortune, qu’une bombe étasunienne ne tardera sans doute pas à arroser les sables pétrifiés du Tombeau qu’est devenue Gaza de mon sang. Chaque seconde de nos existences était un sursis, moi et les civils candidats malgré eux au génocide qui partageaient mon quotidien.

J’étais à genoux au moment où je finissais de dresser ma toile trouée. Soudain, j’entendis la chute assourdissante d’un missile à une centaine de mètres de notre campement. Des deux étages de la maison ciblée, il n’en restait que le mur du premier, le cadre de sa fenêtre orpheline et des morceaux de ferraille disloqués. Quand l’énorme vague de cendre et de poussière se dissipa, le corps mutilé et scandaleusement déchiqueté d’une femme se révéla à mon regard déjà imbibé du parfum assassin de la mort et de sa lâcheté. Son bras droit sans vie accroché à la ferraille du cadre de cette fenêtre éborgnée, son corps, pendu contre le mur qu’éclairait des projecteurs de fortune, donnait l’impression de ne plus vouloir regagner le sol et sa terre violée. En m’approchant du cadavre, je réalisai que c’était Rima Hanna, une amie journaliste qui, hélas, n’échappa guère à cette énième tentative d’assassinat.

Le sang coulait tel un fleuve enragé des morceaux de chair qui restaient de ses deux jambes et sur le mur je crus voir :

Le sang son fleuve

Un tatouage semble flotter

Sur les vestiges du campement brûlé

Cet écrit sans visage

Sur les sables de Gaza

Gisent dans les atomes de l’oubli

La fin de l’Humanité

Sans commencement

Et le corps de la Vérité

Ô lambeaux errants

A jamais sans sépulture…

Plus vaste est l’ombre de l’olivier

Que l’étendue des océans du refuge

Plus téméraire est la maison du palmier

Que la pluie de feu civilisée

Sur nos corps déchiquetés

Les gravats, ô tombeau infâme

Ici nous resterons boire la source

De nos pierres éborgnées

Ici de notre sang nous épancherons la soif

Du palmier et de l’oranger

Sur cette terre nous avons vécu

Sur cette terre nous vivrons

Sur cette terre nous mourrons

Même enchaînés privés

Du linceul et de la prière.

***

Faris LOUNIS

Écrivain

La traduction anglaise de « Sur le Sable de Gaza… » par Jordan Elgrably est publiée dans The Markaz Review le 03 mars 2024

Photo : Tableau de Sliman Mansour « Je m’appelle Palestine et je vivrai » Crédit @Page de l’artiste

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