Entretien avec Zeina Abirached : « Ce serait le noir et blanc ! »
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Née à Beyrouth, Zeina Abirached est illustratrice et autrice de bandes dessinées. Paru en 2015 chez Casterman, son roman graphique, Le Piano oriental, est un succès aussi bien public que critique. Décorée chevalier des Arts et des Lettres en 2016, elle a également publié Prendre refuge (avec Mathias Énard), en 2018, et Le Grand Livre des petits bruits, en 2020, également chez Casterman.
Rencontre
Aymen Hacen. Le Prophète, de Khalil Gibran, traduit par Didier Sénécal, a vu le jour chez Seghers en octobre 2023 dans une version entièrement dessinée par Zeina Abirached.
Nous voudrions commencer par Le Prophète. Il y a d’abord ce mot du Secrétaire perpétuel de l’Académie française, Amin Maalouf : « Le trait inimitable de Zeina Abirached offre un écrin de rêve à la sagesse poétique de Gibran. »
Fallait-il, pour ainsi dire, une trinité libanaise pour accompagner votre travail sur Le Prophète ?
Zeina Abirached. Il fallait des passerelles ! J’avais en mémoire, au moment où je me suis mise au travail, la très belle préface d’Amin Maalouf accompagnant l’édition du Prophète en Livre de Poche. Cette préface a été un des premiers chemins que j’ai empruntés vers le texte de Gibran. Le deuxième a été un souvenir d’enfance encore vivace lié à la poésie arabe et le troisième… était Al Mustafa lui-même ! C’est l’introduction du Prophète « l’Arrivée du navire » qui raconte en creux un exil, qui a fait de lui, d’une manière définitive, un proche.
Amin Maalouf m’a fait l’amitié de lire ma version dessinée du Prophète avant sa parution… et de m’offrir ces mots, comme un passeur. Et quel passeur !
Aymen Hacen. De même, il y a votre émouvant texte liminaire, avec cette phrase : « C’est en lisant Le Prophète un crayon à la main et un carnet à dessin sur les genoux que je l’ai enfin rencontré », ensuite celles-ci : « J’ai pensé à ma mère qui, pour me faire aimer la poésie, enfant, me faisait écouter de grands poèmes chantés et mis en musique. Jusque-là lointains, comme écrits dans une langue étrangère, les mots vibrant avec les notes et la voix se révélaient à moi, devenaient d’une manière indiscutable et définitive intimes. »
Quels liens entretenez-vous avec la littérature et la poésie ? Comment la dessinatrice perçoit-elle les mots ?
Zeina Abirached. La littérature et la poésie font partie intégrante de ma vie, au même titre que le dessin. Si j’ai commencé à dessiner dans les années 2000 c’était d’abord pour écrire, pour raconter une histoire. Aujourd’hui encore il est rare que je dessine sans besoin de narration. Mon imaginaire se nourrit d’une danse, celle d’un aller-retour incessant entre le mot et l’image. Quand je dessine, j’entends le dessin. Je la lis comme une partition musicale, elle est rythme, scansion, répétitions, silences… Elle est poème !
Aymen Hacen. Comment avez-vous entrepris votre travail sur Le Prophète de Gibran ? De même, il en existe plusieurs traductions, notamment une par le grand poète libanais Salah Stétié. Pourquoi avoir choisi la traduction de Didier Sénécal ?
Zeina Abirached. J’ai d’abord écouté le texte. J’ai passé de longues heures à le lire à haute voix. Ensuite je l’ai découpé, avec pour outil principal, un métronome intérieur. Il fallait qu’il résonne au creux de mon oreille, je cherchais une scansion pour le « ressentir », un rythme qui permettrait au dessin d’éclore, de se faire vocabulaire, de se tisser dans le texte pour l’accompagner dans une danse. J’ai voulu ménager des silences au sein du texte et, de la même manière, dessiner sans trop « en dire », le dessin donne à voir, mais pas tout, pour permettre à l’imaginaire de chacun de s’y épanouir.
La traduction de Didier Sénécal, simple, précise et sans fioritures, me semblait idéale pour accueillir le dessin comme une deuxième voix.
Aymen Hacen. Votre collaboration avec le prix Goncourt 2015, Mathias Énard, est des plus passionnantes, avec un récit à la fois complexe et atypique. Comment avez-vous travaillé avec l’auteur de Boussole ?
Zeina Abirached. C’était une aventure passionnante ! Prendre refuge a été comme une longue conversation qui a duré un peu plus d’un an. Mathias proposait le texte (le livre est uniquement constitué de dialogues) et je lui répondais en dessin, découpant et contextualisant chacune des conversations qu’il venait d’écrire (personnages, décors etc.). Ici aussi le découpage a été une étape cruciale pour donner un rythme à chaque scène, à chaque planche, proposer des silences. Systématiquement, la réponse en dessin apportait de nouveaux éléments à la narration et participait intimement à l’écriture.
Aymen Hacen. Vous vivez à l’étranger et votre travail semble être porté aussi bien par le voyage que par le rêve. Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
Zeina Abirached. Enfant je voulais être « voyageuse » (« mais ce n’est pas un métier me répondait-on ! »). J’ai fini par écrire et dessiner… un autre genre de voyage !
Je vis en ce moment au Sultanat d’Oman, dont la nature et l’architecture m’ont d’ailleurs beaucoup inspiré pour dessiner Le Prophète, et je reviens petit à petit à l’écriture autobiographique. Où que je sois dans le monde, Beyrouth n’est jamais bien loin de mon cœur et je la chéris comme un trésor.
Aymen Hacen. Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Et si vous deviez choisir une couleur, laquelle seriez-vous ? Enfin, si un seul de vos travaux devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?
Zeina Abirached. Pendant de longues années le seul vœu que je formulais au moment de souffler les bougies de mon gâteau d’anniversaire était « Faites que la guerre s’arrête ». On ne sort pas indemne d’une enfance passée à Beyrouth dans les années 80, pourtant aujourd’hui, si c’était à recommencer, je ne voudrais naître nulle part ailleurs que dans cette famille haute en couleur qui habitait à 100 mètres de la ligne de démarcation.
Mais s’il fallait renaître en arbre, je serai très heureuse d’être un oranger (pour l’odeur de ses fleurs), en animal, pourquoi pas un chardonneret en liberté et une couleur… ce serait le noir et blanc ! (Ne me demandez pas de choisir entre les deux, l’une ne va pas sans l’autre !).
Mes ouvrages sont traduits dans une douzaine de langues mais pas (encore) en arabe !
J’adorerais que Le Jeu des Hirondelles soit traduit dans ce qui est une de mes langues natales, car il constitue un travail de mémoire d’une époque (la guerre du Liban) qu’aucun manuel scolaire libanais ne transmet (le programme s’arrête avant la guerre de 1975).
Le piano oriental : une lecture dessinée en musique
Souffle inédit, Magazine d’art et de culture
Une invitation à vivre l’art