Dominique Boudou invité de Souffle inédit

Poésie
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Dominique Boudou – Le promeneur

Par Grégory Rateau

Figure discrète de la poésie, de la littérature, Dominique Boudou n’en reste pas moins à l’affût des nouvelles plumes, il tient régulièrement un blog et rédige des chroniques dans des revues diverses. Ce promeneur solitaire arpente toujours sa ville de cœur, Bordeaux, plusieurs de ses recueils décrivent d’ailleurs des instants volés dans la cité, des fragments de souvenirs, de présences. La parole est enfin à lui…

Dominique Boudou invité de Souffle inédit         Dominique Boudou invité de Souffle inédit

Entretien conduit par Grégory Rateau

G.R : Vous avez publié votre second roman Les Boîtes noires aux prestigieuses Editions Gallimard en 1999, dans la collection Blanche avant de vous consacrer essentiellement à la nouvelle mais surtout à la poésie. Tout d’abord pourquoi avoir laissé le roman de côté ? Un nouveau roman est-il en gestation ? Pensez-vous que la pratique de la poésie et de l’écriture romanesque peuvent être complémentaires voire s’éclairer mutuellement ?

Dominique Boudou : Je n’ai pas abandonné le roman. J’en ai plusieurs dans mes tiroirs. Mon dernier, Remonter le Mékong, a intéressé quelques lecteurs du Seuil mais la direction éditoriale, tout en reconnaissant une « indéniable qualité » au texte, a déclaré qu’il ne se passe rien dedans et que l’auteur est inconnu. Récemment, mon lecteur chez Gallimard, m’a écrit que l’ensemble, « intéressant et singulier, manque de souffle narratif et que la période actuelle est particulièrement sélective ». Je devrais manifester plus d’ardeur dans ma quête d’éditeurs…

Quant à la poésie et au roman, je ne les oppose pas. Il y a de la poésie chez Duras et Perec, il y a du roman chez Rimbaud et Cendrars. L’un et l’autre ont des jeux de miroirs en profondeur et en surface où le conscient se saisit puis se dessaisit de l’inconscient. Et inversement. Ainsi vont les mouvements de la psyché humaine. Ainsi œuvre le geste des arts depuis les commencements de l’homme.

G.R : Vous tenez également un blog critique où vous faites régulièrement des comptes rendus de vos lectures. La critique est-t-elle pour vous un moyen de renforcer votre propre travail d’écriture ?

Dominique Boudou : Je me considère davantage comme un chroniqueur. Je laisse la critique aux universitaires. Et je suis un butineur. Mon regard se pose sur toutes sortes d’ouvrages. Certains appartiennent à notre patrimoine (Montaigne, Proust, Giono…) et d’autres n’ont jamais été publiés (Héloïse Roquencourt). Je farfouille aussi beaucoup dans les revues (La page blanche, Dissonances, La piscine…). Pour mon plaisir et celui des autres. Je ne crois pas qu’il y ait là un quelconque renfort à mon travail d’écriture, ou alors à mon insu. C’est important l’insu, on n’en parle jamais assez.

G.R : Vous découvrez régulièrement de nouveaux auteurs (souvent jeunes), jouant ici le rôle de passeur. Pensez-vous qu’un avenir est encore possible pour la poésie ?

Dominique Boudou : Tant qu’il y aura des hommes il y aura de la poésie. C’est une vérité ontologique. Qui émane de l’extase matérielle et immatérielle. Laquelle se transforme en désir puis en volonté. Et repousse les limites du connaissable en musardant du côté de l’inconnaissable. C’est la même chose en sciences d’ailleurs. Je n’oppose pas non plus science et poésie.

G.R : Vous défendez dans vos critiques les poètes qui ne font pas du poétique pour du poétique, en marge du circuit et des chapelles, vous semblez préférer les écritures resserrées, taillées à l’os, qui ne trichent pas. Pensez-vous que les nouvelles découvertes se font essentiellement dans la marge ? Loin des combines et d’un certain académisme ?

Dominique Boudou : Le poétique pour le poétique, avec ses métaphores surchargées de cholestérol, son ésotérisme filandreux, sa mystique roborative, je le fuis. Ventre à terre. Je rejoins mes halliers et mes combes, mes travers de pensée et mes suints. Je souhaite cependant m’attarder sur le circuit que vous évoquez. Tout le monde le critique en désirant l’intégrer. Certains rejets cachent bien des dépits. Pour comprendre ledit circuit, il convient d’en figurer la géométrie et la cartographie. C’est une construction de cercles concentriques avec des passerelles transversales reliées à leurs périphéries. La circulation y est de plus en plus économique et de moins en moins littéraire. Ce phénomène n’a pas fini de s’aggraver. Quant aux chapelles, in ou off, ce ne sont que pustules et furoncles. Leur pouvoir contaminant sévira jusqu’à la fin des civilisations. Bien sûr, il faut aussi se pencher sur le concept de marge. C’est encore une géographie imaginaire complexe. On la trouve autant à l’intérieur du circuit qu’à l’extérieur, ouverte ou close, féconde ou stérile.

Venons-en maintenant aux écritures poétiques qui m’attirent particulièrement. J’aime en effet les textures resserrées, à la façon d’Antoine Emaz, Thierry Metz,  Jean-Louis Giovannoni ou Anise Koltz. Je m’y suis essayé dans Battre le corps, Mis pasos son mis versos et mon inédit On voudrait dire suivi de Presque dont de larges extraits paraîtront au printemps via la revue Margelles de Bruno Guattari. Le resserrement de la matière permet un desserrement de son expression, le sens débordant le son. De là à tailler à l’os, il y aurait à franchir des étapes chirurgicales probablement incompatibles avec les débords émotionnels générés par les mots eux-mêmes. Et l’absence de tricherie ne serait pas pour autant garantie. Qui ne triche pas avec soi-même, sans le savoir ? La psyché baigne toujours en eaux troubles. Leur filtrage demande une volonté au long cours qui n’est guère répandue.

Mes découvertes de nouveaux univers, aiguillées par la curiosité du butineur, s’affranchissent de ces attirances particulières. J’aime aussi la poésie profuse quand je n’y trouve pas de gras inutile. Je pense, notamment, à Béatrice Mauri (Iench, La fautographe…), à Mila Tisserant (Contre-fugue), à vous-même (Conspiration du réel, Imprécations nocturnes…). Ces voix qui m’apparaissent viennent aussi bien du circuit que de la marge. Je le répète : pas d’opposition paresseuse de ces deux concepts.

G.R : Dans vos recueils (en prose ou en vers libres tels que Fragments pour une dormeuse ou encore Battre le corps) vous semblez dialoguer avec vos proches, avec les vivants et les morts, une quête de la mémoire, des instants perdus et pourtant encore bien présents dans vos poèmes. La poésie vous permet-elle de rattraper ce temps perdu ? Vous parliez, je crois, très joliment, de « l’incurable retard des mots », pouvez-vous développer ?

Dominique Boudou : Fragments pour une dormeuse et Battre le corps, (j’ajoute Dans la durée des oiseaux) parlent surtout de ma compagne Brigitte Giraud. Le premier texte est comme une conversation entre elle et moi, à partir des notations qu’elle dépose en ouverture des livres dont nous partageons souvent la lecture. Cette spécificité a donné lieu à une mise en scène dont je garde un souvenir ému. Il y a eu une douzaine de représentations ; pas si mal pour un auteur inconnu. Le deuxième texte s’aventure sur les terres instables de l’anorexie, pathologie à la fois sécure et insécure. Après, la quête de la mémoire et les instants perdus, il faudrait que j’évoque encore la psychanalyse, sport de haut niveau que j’ai longtemps pratiqué. On n’en finit jamais avec ça. Le chimérisme fœtal et le rôle des neurones miroirs demeurent des continents incontinents presque vierges. Bref ! ça pisse de partout, ça sécrète du sale, etc. Alors, forcément, les mots sont toujours en retard sur le réel tel qu’il émerge ou non à la conscience, pleine ou morcelée. Je devrais relire l’essai d’Alain Jouffroy mais j’ai tant à relire, à rerelire, avant que d’oublier vraiment…

G.R : Je repense à votre livre Choses revues dans Bordeaux et ailleurs où vous capturez des instants observés dans les rues de Bordeaux, votre ville de cœur. A la manière du promeneur solitaire et métaphysique, Fernando Pessoa, vous arpentez la même ville sans relâche, pour aller à la rencontre des « aventures » du quotidien. Que recherchez-vous, le sens de l’émerveillement sans cesse renouvelé peut-être ?

Dominique Boudou : Choses revues dans Bordeaux et ailleurs est un livre à nul autre pareil en son mélange des genres. Il y a aussi de la science-fiction dedans. Des proses un peu longues font des ricochets avec d’autres plus brèves. Quelques personnages récurrents, de Bordeaux à Saint-Pétersbourg, se prêteraient volontiers à une théâtralisation. Mais je n’ai pas cherché à trouver un metteur en scène. Quant à la métaphysique, de Pessoa qui veut dire personne en portugais, ou de moi-même en mes éclaircies d’appartenance, clin d’œil à Artaud, je ne sais pas. La métaphysique se tisse autour du corps comme le métalangage se tisse autour du langage et leurs mélanges sont souvent inextricables. Je préfère parler des aventures du quotidien. Un brin d’herbe entre les rails d’un tram, la nuque d’une prétendue boulangère en sont, des aventures. Les émotions aussi en sont. Pas besoin de sauter en parapente depuis le pic du Midi pour en vivre. La plus grande des aventures se trouve peut-être dans l’immobile, là où tout mouvement est en gestation. Je pense à L’homme qui dort de Perec par exemple. Je ne suis pas certain que l’émerveillement y soit pour quelque chose. Je ne suis pas certain de m’être souvent émerveillé ; cela tient à l’histoire de mes enfances et c’est un autre sujet… Je retiens davantage le mot étonnement. A condition de s’emparer de lui pour le transformer en autre chose, dans l’éprouvé des sensations, des idées aussi.

G.R : Vous semblez plus apaisé dans votre dernier ouvrage publié chez Tarmac, écrit en espagnol et traduit par vos soins en français, Mes pas sont mes vers : Mis pasos son mis versos et dont vous m’avez fait l’amitié d’en écrire la préface. Une sorte de renaissance, de cure de jouvence. Vous présentez d’ailleurs votre livre en disant : « je me suis rendu compte que souvent les mots sortaient plus facilement de ma bouche en espagnol qu’en français. Comme s’il s’agissait d’une autre voix venant d’ailleurs dans mon corps, moins craintive, plus audacieuse pour livrer quelques secrets cachés de la vie. »  Quels secrets livrez-vous dans cette autre langue ? Peut-on encore apprendre des choses sur soi-même par le biais de l’écriture ?

Dominique Boudou : La question fondamentale est : c’est quoi, écrire dans une langue étrangère ?  Elle est épineuse si je considère que la langue maternelle n’existe pas. Le fœtus entend bien d’autres langues à l’intérieur du placenta, cet organe qui répugne… Celles du père, des frères et des sœurs, des médecins, des infirmières, des visiteurs, de l’autre parturiente si la chambre est double, de la télévision, etc. Sait-on jamais ce que leurs bruissements trament dans les replis inaboutis du cerveau ? Bref, il faudrait là tant de pages… Une chose est sûre, j’ai pu dire des choses en espagnol que je n’aurais pas dites en français, ou pas dites de la même façon. Evidemment, je suis incapable de décrire le processus. Je me suis procuré l’opuscule d’Ethel Adnan, Ecrire dans une langue étrangère, mais il ne m’a rien apporté. Nous n’avons pas la même histoire. Toute langue s’inscrit dans un corps particulier et un environnement particulier. En ses sons et en ses sens. Et ne perdons pas de vue que la phrase que vous citez s’ouvre par « Comme s’il s’agissait ». Et j’ai envie de remplacer le mot corps par le mot ventre. Nous y avons aussi des neurones dans ce foutu ventre. Lequel s’en ressent dans le langage même, le langage premier du nourrisson quand il pleure, le langage premier de l’enfant de quatre ans qui se tortille en geignant qu’il a mal au ventre alors que c’est ailleurs qu’il a mal mais les mots lui manquent. Ah ! les mots qui manquent… Passons… Alors, non, pas de renaissance, n’ayant pas fini de naître… Et les secrets restent secrets. On peut certes en approcher les ombres qui hantent et que l’on hante et ce n’est pas suffisant pour ouvrir leur coffre-fort. Même le ramonage de cheminée psychanalytique est à la peine. Aussi, apprendre des choses sur soi-même par le biais de l’écriture me semble un fourvoiement. Justement parce qu’elle est constituée de nombreux biais. Comment apprendre dans ces conditions ? C’est déjà beaucoup si on saisit deux ou trois morceaux de ces choses et si on parvient à s’en dessaisir pour ensuite les ressaisir. Ce n’est pas un propos abscons. Saisissement / Dessaisissement / Ressaisissement appartiennent à la réalité concrète. Et voilà qui nous amène à la question suivante.

G.R : Vous êtes aussi un passionné de philosophie. Qu’est-ce qu’elle vous apporte ? Vous m’avez fait la confidence de vouloir aborder le sujet « du peu en poésie » sans vous sentir capable forcément d’y répondre. Je vous propose ici d’essayer.

Dominique Boudou : Toujours éberlué par mon cher Montaigne, je me méfie des passions qui me donneraient des « pesanteurs de tête » et des « travers de bedain ». Je suis venu sur le tard à la philosophie et je ne la comprends pas beaucoup. J’aime répéter, à propos de Critique de la raison pure, que j’en ai lu 300 pages, que j’en ai compris 30 et retenu 3 après lecture. Aujourd’hui, peut-être 3 lignes… Ce qui m’intéresse le plus, c’est la philosophie politique et la philosophie de l’histoire, surtout quand l’une et l’autre vont se promener dans les fondrières de la sociologie, de l’anthropologie, de la psychologie… La conjonction des savoirs et des ignorances ouvre des voies que la disjonction interdit. C’est tout le propos de mon également cher Edgar Morin dans Introduction à la pensée complexe. Aucune pensée humaniste ne peut s’ouvrager sans ces va-et-vient butineurs. Mon troisième cher, Camus, l’a bien compris et dans ses essais et dans ses romans, son théâtre. L’époque tragique où nous vivons m’a poussé, oh ! folle prétention, à interpréter des textes philosophiques. Avec ces récurrences thématiques incertaines : désir de possession et volonté de puissance, servitude volontaire et servitude involontaire. La lucidité étant bonne pâte, cet ensemble ne sera publié que sur mon blog, ou nulle part… Cette même lucidité ne me permet pas de répondre à ce que m’apporte la philosophie. Quelques lueurs parfois, dans le marais où je patauge depuis bientôt 70 ans. Et je pense à Georges Perros quand il enfourchait sa moto pour enseigner à la faculté de Rennes : « Je vais donner mes leçons d’ignorance. » Les meilleures probablement, car les plus humbles. On enseigne mieux quand on a conscience de son ignorance.

Allez ! Affrontons pour finir le sujet du peu en poésie. Qui rejoint le peu en général. Pierre Sansot aimait beaucoup les gens de peu. Je suis l’un d’eux. C’est peut-être quand on a beaucoup que taraude la sensation du manque. Je n’ai jamais manqué de rien dans le peu où mes enfances ont grandi. En poésie, je vois souvent défiler des hordes de termes savants et je n’aime pas ça. Quand le propos est alambiqué, je prends mes jambes à mon cou et je cavale. Je préfère la simplicité nue des mots ouverts à l’infra ordinaire. Ceux de Lorca par exemple, tellement évocateurs en leur cante jondo andalou. Ou ceux des grands haïkistes, Basho, Ryokan… Et voilà que je me souviens de Giacometti. Pendant la guerre, certaines de ses sculptures rapetissaient au point de loger dans une boîte d’allumettes. Il disait que l’œuvre venait quand elle le voulait. Toujours à claudiquer entre figuration et abstraction, comme lui-même claudiquait. Vivre le peu. Créer le peu. Mais pas d’ascèse hein ! Et se tenir dans la joie qu’on touche des doigts et des yeux. Seul le peu parvient à la faire advenir.

G.R : Quels conseils pourriez-vous donner à un jeune poète en herbe qui rêverait de se lancer ?

Dominique Boudou : D’abord lire. Beaucoup. Toutes sortes de textes. Les patrimoniaux et ceux d’aujourd’hui. Les jeunes lisent de moins en moins y compris dans les lycées réputés, c’est fâcheux. Ensuite, pratiquer la lenteur comme antidote à l’immédiateté. Laisser au réel le temps de sortir du flou puis de durer. Mon brin d’herbe sur la voie du tram n’est pas un ludion bondissant. La nuque de ma boulangère se révèle si peu entre les plis du col et le fouillis des cheveux que le regard doit attendre à l’affût. Autre conseil : ne jamais se prendre au sérieux en écrivant. Sinon c’est foutu. Le jeune poète va basculer cul par-dessus tête dans des affres pas toujours de bon aloi et il y perdra son entendement. Quant au passage à la publication, je ne sais pas. Les maisons d’édition sont submergées de textes dont beaucoup ont de grandes qualités. Mais impossible de les publier tous. Il y a déjà une forte inflation dans la production… Essayer les revues, répondre à des appels à textes, créer un blog, poster sur Instagram, tenter l’autoédition si rien d’autre ne marche sont peut-être des pistes. En revanche, ne jamais céder aux mirages de l’édition à compte d’auteur. Plus qu’une erreur, c’est une faute. Enfin, exercer l’art de la patience. Si le jeune poète a vraiment de la tripe, ça finira par le faire.

G.R : Un extrait choisi par vos soins pour faire découvrir à nos lecteurs votre poésie

Dominique Boudou : Ce texte est extrait de l’ensemble Les arbres écrivent aussi. Il paraîtra en 2025 aux éditions La 21ème Saison, accompagné des images de Cédric Merland qui l’ont nourri :

La pierre et la lumière partagent les mêmes souvenirs des commencements du monde. Les arbres les entendent murmurer la nuit autour des éboulis. Un vieux jardin des simples soutient encore un pan de mur et la margelle d’un puits. Le promeneur s’y attarde malgré lui. Le mur ne résistera plus longtemps. Les mousses ont séché dans les jointures. Trop de durée fatigue de soi.
Le promeneur trouve à s’apaiser sous l’ombrage des arbres. Des fourmis encerclent un ver de terre. Elles attendent. Tout l’univers est là, dans cette attente.

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Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.
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