TOCCATA
TOCCATA – Nouvelle d’Aymen Hacen
À Salma,
en souvenir de l’avenir
1
Un après-midi de novembre, alors que je contemplais les nuages pâles qui dormaient depuis plusieurs jours dans le ciel, je fus ramené à la réalité par la sonnerie de mon portable. Je n’étais pas suffisamment accoutumé à cette petite chose qui avait tout d’un psylle, tant elle poussait des cris stridents et venait troubler le calme dans lequel je me plaisais, sous l’unique marronnier de la ville.
Néanmoins, la sonnerie fut brève. D’ailleurs, ce n’était pas la rengaine qui accompagnait machinalement les appels, mais plutôt une sorte de bip annonçant les messages. Je pris donc mon portable, appuyai sur la touche o.k., ensuite sur étoile, puis une nouvelle fois sur o.k., et constatai que je venais de recevoir une nouvelle sonnerie. Je me mis à l’écouter. Ma joie fut si grande que je commençai naturellement à chanter mezza-voce cet air splendide. Certes, il ne rendait qu’approximativement la beauté de l’œuvre originale, mais on sentait derrière ces notes informatisées la grandeur de cette musique. C’était la Toccata en ré mineur de Jean-Sébastien Bach, connue sous le nom de Toccata, une œuvre pour orgue datant de 1709, que je voulais avoir depuis des mois comme sonnerie pour mon portable.
2
Je pensais que c’était un de mes amis qui m’avait fait don de cette missive musicale. Je me demandais qui pouvait bien me l’avoir adressée quand un autre bip survint annonçant la réception d’un nouveau message. Cette fois, il s’agissait d’un texto. Je me dépêchai de l’ouvrir et fus étonné de voir affiché sur le petit écran un numéro que je ne connaissais pas. Je consultai avidement le message et lus : « Bien que grenue, cette sonnerie reste dans la note de la Toccata. J’espère que tu l’as aimée et que mon effort n’a pas été inutile. AME »
Je compris aussitôt que le bonheur dans lequel je me complaisais n’était que le fruit du hasard ou plutôt d’une erreur de numérotation.
J’aurais pu mettre fin à cette histoire hic et nunc en effaçant le message et le numéro de cette personne dont j’ignorais tout, mais un je ne sais quoi vint me brûler les lèvres et força mes doigts à composer ces mots : « L’âme, c’est l’amour. L’âme, c’est une idée. L’âme, c’est la liberté. L’âme, c’est Dieu. (A. Moravia) – Nous ne nous connaissons pas. Vous vous êtes trompés de destinataire. Mais j’adore la Toccata et vénère Bach. Merci AME ! Alexandre. »
3
Aussitôt après, je reçus un nouveau message : « Le hasard voulut que ce soit toi. Je suis sûre, Alexandre, que tu n’ignores pas que ton prénom, si ce n’est pas un pseudonyme, signifie étymologiquement le guerrier qui repousse l’ennemi. A tout de suite… AME. »
J’étais désormais certain qu’AME était une femme. Qu’elle n’était pas pressée de mettre fin à cette tchatche. Que nous pouvions voir, elle comme moi, en cette incidence une sorte de signe, d’autant plus que je sentais qu’une connivence d’ordre intellectuel n’allait pas tarder à naître entre nous. Je me perdais en conjectures, permettant à des spéculations saugrenues d’émousser mon élan.
Un bip retentissant vint m’extraire de cette ronde d’idées asphyxiantes. Le texto que je vis défiler cette fois sous mes yeux était d’une autre nature. Comme je tardais à lui écrire, AME m’envoya ce billet mêlant à la fois lucidité et passion : « Le silence est le parti le plus sûr de celui qui se défie de soi-même. Ne te courbe que pour aimer. Si tu meurs, tu aimes encore. »
Pourtant, je demeurais adossé à cet arbre, une main tenant le portable, l’autre tâtant le corps du marronnier. Je sentis une couche feutrée se poser sur l’envers de ma main. C’était le lait de chaux par lequel on blanchissait les troncs d’arbres. Je me rappelai soudain les bâtonnets de craie, l’ardoise noire et le petit chiffon dont je me servais quotidiennement à l’école primaire.
Cette blancheur nous privait, le marronnier et moi, de notre nudité naturelle.
4
Je me sentais visé dans ce que je considérais comme le plus intime de mon être. Je n’avais nullement l’intention de garder le silence, mais de continuer ce dialogue au hasard de l’improvisation. Peut-être y avait-il une sagesse secrète : la Toccata était à l’origine de cette rencontre.
Je me sentirais plutôt à l’aise dans la peau d’un Pierrot lunaire — poète rêveur interprétant un centon sur quelque scène de fortune — que d’un Bach improvisant à l’orgue une œuvre comme la Toccata. Mes doigts ont l’audace de composer des messages sur le clavier d’un téléphone portable, mais pas de manier un instrument aussi imposant. Je pris alors mon portable et écrivis le message suivant : « Le silence peut être hache / Bordures d’étoiles / Ou climat propice à l’enfantement de l’arbre. / Je savoure le baiser / Sur le fil des lames. (Mahmoud Darwich) »
Le petit appareil stridula quelques minutes plus tard. Cette fois, je reçus un message d’une banalité extrême, de ceux qui sont tout faits et qu’on adresse inconsidérément à tout le monde : « Ceci est un SMS qui pense. Il cherche automatiquement la personne la plus adorable de mon annuaire. C’est toi qu’il a choisi par mérite. » Je l’effaçai instantanément. La capacité mémorielle du portable devait rester libre pour recevoir les billets d’AME.
5
Visiblement cette correspondance — composée de bribes de phrases évoquées comme pour alimenter un besoin que je n’arrivais pas encore à définir —semblait délecter AME.
Ce besoin était-il celui d’un plaisir sans nom, qui nous était jusque-là impénétrable ? Un plaisir précoce, parce que né, non d’un mûrissement lent et progressif, mais d’un élan motivé par la solitude et le silence.
Deux maillons esseulés d’une chaîne rompue, AME et moi étions faits pour nous retrouver.
Aussi composai-je vélocement ce mot que j’expédiai aussitôt à AME : «J’appelle silence la parole ou du moins l’amour de la parole qui s’est tue avant de traverser l’espace et le temps pour devenir réalité. Alexandre »
Sa réponse ne tarda pas à arriver. Éthérée à la manière de l’envolée d’une grive musicienne : « Ce qui rapproche, ce n’est pas la communauté des opinions, c’est la consanguinité des esprits. (Proust) Je voudrais te rencontrer Alexandre, te voir, te parler de vive voix. »
AME avait pris mon silence pour une hésitation. Une hésitation amoureuse. Comme je pensai que la Toccata pouvait être le prélude d’une œuvre à écrire. A vivre.
6
Je fus de nouveau dans l’impossibilité de prendre une décision, tant ces événements me paraissaient extraordinaires et ces désirs complètement irréalisables. Les mots échangés avec AME se découpaient en moi sur un fond des plus sombres, dont la Toccata rythmait le mouvement vers une espèce de nébuleuse. J’eusse aimé me réveiller en sursaut pour mettre fin à ce conte bleu. Je m’adossai à l’arbre, et lui écrivis : « AME, bien chère AME, je suis sous l’unique marronnier de la ville. Je t’attends. A tout de suite. Alexandre. »
Je savais que je courais un grand risque, celui de perdre AME avant de la rencontrer. Mais les dés étaient jetés. Ceux-là aboliraient-ils jamais le hasard ?
Mon inquiétude commençait à se faire jour au fil des minutes qui s’écoulaient et précipitaient la tombée de la nuit. Une étrange sensation me gagna lorsque j’aperçus une silhouette traverser allègrement la rue en direction du marronnier. Je compris que c’était AME. Ce qui me bouleversa, quand je marchai à sa rencontre, c’était la familiarité que m’avait inspiré son visage, comme si je l’avais rencontrée auparavant, peut-être dans mes lectures.
Ses yeux étaient la chair de la reine de Saba, ses cheveux les longues palmes d’Arabie, son corps était pur et léger comme l’eau du Tigre.
Nous nous donnâmes chaleureusement l’accolade. Elle m’offrit le bras. Nous ne nous quittâmes jamais.
Épilogue
Voilà les portables tus.
AME écrit comme elle parle. Même en se taisant, elle semble dire quelque chose. Je demeure pendu à ses lèvres dans l’attente de la suite. Elle me dit : « Chaque mot échangé avec toi fuit et se réfugie inexorablement dans le passé. Si c’était à refaire, je tournerais le dos au futur, dépasserais le passé et éterniserais le moment présent. Tout cela pour te dire que je t’aime, Alexandre. Mais toi, tu ne pensais qu’au texte à venir. L’envie viscérale de vouloir tout revivre autrement, par l’écriture, m’était devenue insupportable. Voulais-tu me perdre avant de me connaître réellement, pour mieux écrire sur moi ? Voulais-tu me donner la forme que tu imaginais, même sans changer le fond de mon être, l’essence et le secret qui me constituent ? Voulais-tu que je fusse seulement une créature de papier à laquelle tu voudrais insuffler la vie par un petit trait de plume ? Non, Alexandre, je suis AME, ton AME, j’existe réellement. La Toccata, le marronnier, le portable, les nuages gris de novembre, tous ces éléments qui abondent autour de toi sont des signes de mon existence. Tout ce monde correspond à mon image. »
Photo de couverture : Crédit@ Amira Zili
Souffle inédit, magazine d’art et de culture
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