Le pays incertain : une poésie entre brume et révolte
Par Irène Dubœuf
Le pays incertain : un titre voilé de brume, indéterminé malgré l’emploi de l’article défini, un titre d’où émane une certaine douceur et qui pourrait sembler sinon plus apaisé du moins plus neutre que les deux précédents que j’avais lu et commentés : Imprécations nocturnes et Conspirations du réel. Mais ce n’est qu’une apparence. L’auteur que nous connaissons est toujours là, rebelle dans son désenchantement, sa rancœur, son engagement, sa détermination, son éloquence et sa fougue, sa rage mêlée de délicatesse, sa révolte et sa franchise, son incessante lutte contre l’hypocrisie, sa soif inextinguible d’absolu.
On y retrouve la beauté d’une prose tout aussi envoûtante que celle de ses vers. Le poète ne renonce jamais et cherche la fraternité chez les auteurs bannis, les poètes maudits, conjurant le vide existentiel par le cri des mots : ainsi avance-t-il dans un monde où il semblerait que les dés aient été pipés dès l’origine. « Paria de naissance » portant « la croix paternelle », Grégory Rateau est profondément marqué par une enfance placée sous le signe de l’incompréhension, de la violence des rapports de force entre des « confréries par défaut », dont l’impact initial n’en finit pas de se répercuter sur les conflits d’aujourd’hui. Parlant en son nom comme au nom de ses compagnons d’infortune, il nous propose une poésie née de l’adversité.
Chargé de rancune tant familiale que sociétale, le poète de l’ombre, porteur de lunettes noires, qui erre dans la grisaille ouvre ce nouveau livre sur un monologue quasi shakespearien qui se poursuit par un dialogue versifié avec un de ses « frères en poésie » Jacques Prevel, mort à 35 ans, fidèle ami d’Antonin Artaud. Ce qui est gravé sur la tombe de Prevel n’est pas sans rapport avec Le Pays incertain :
« Et je suis las de cette brume qui s’efface
Je suis fatigué de cette misère
Et j’imagine un amour où je pourrais vivre sans pleurer
J’imagine un pays où je pourrai mourir sans regret. »
En effet, les vers de Grégory Rateau sont emplis de brume, de pluie, de misère et de rancœur et l’on comprend que le poète cherche – sans trop y croire – ce pays « incertain » qui pourrait- être celui imaginé par Prevel. Un pays qui serait celui de l’enfance, sa ville natale où il retourne sans cesse, non-lieu habité par le vide, où vivent les rejetés de la société, les « sans-amis » opposés à des nantis qui ne sont qu’âmes mortes sur des trônes de paille hautement inflammables. Un pays qui ne peut être qu’intérieur car reconstruit par les mots du poème, car Grégory Rateau sait bien que le pouvoir est dans les mots, seuls ceux qui savent se les approprier sont en mesure de créer un monde nouveau. Notons l’admirable passage intitulé Souhaits, selon moi l’un des plus beaux du recueil, et qui se termine ainsi :
« Je voudrais retourner dans ce pays incertain où les souvenirs sont comme des villes en construction, avec des axes compliqués, des passages secrets, une vie de village pour chaque quartier, des ragots pour peupler de futilités les dimanches sacralisés. Des tasses se rempliraient toutes seules, les heures ne pèseraient plus sur nos consciences, les fins de journée seraient enfin dépouillées de cette chape de plomb, du prix d’un effort totalement vain et où les jeux d’enfants reprendraient enfin goût à ce rien qui n’a pourtant pas de prix. »
Un pays qui manifestement est aussi sa part d’ombre, ce qui est enfoui au plus profond de lui, qui apparaît comme des négatifs de photos.
Chercher en vain son coin d’ombre,
s’y enliser dans la moiteur des regards biaisés,
des fausses indifférences,
des marées dont l’aigreur fait du sur-place.
La quatrième et dernière partie du recueil nous réserve de très beaux vers. Le poète envahit par un mal-être qui lui colle à la peau cherche le sens des choses mais celui-ci s’évapore comme une brume qui s’estompe et la rumeur est toujours là, rien ne peut l’arrêter.
Qu’il en soit donc ainsi
au crépuscule des heures perdues
la peur s’invite sans saluer
L’auteur n’accepte aucun compromis, son ton incisif ne cherche pas à séduire : s’il accroche et retient l’attention du lecteur, c’est par sa sincérité, sa spontanéité, son ardeur et sa foi infaillible dans la poésie. Il nous confie ses peurs, ses errances, ses désillusions, ses désirs, son âme entière, nue et sensible, perdue dans ce monde où « rien ne dure, tout glisse » … où seuls vivent les mots du poème avant d’être eux-mêmes absorbés par leur propre silence.
Écrire sans respirer à la douceur de ta robe
battue par des vents turbulents
sous la silhouette de mes maîtres
je mime la chose sacrée
porté par les derniers tremblements de l’été
quand soudain, la courbe de ton sein
dessine le rythme de mes vers
une seule respiration et l’ombre se fait
dans le noir entaché par mon passé
le poème se révèle à son maître
il jaillit à haute et intelligible voix
avant de s’imposer à lui-même
un silence aride et narquois.
Ce livre a la puissance d’un souffle amer et glacial qui place l’émotion au cœur de la poésie et le poème au cœur de la réalité, à même la rue (dans la rue est d’ailleurs le titre de la dernière partie). C’est la poésie d’un adulte marqué par les blessures d’un « sale gosse » épris de justice et de liberté qui tranche dans le vif de la chair des mots, et peu importe si du sang en jaillit, le poète maitrise les sons, le rythme, les métaphores et convie une insolite beauté à sa table de travail. Le livre refermé, on retient cette musique où la grâce se mêle à la détresse et l’amour à la haine.