Poésie

Les Rubâiyât de Khayyâm par Pierre Seghers

Les Rubâiyât de Khayyâm par Pierre Seghers

Tout le monde ici doit chanter

Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen

Les Rubâ’iyât de Khayyâm par Pierre Seghers

Khayyâm, Les Rubâiyât, traduit et présenté par Pierre Seghers, édition bilingue, Paris, 1982 pour la première édition, le 8 février 2024 pour la présente édition, 160 pages, EAN : 9782232147357, 15 euros.

Un livre viatique

En ce ramadan 2024, qui correspond à l’année 1445 de l’hégire, au moment où les regards sont tournés tantôt vers Gaza, tantôt vers des productions audiovisuelles plus douteuses que problématiques, il est à la fois sage et salutaire de se tourner vers un bon livre. Si la presse et les réseaux sociaux nous assaillent de leurs sollicitations impromptues à regarder tel ou tel feuilleton sur les assassins, Hasan-Ibn Sabbâh, ou encore l’annonce d’une énième traduction du roman de Vladimir Bartol, Alamut, par quelqu’un qui n’en connaît pas la langue d’origine, le slovène, il vaut mieux se réfugier dans le giron du bon Omar Khayyâm :

J’ai vu un homme retiré sur un terrain pauvre. Il n’était

ni hérétique, ni musulman. Il n’avait richesses, ni Dieu

Ni certitude ou vérité. Il n’avait ni loi, ni principes

Dans ce monde ou dans l’autre monde, un tel courage, qui l’a eu ?

Voilà qui, d’emblée, risque de nous mettre dans une situation embarrassante, quasiment en porte-à-faux avec le contexte spatiotemporel et socioculturel qui sont les nôtres. Or, c’est justement cela qui nous attire, comme un papillon de nuit est attiré par la lumière ou le feu qui va le brûler, car c’est de ce danger dont nous avons besoin pour sentir, voire éprouver la joie et la fureur de vivre tout à la fois.

Du vrai croyant à l’incrédule, je te le dis, il n’est qu’un souffle

Du dogmatique à l’incertain, il n’est en vérité qu’un souffle

Dans cet espace si précieux, entre deux souffles, vis heureux

La vie s’en va, la mort s’en vient, notre passage n’est qu’un souffle…

Ces vers, ainsi distillés, nous les devons en français à un grand poète, résistant, traducteur et éditeur ― Pierre Seghers (1906-1987) ― qui a découvert Omar Khayyâm à l’âge de trente ans, grâce à son maître en typographie et édition, le dédicataire du présent volume : « À Louis Jou,/ aux nuits d’été sur sa terrasse/ des Baux-de-Provence/ où Omar Khayyâm me fut conté. »

Cette dédicace n’a d’égale que la beauté de la traduction que nous offre Pierre Seghers, ainsi que son admirable présentation à la fois éclairante, érudite et audacieuse, au cours de laquelle, tels des Petit-Poucet rêveurs, nous allons de la légende à l’histoire, en nous demandant qui est ce poète, ce savant et jusqu’à ses relations avec les « assassins » et son camarade de classe, le fondateur de la secte des « Hashâshins », les « assassins », Hasan-Sabbâh, d’après l’orthographe choisie par Pierre Seghers.

Être contre paraître

Dans ce format caractéristique des Éditions Seghers, 13.5×16 cm, la poésie semble être la meilleure compagne, non seulement parce qu’elle va de pair avec le printemps, mais encore parce que, en été, en automne comme en hiver, elle est la sœur jumelle et l’alliée substantielle.

Les Rubâ’iyât sont pour ainsi dire l’incarnation même de cette substantialité qui, d’un quatrain à l’autre, exprime notre soif de vie. D’aucuns diraient soif de vin, comme la plupart des quatrains de Khayyâm d’ailleurs, mais ce serait réduire ce si beau texte et cette expérience autant mystique que sensuelle à une lecture littéraliste, à laquelle s’oppose farouchement le poète :

Du cyprès et du lys, tu connais la réputation

Tu m’en demandes le pourquoi ?

Les dix langues de celui-ci restent muettes et celui-là

Qui jouit de plus de cent mains, il sait les tenir raccourcies…

Méditons sur ces deux plantes et référons-nous dans le même élan de réflexion à la note à propos de ce quatrain, par le premier traducteur de Khayyâm en français, J.-B. Nicolas, en 1867, laquelle traduction a sûrement inspiré à Baudelaire certaines lignes des Petits Poèmes en prose, publiés deux ans plus tard : « Le cyprès est l’emblème de la liberté et le lys, celui du silence. Khayyâm compare les nombreuses branches du premier à autant de mains, qui, à l’inverse de celles des mollahs, ne s’allongent jamais pour s’approprier le bien d’autrui, et les pétales du second à autant de langues qui, restant muettes, ne sont pas, comme celles des antagonistes de notre poète, sujettes à la médisance ou à la calomnie. »

Cette opposition entre le religieux, jugé hypocrite et fallacieux, et la vie se décline autrement dans le quatrain suivant :

À une femme de la rue, un cheik dit un jour : « Tu es ivre !

À chaque instant te voilà prise au filet du premier venu ! »

« Ô cheik ! » lui répondit la femme « je suis tout ce que tu me dis

Mais toi, es-tu souvent celui que tu voudrais toujours paraître ? »

Du cyprès et du lys à la femme, en passant par les grappes de raisin qui ont donné le vin et l’ivresse, voilà qui multiplie les sources de vie et de vitalité, les opposant à la rigidité de la foi et du fanatisme. À ce titre, un quatrain, où le poète s’explique sur son culte bachique, décrit bien le combat qu’il mène à l’encontre de ces corrupteurs et semeurs de corruption. Nous sommes certes loin du Nietzsche dionysiaque de Par-delà bien et mal, mais à quoi bon l’être fallacieusement, si rien ne s’y prête encore. Ne vaut-il pas mieux rester en-deçà et dans le vrai que par-delà et dans l’illusion ? C’est que nous vivons, encore et toujours, au temps des assassins.

 Je bois du vin, mais je ne commets nul désordre

Je tends la main, ce n’est que pour saisir ma coupe

Sais-tu pourquoi je suis, du vin, l’adorateur ?

C’est pour ne point te ressembler, ô toi qui t’adores toi-même.

Voilà qui est dit de la plus claire et de la plus limpide des manières. Cette clarté, nous la retrouvons à chaque quatrain et page de la présente édition des Rubâ’iyât, que les Éditions Seghers nous offrent belle sur toutes les coutures. Il suffit de tenir le livre entre ses mains, de le feuilleter, d’en apprécier la typographie, la calligraphie de Ghani Alani, les quatrains reproduits en persan, pour voyager dans l’espace et le temps, pour vivre pleinement la liberté en la si bonne compagnie d’Omar Khayyâm :

Ni chaud ni froid. C’est aujourd’hui un temps de rêve

Sur les roses, la pluie nocturne a fait les pétales brillants

Tous les oiseaux sont rassemblés, les entends-tu ? Le rossignol

dit aux fleurs jaunes : « Buvez du vin. Tout le monde ici doit chanter ! »

Photo de couverture : Pierre Seghers, dans sa bibliothèque – ÉDITIONS SEGHERS

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