Jaber Al Mahjoub
Jaber Al Mahjoub, l’artiste mort en marge de la vie
Par Fetah Benameur
Brosser le portrait de Jaber Al Mahjoub est une affaire simple pour le chercheur ou l’universitaire qui s’efforce de cerner le personnage avec quelques concepts, en utilisant des termes faisant référence à des écoles, des modèles et des références modernes ou contemporains. Cependant, pour écrire un texte sur l’expérience de Jaber Al-Mahjoub, qui équivaut ou vise à présenter le personnage dans une perspective créative, il faudrait alors frapper à d’autres portes que celles de la recherche académique et critique. Jaber est un phénomène artistique étrange, et Jaber est en lui-même un phénomène humain et sociétal complètement différent. Il a choisi les marginaux et les marginalisés, car il n’a pas trouvé ce qui pouvait trouver le chemin vers sa personnalité unique, qu’il a réussi à sculpter au point qu’elle a occupé les gens, dont les critiques d’art, les journalistes, les collectionneurs et les personnes influentes dans le domaine des beaux-arts et de la culture. Ses peintures sont nombreuses et denses, elles font l’objet d’une demande sans précédent. Le personnage de Jaber, qui a marqué Beaubourg par sa présence d’artiste des rues et de scène, est présent dans l’esprit des Parisiens. Jaber compte de nombreux adeptes en Tunisie et à Paris, mais également en dehors de ces deux contrées. C’est pour cela que ses œuvres ont été réunies par de nombreuses personnes qui s’y sont intéressées, dont les spéculateurs, les collectionneurs et les galeristes, chez qui elles ont animé les mécanismes de recherches par l’élargissement de la portée de leur étrangeté à travers la théorie, l’écriture et les enchères. Tous célèbrent Jaber et son art, en organisant des rencontres autour de lui et en cherchant à le berner. Ils le présentent comme un Oriental exotique et venant de là-bas, mais il vit parmi eux et se nourrit de leurs problématiques et de celles de ses semblables au sein de leurs institutions sociales et artistiques.
Les œuvres de Jaber Al-Mahjoub ont trouvé le chemin de la diffusion et de la circulation, ainsi que le chemin de nombreuses spéculations et une grande demande, jusqu’à devenir l’un des artistes les plus célèbres de Beaubourg et de nombreuses galeries. Mais Jaber, qui n’était pas soumis aux règles du gain et de l’argent, restait soucieux de rendre ses peintures et ses préoccupations proches du public, ou plutôt un outil pour renverser les concepts. Un artiste pauvre dont les es œuvres ont de la valeur sur le marché, c’est l’équation avec laquelle un artiste talentueux ne peut pas se permettre de vivre. Toutefois, l’artiste, dont les pages sur Internet regorgent d’annonces aux enchères sur ses œuvres, ne s’en souciait guère, ou disons qu’il le savait, mais parfois il donnait envie, et parfois faisait don de ses œuvres, en provoquant des chocs parmi ceux qui les recevaient et ceux qui étaient fascinés par elles, alors il choisissait de prendre des risques, de manipuler cette situation, et d’imposer une nouvelle loi du jeu. L’intelligent Jaber savait qui exploitait son art et qui y spéculait. Lui se moquait de tous. Il contrôlait la température des échanges avec une sorte d’humour noir et de sarcasme, dans l’amertume et le rire. Qu’ils soient Tunisiens ou Européens, Jaber savait se rire d’eux tous.
Il est difficile de trouver un moyen de dialoguer avec Jaber Al-Mahjoub, tant il est caché ― comme le signifie son patronyme en arabe ― et exposé. Tu pousses vers le sens et il t’en fait sortir, tu le diriges vers le sérieux et il se moque de toi. C’est un être insaisissable et son discours est délicieux, car il construit une absurdité inhabituelle avec son interlocuteur. Il s’agit de l’absurdité de fouiller dans une mémoire qui ne reflète rien, hormis les questions qui restent en suspens entre Jaber Al-Mahjoub et son interlocuteur. Quand il avait la soixantaine, précisément en 2000, j’ai rencontré Jaber Al-Mahjoub. Ce fut une opportunité unique et une conversation qui ne pouvait être ni documentée ni adoptée dans une recherche universitaire, ni même dans une interview journalistique. En réalité, c’était un dialogue dénué de sens, sauf de la folie elle-même.
Dans la salle d’exposition de la Marina de Monastir, en cette soirée bruyante, je me suis approché de Jaber, le micro de Radio Sfax à la main, je lui ai posé des questions, il a botté en touché, je lui ai parlé de l’art et de mon interprétation de ses œuvres, mais il a ignoré mon propos, et il s’est mis à siffler, à chanter et à rejeter mes paroles. Je me suis presque mis en colère contre ce comportement, mais j’ai fait preuve de patience, jusqu’à ce que je l’aie attiré vers moi et pu avoir le contrôle du cours de la conversation. Oui, je pensai que je contrôlais le cours du jeu en ayant capturé des bouts de l’esprit de l’homme. Et Jaber de ne donner ni clés ni repères pour comprendre son œuvre. Il vous met face-à-face avec une peinture sarcastique, charmante, flagrante et fugitive à l’égard de tout outil de lecture et d’interprétation. Le lecteur peut lui donner plusieurs explications comme il peut bondir sur l’explication et la compréhension pour le plaisir.
Quel plaisir peut-on éprouver en regardant les œuvres sculpturales et peintes de Jaber ? La joie de la divulgation mutuelle entre le destinataire, l’œuvre d’art, le destinataire, Jaber, le destinataire et le monde qui l’entoure. Les peintures et les œuvres de Jaber n’ont ni référence artistique ni intellectuelle ou philosophique. C’est pourquoi on appelle cela l’art brut. Les relations se construisent entre attraction et rapprochement, entre le destinataire du tableau et ses souvenirs et entre lui et le monde qui l’entoure, qu’il s’agisse de lieux, d’époques, de dictons, d’incidents, de sagesse ou de proverbes populaires. Jaber possède un réservoir riche d’histoires et de connaissances des lieux, de contes et d’anecdotes. Il possède également une interprétation différente et une perception exceptionnelle de ces lieux, époques et événements, si bien qu’il exprime ce répertoire avec toute la spontanéité et une extrême ruse, entraînant le destinataire dans la joie de la simple découverte. Découvrir cette attitude amère et sarcastique, c’est une sorte de sarcasme noir et de mépris de la réalité avec des rires bruyants. Il s’agit de l’expression de la tragédie de la vie, en partant des marges vers le centre, pour restituer à nouveau les marges. C’est l’errance la nécessité de l’art et la nécessité de la vie, et entre le renoncement et l’abandon. De ce qui est laissé à l’écart, de ce qui se tait ou qui glisse vers l’oubli et vers la lumière, il tire l’énergie de ses œuvres avec un personnalisme libre qui ne s’appuie sur aucune référence ni règle. Jaber l’adulte ou Jaber le vieux importe peu, c’est plutôt Jaber l’enfant innocent et audacieux qui rechigne à tirer profit du travail. Son seul souci consiste à faire prendre conscience aux autres de l’absurdité et de la nécessité du ridicule, solution éternelle pour celui qui espère retrouver son humanité. Un moment de questionnement et de tromperie qui fait descendre l’âme de sa supériorité aux orbites terrestres, jusqu’à ce qu’elle trouve son véritable équilibre en tant qu’être parmi les vivants. Les morts-vivants, oui, ceux qui sont marginalisés par la machine officielle, qui les écrase et broie tous leurs droits en leur imposant la pauvreté. Cette grande pauvreté est l’essence même de la perte, et si vous me demanderez de quelle perte je parle, je dirai que c’est la perte du sens profond de la vie et de la pratique de la vie, non pas comme un mode de vie qui assure la continuation de la vie, mais plutôt comme une vie à laquelle nous échappons en la vivant et en la récupérant pour qu’elle mérite de briser les chaînes. Les ânes, les animaux, les oiseaux, l’architecture, les chats, les chiens, les poissons, les lettres et les mots composent le monde pictural de Jaber et brillent en dehors des règles et des méthodes, peuplant la peinture de couleurs brutales du point de vue de la forme et des usages. Puis, ils s’en vont pour couler leur monde dans un tissu de relations inattendues dans les systèmes de réalité. Une montre se transforme en visage, et une montre change de dimensions, remplissant des lignes narratives comme de contes pour enfants, ou des phases qui se fragmentent, ou des mots sortent de sa bouche en français ou en arabe familier indiquant une signification ou un lieu. Le puzzle réside dans un œil de chat, un œil de poisson ou une langue d’âne, comme le veut Jaber.
Nous nous sommes promenés sur la plage de la marina de Monastir. Monastir était une ville animée jusqu’à la destitution du leader Habib Bourguiba, mais la marina ce soir-là semblait reprendre vie. Jaber tenait son oud et posait sa chéchia tunisienne sur la tête. J’ai beaucoup lu sur les fous des villages, mais Jaber n’est pas un fou des villes ou des villages. Il porte leurs traits, leurs rêves, leurs tragédies et leurs commandements. Il les incarne comme il incarne le rôle d’un artiste acrobatique à Beaubourg. Il a le pouvoir de vous convaincre que vous êtes en présence d’un homme d’exception, dont l’esprit est hors orbite et qu’il n’adhère à aucune norme. Je lui ai parlé et il a détourné le regard de moi, et chaque fois que je lui ai demandé, il m’a répondu avec des bourdonnements, des chants ou des tons étranges. Nous avons respiré un peu en montant du port de plaisance jusqu’au niveau du mur du cimetière des Bourguiba. Je sentais Jaber s’esquiver, voulant se débarrasser de moi. J’avais renvoyé la voiture de la radio avec ses techniciens, pour rester avec lui. J’ai informé Mohammad Gafsia que personne ne serait avec nous. Juste Jaber et moi. Je l’ai même congédié de notre assemblée. J’imaginais que je gagnerais quelque chose de cet homme. Il a ouvert le sac qui lui pendait au cou et en a sorti des photos de Paris, de Tunisie, une troisième avec Ben Ali et une quatrième avec une silhouette ressemblant à celle du défunt photographe Bachir Mannoubi. J’ai dit que c’était tout à fait Jaber. Je lui ai posé des questions sur l’enfance, sur le nom Al-Mahjoub et sur le surnom Al-Majdoub[1], alors il arbora le sourire des derviches. Il m’a parlé de la misère avec une profonde tristesse. Il a fredonné en grattant sur son oud. J’ai vu des larmes dans ses yeux et il était près de minuit. Je l’ai un peu dorloté, confus quant à ce que je devais faire. L’enfance tragique, la vieillesse tragique et une joie maudite sur deux lèvres salées. Il chantonna un peu et se souvint de son travail à la boulangerie, des vivants et des morts. Se retournant en direction du cimetière familial des Bourguiba, il soupira, et ce n’était pas un soupir pour le Leader suprême. C’était l’expression d’une profonde amertume suite à des années de détresse. Jaber, te voilà dans la lumière, alors pourquoi prends-tu le contrepied de l’effort que tu as fait ? Il poussa un rire qui faillit presque réveiller les morts de leur sommeil. Puis il me dit : « Regardez ces gens. Ils sont parfaitement ignorants. Ils mangent, s’amusent et ne ressentent rien. » Il est devenu philosophe et moi, un élève stupide. Il était presque une heure du matin. Jaber se mit à chanter des chansons d’Oum Kalthoum et à divaguer un peu, comme disent les Égyptiens, pendant que j’essayais de comprendre.
Ses larmes coulèrent et des perles restèrent entre mes yeux, jusqu’à ce que j’aie vu un grand nombre de ses œuvres. Jaber n’était ni un prophète rejeté par les siens, ni un intellectuel qui pratiquait la trahison comme on pratique les coutumes secrètes. Jaber Al-Mahjoub était un artiste qui transcendait les mécanismes et résistait aux idéologies. Il était à l’instar d’une énorme cloche de conscience, pareil à un tintement dans notre cou, sonnant à chaque fois que nous bougions semblables à des chèvres ou à des boucs insouciants. Au cours de cette rencontre, j’ai vu Jaber apparaître orphelin comme il a vécu et pur rejetant toutes les théories sur l’art, la musique, la photographie, l’exposition, la vente et ce qu’il appelait les aberrations. Jaber l’éveillé était nu devant moi comme une première leçon de survie et de vie sans penser à l’épreuve de l’existence. C’est ainsi que les poètes, les écrivains et les critiques français l’aimaient, alors ils écrivirent sur lui, utilisèrent ses dessins dans leurs livres et se soucièrent de lui, mais il échappa à leur bonheur et se réfugia dans sa solitude, dans laquelle il mourut, comme de nombreux artistes sont morts au bord de la route. Je dis simplement que Jaber est mort en marge de la vie.
Traduit de l’arabe (Tunisie) par Aymen Hacen
Né le 15 janvier 1968, Fetah Benameur est plasticien et critique d’art. Auteur de plusieurs ouvrages et d’articles scientifiques dans le domaine des beaux-arts et des arts visuels, il dirige aujourd’hui l’Institut Supérieur des arts et métiers de Sfax – Tunisie.
[1] Si le nom al-Mahjoub signifie littéralement « le voilé », celui d’al-Majdoub peut être traduit littéralement par « l’envouté ». Tous deux sont des noms à connotation mystique et spirituelle relevant du culte des saints et des marabouts. (Note du traducteur)