Devenir nuit, de Marie Joqueviel
Devenir nuit, de Marie Joqueviel
Un chant lyrique et philosophique
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
« Quoi d’autre qu’une main donnée »
Devenir nuit est le premier livre de poésie que Marie Joqueviel publie dans la collection Blanche aux éditions Gallimard. Paru au lendemain de la fête de l’amour, il se présente sous la forme de sept poèmes intitulés respectivement « Passagers des vents », « Devenir nuit », « Trois visages de la nuit », « Le corps des disparus », « Le corps des vivants », « Éclats » et « Peuple de désastre ».
Écrits entre 2012 et 2021, ces poèmes au pluriel font corps et s’acheminent néanmoins dans un but précis : « un chant mat sans paroles ni musique » (p. 83), autrement dit un chant singulier comme celui de Rainer Maria Rilke, en l’occurrence les Sonnets à Orphée, lequel est cité en allemand dans le texte. Or, chez Rainer Maria Rilke comme chez Marie Joqueviel, la poésie est un acte de présence et une offrande. En témoignent les dédicataires de Devenir nuit, de James Noël et René Depestre à Bernard Noël, en passant par Paolo Rossi, Édouard Glissant, Pascal Quignard, Baptiste Morizot avec un diptyque, Adrien Perrin et Jean-Paul Michel.
Ces noms, de poètes notamment, ne se présentent-ils pas comme une filiation, une famille revendiquée par Marie Joqueviel ? C’est d’autant plus marquant qu’aucune femme n’est nommée. Hormis, peut-être, « la nuit », elle-même femme et féminine, qui, dès le titre, précédée de l’infinitif « devenir » que nous pouvons également lire comme un substantif, se préfigure comme un but en soi, comme un vœu, un désir.
« Des corps-mémoire des corps-fiction »
Ce désir est d’autant plus fort que le texte de Devenir nuit, si bref soit-il, nous saisit d’un bout à l’autre. L’agencement des poèmes, vers après vers, mot à après l’autre, nous retient avec notamment deux aspects : les blancs omniprésents ― sauf dans « Trois visages de la nuit », lesquels sont serrés et centrés ― et des tirets plus longs que d’habitude ― qu’on pourrait qualifier de cadratins géants ―, attribuent à cette forme un sens profond, qui à la fois rappelle le sujet originel du livre, la nuit, et les expériences vécues par le corps de la poétesse, oui ce même corps qui écrit :
C’est comme si chaque réveil secouait l’oubli
renonçant
aux béances des pointillés pourtant saturées de rêves
en refermant la parenthèse de la nuit où
nous n’aurons dormi que pour dire dans le noir
ce que le jour fait aux corps
des corps-mémoire des corps-fiction
débordant de mots
(p. 50)
Ici, la voix de Marie Joqueviel se fait entendre distinctement. Agrégée de lettres modernes à l’Université Paul-Valéry Montpellier-III, spécialiste de poésie française et francophone moderne et contemporaine, elle a soutenu sa thèse de doctorat sur l’œuvre du poète Jacques Réda, thèse dont elle a tiré un livre : Jacques Réda : la « dépossession heureuse » ; habiter « quand même » (L’Harmattan, 2006). Elle a consacré de nombreuses études (communications, séminaires et articles) à la poésie moderne et contemporaine : P. Verlaine, P. Valéry, B. Cendrars, O.-J. Périer, G. Perros, N. Bouvier, L.-R. des Forêts, Y. Bonnefoy, J. Réda, L. Gaspar, P. Dhainaut, M. Étienne, P.-L. Rossi, R. Depestre. Elle a également publié, en collaboration avec Serge Bourjea, un inédit de Paul Valéry, le Cahier 43 (Fata Morgana, 2006) et dirigé le numéro 100 de la revue Études valéryennes : « Faut-il oublier Valéry ? » (L’Harmattan, 2006). De même, au cours de ces dernières années, ses recherches ont touché les œuvres de Philippe Claudel, Dany Laferrière, René Depestre (éditions Hermann, 2017-2020), ainsi que la traduction d’un ouvrage en anglais par le célèbre critique littéraire anglo-saxon Michael Bishop : Le corps des disparus / Le corps des vivants.
Mais, encore une fois, la voix de Marie Joqueviel est des plus authentiques. Devenir nuit en est l’illustration la plus singulière. Comme elle le précise elle-même :
écrivant
tu cherches à superposer les corps
pour mieux épouser tes contours
toi
la myope au regard flou
qui flottes dans un embrouillamini de couleurs
et fonds en larmes devant les nymphéas
comme si
ça ne suffisait pas
l’eau le flou les reflets
(p. 61)
Ces vers sont comme tout le volume à lire à voix haute. Il y a un travail sur le rythme, sur les sons, sur les consonances. Du son « v » du participe présent du verbe « écrire » à l’adjectif « flou », répété une seconde fois en tant que substantif, en passant par « flottes », les charmants « nymphéas » qui présentent des motifs floraux émouvants aussi bien pour les yeux de la poétesse que pour nos oreilles, jusqu’au verbe « suffire » à l’imparfait, et « les reflets » qui, quant à eux, nous ouvrent le champ des « correspondances » ou des « synesthésies » à la manière de Baudelaire, Marie Bourjea nous livre un chant exquis, un chant aussi lyrique que philosophique.
Marie Joqueviel, Devenir nuit, poèmes, Paris, Gallimard, paru le 15 février 2024, 96 pages, 17 euros.
Photo de couverture : Marie Joqueviel, Crédit Francesca Mantovani © Editions Gallimard.
Poésie