Jean-Philippe Toussaint, traducteur de Franz Kafka

Lecture de 13 min
Jean-Philippe Toussaint - Florence (Italie) 2013 - Photo : Madeleinesantandrea / Wikimédia

Franz Kafka, Le Verdict (1913), traduction et postface de Jean-Philippe Toussaint, Paris, Les Éditions de Minuit.

Le Verdict de Franz Kafka réinventé par Jean-Philippe Toussaint

Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen

Ce n’est pas une idée arrêtée, mais nous avons toujours pensé qu’un écrivain, un écrivain authentique, un grand écrivain doit également être, sinon un traducteur chevronné, du moins un traducteur passionné. Comment ne pas le penser lorsque nous envisageons la littérature comme un passage incessant entre les cultures et les langues, entre les civilisations et les expériences humaines, entre les maux et les mots ?

Jean-Philippe Toussaint, traducteur de Franz Kafka

C’est ce que nous apercevons chez Jean-Philippe Toussaint depuis que, en 2002, nous avons lu Faire l’amour, œuvre qu’il est venu présenter simplement et passionnément à Tunis, dans les locaux de l’École Normale Supérieure. Cet engouement s’est prolongé grâce à La Mélancolie de Zidane, texte remarquable publié en novembre 2006, soit quelque mois après le fameux coup de boule, et que nous avons traduit dix ans après en arabe ici.

Cet intérêt ne cesse d’augmenter avec des textes comme Football, paru en 2015, puis L’Échiquier en 2023. Mais c’est la traduction de l’ultime chef-d’œuvre de Stefan Zweig, sous le titre Échecs, qui a scellé notre admiration pour Jean-Philippe Toussaint avec qui nous avons eu l’extrême plaisir de nous entretenir : ici

Cette traduction est plus qu’une simple traduction. Il s’agit à nos yeux d’une réécriture de haut vol de cette œuvre que nous pouvons considérer à bien des égards comme le vrai testament de l’auteur du Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen. Or, voilà que Jean-Philippe Toussaint récidive à peine deux ans après, en traduisant et publiant Le Verdict de Franz Kafka, œuvre charnière de l’écrivain pragois dont on a célébré le centenaire de la mort en 2024.

Dans une exquise postface, intitulée « Le vrai, le pur, l’immuable », Toussaint raconte les raisons qui les ont amené à traduire cette nouvelle en particulier :
« Je reviens à la question initiale. Quel est donc le concours de circonstances unique qui m’a amené à traduire Le Verdict ? Je reprends. En mai 2024 ― 2024 est l’année du centième anniversaire de la mort de Kafka ―, je suis invité à participer à un débat sur Kafka au Salon du livre de Chaumont. Kafka est pour moi un écrivain fondateur. J’ai toujours ressenti pour lui une proximité, une proximité sensible, intellectuelle et fraternelle. Quand j’ai commencé à écrire, c’est un des premiers grands phares dont j’ai aperçu les lueurs, et je conserve encore aujourd’hui dans mon cœur la trace vivante de ses lumières indélébiles. J’ai tant aimé le Journal de Kafka, j’y revenais sans cesse, j’en m’en suis nourri, je l’ai étudié, médité. Certaines phrases continuent de m’accompagner, elles sont devenues des mantras, des adages, des égides : “Écrire, forme de la prière”. “Sans relations humaines, il n’y a pas en moi de mensonges visibles”. “Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde”. “Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous”.

Quelques jours avant de rejoindre Chaumont, je trouve dans ma boîte aux lettres un exemplaire du livre de Raphaël Melz qui participe aussi au débat sur Kafka. Le livre, À travers les nuits, est un portrait de Kafka qui se concentre sur la nuit de l’écriture du Verdict, que l’auteur cerne, qu’il enserre, par cercles concentriques ― les jours d’avant, les semaines d’avant, les années d’avant ―, comme des ondes qui se propagent à la surface quand on jette un caillou dans l’eau. Le livre est accompagné d’une nouvelle traduction du Verdict par Odile Demange. Je découvre cette traduction. Il n’est d’ailleurs pas exclu que c’est la première fois que je lis Le Verdict, je n’ai en tous cas aucun souvenir précis de lecture antérieure, mais ce qui est sûr, c’est que je tombe en arrêt devant cette image du père qui se dresse dans son lit, cette image foncière de surplomb radical.

De retour à Bruxelles, je fais quelques recherches sur internet et je trouve l’original du Verdict en allemand. Dans la foulée, j’achète en ligne un exemplaire du livre dans l’édition Reclam. Quand le livre arrive, je retrouve la phrase qui m’a fasciné. Je la lis, la relis, j’en fais le tour, je la retourne avec précaution, avance une patte, l’éprouve, l’ausculte ― des gestes de chat—, et je me lance, je fais une première tentative de traduction. J’allume mon ordinateur, je note la traduction, et, emporté par mon élan, je traduis les deux ou trois phrases suivantes. Je tourne les pages et je me prends au jeu, je continue à traduire la nouvelle. Les jours passent, je poursuis ma traduction, et, de fil en aiguille, j’atteins la dernière phrase du texte. Mais je ne m’arrête pas en si bon chemin. Arrivé à destination, je remets une pièce dans la machine et je repars pour un tour, en commençant cette fois par le commencement. Et me voilà reparti, je traduis les premières phrases de la nouvelle, je progresse, et, au bout de quelques jours, je fais la jonction, je rejoins la fameuse phrase décisive. Les parques qui président à notre destinée viennent de refermer le nœud secret qui m’a amené à traduire Le Verdict. »

Cette prose, limpide, fait plus que décrire, ou raconter, ou bien commenter ou encore analyser. Cette prose vit et donne vie. Cette prose prend le monde à bras-le-corps, lui témoignant une forme d’allégeance des plus indéfectibles. À ce titre, nous nous souvenons des mots, extrêmement durs, de Valéry Larbaud qui décrit en ces termes le statut du traducteur :

« Le traducteur est méconnu ; il est assis à la dernière place ; il revit pour ainsi dire que d’aumônes ; il accepte de remplir les plus infimes fonctions, les rôles les plus effacés « Servir » est sa devise, et il ne demande rien pour lui-même, mettant toute sa gloire à être fidèle aux maîtres qu’il s’est choisis, fidèle jusqu’à l’anéantissement de sa propre personnalité intellectuelle. L’ignorer, lui refuser toute considération, ne le nommer, la plupart du temps, que pour l’accuser, bien souvent sans preuves, d’avoir trahi celui qu’il a voulu interpréter, le dédaigner même lorsque son ouvrage nous satisfait, c’est mépriser les qualités les plus précieuses et les vertus les plus rares : l’abnégation, la patience, la charité même, et l’honnêteté scrupuleuse, l’intelligence, la finesse, des connaissances étendues, une mémoire riche et prompte, ― vertus et qualités dont quelques-unes peuvent manquer chez les meilleurs esprits, mais qui ne se trouvent jamais réunies dans la médiocrité.

Il nous faut donc respecter, et même honorer publiquement, en la personne de l’habile et consciencieux traducteur, ces traces des perfections que nous adorons dans ce que nous concevons de plus élevé ; il nous faut donc louer, en même temps que son nom et que ses mérites, les puissances du monde intelligible par lui glorieusement, et modestement, manifestées dans le monde sensible. »

Ainsi parlait Valéry Larbaud dans Sous l’invocation de saint Jérôme, dans le but à la fois noble et sacré de « parler de l’importance du rôle des traducteurs dans l’histoire intellectuelle, ou, si on veut, de leur utilité ».

C’est ce que nous avons voulu de notre côté souligner à propos de Jean-Philippe Toussaint, le grand écrivain et l’impeccable traducteur. Importance et utilité, certes, mais rigueur et virtuosité, notamment à travers les analogies établies dans la postface. D’une part, la traduction est comparée à la musique : « En traduction, comme en musique, tout est affaire d’interprétation. Le texte d’origine est la partition, et la traduction une interprétation possible de cette partition. Il n’y a pas une et une seule bonne traduction d’un texte, comme il n’y a pas, dans l’absolu, une et une seule bonne interprétation d’une partition, mais des dizaines d’interprétations possibles, plus ou moins fidèles, plus ou moins inspirées, plus ou moins novatrices, plus ou moins visionnaires. Je n’entrerai pas dans le détail de chaque dilemme particulier auquel j’ai été confronté. Je me contenterai, pour deux cas particulièrement retors qui m’ont plongé dans des abîmes de perplexité, de préciser mes choix, de les éclairer et d’en motiver les raisons. Ce seront là, en quelque sorte, mes attendus du Verdict. »

D’autre part, la traduction est rapprochée du théâtre : « J’ai déjà comparé la traduction à la musique. Mais une autre métaphore me vient à l’esprit, c’est la métaphore avec le théâtre. Traduire, et particulièrement traduire un texte comme Le Verdict qui est traduit dans toutes les langues et a déjà donné lieu à une dizaine de traductions en français, s’apparente, me semble-t-il, à ce que ce que font les metteurs en scène quand ils proposent une nouvelle création d’une pièce du répertoire. Ce qui importe alors, ce n’est pas tant de restituer un texte mot à mot, c’est d’apporter une nouvelle vision de l’œuvre. Pour y parvenir, un minutieux travail de préparation est indispensable en amont, quand le metteur en scène lit le texte à la table avec les comédiens avant de rejoindre le plateau. Il y est alors question, comme dans la traduction, d’interprétation, d’analyse, quasiment d’exégèse. »

Voilà qui élargit le champ de vision de la traduction, de la traductologie, des traducteurs et des traductologues tout à la fois. Voilà qui nous permet de mieux voir, de mieux imaginer et de mieux réfléchir sur la traduction, non pas théoriquement, mais plutôt pratiquement, en s’interrogeant, œuvrant, créant et donnant vie autrement à un texte aimé dans une langue étrangère, dans notre propre langue, comme pour l’accueillir dans notre amitié, dans notre intimité.

Le défi de Toussaint est à l’image de Franz Kafka lui-même, obtenir « la faveur de publier Le Verdict en un petit volume autonome », car « il relève plus du poème que du récit » et parce qu’ « il a besoin d’espace dégagé autour de lui et il ne serait pas indigne qu’il l’obtienne ».

De notre côté, nous n’avons plus qu’à remercier chaleureusement le grand écrivain-traducteur de nous faire ce don, cette offrande dont nous reconnaissons l’importance et l’utilité, parce que nous en apprécions la rigueur et la virtuosité.

Franz Kafka, Le Verdict (1913), traduction et postface de Jean-Philippe Toussaint, Paris, Les Éditions de Minuit, parution le 2 octobre 2025, 48 pages, 5.50 €, ISBN : 9782707356932.

Lire aussi
Partager cet article
Suivre :
Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.
Aucun commentaire