Enfin Ouled Ahmed traduit en français ! Aymen Hacen
Ouled Ahmed traduit en français
Par Aymen Hacen
Les lettres tunisiennes et arabes commémorent le 5e anniversaire de la mort de Mohamed Sghaïer Ouled Ahmed, né le 4 avril 1955 à Sidi Bouzid et décédé le 5 avril 2016.
À cette occasion, les éditions Le Merle moqueur/ Manifeste ! publient le premier ouvrage en langue française d’Ouled Ahmed, Brouillon de patrie, anthologie établie, traduite de l’arabe et annotée par Aymen Hacen, avant-dire d’Adonis et postface de Moncef Mezghanni, avec une couverture réalisée par l’artiste-peintre et calligraphe Tarek Souissi, reprenant des extraits du poème « Principale de la condition ».
Ouled Ahmed était déjà atteint par la maladie quand il a publié, en 2015, Brouillon de patrie, une anthologie personnelle de son œuvre où s’entremêlent prose et poésie. C’est ainsi que « le poète de la patrie », considéré comme celui de la Révolution tunisienne, a voulu définir sa propre expérience de l’écriture, de l’engagement, une sorte d’œuvre-vie placée sous le signe de la Liberté.
À ce titre, le combat d’Ouled Ahmed contre la dictature et la tyrannie a connu son apothéose, non seulement en 2011 lors du déclenchement des Printemps arabes à Sidi Bouzid, sa ville natale, mais aussi suite à la vague de violences religieuses qui ont vu l’assassinat des militants Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi en 2013, et plus encore contre la maladie avec laquelle il s’est battu courageusement par la parole poétique.
Choisis par Ouled Ahmed ainsi que par le traducteur qu’il a lui-même élu − parce qu’il a l’âge de son fils aîné et parce qu’il est lui-même poète en français −, les proses et poèmes de cette édition de Brouillon de patrie retracent le parcours singulier d’un poète reconnu comme l’un des plus grands de Tunisie et du Monde arabe. C’est dans ce sens que vont les textes d’accompagnement, la préface du grand poète Adonis qui voit en Ouled Ahmed le mariage réussi de la politique et de la poésie, et la postface du poète tunisien Moncef Mezghanni, où le lecteur découvrira plus d’informations sur l’homme et son parcours.
Bonnes feuilles
Nous aimons le pays
Nous aimons le pays…
Comme personne n’aime le pays
Matin
Soir
Et avant le matin
Et après le soir
Et le dimanche aussi
Et s’ils nous massacrent
Comme ils nous ont massacrés
Et s’ils nous exilent
Comme il nous ont exilés
Nous reviendrons conquérants de ce pays
À notre terre reviendront les arbres
À notre ciel reviendra la lune
Le martyr criera :
Paix
Paix
Sur ceux qui ont résisté
Nous aimons le pays
Pour que personne n’aime le pays
Et s’ils nous massacrent
Et s’ils nous exilent
Nous reviendrons conquérants… du même pays
(Tunis, 4 avril 1988.)
Casuistique de la route
1
En cas de leur victoire
Je sortirai sur la route
Je compterai mes voix qui se sont tues…
Je m’assiérai sur la route
Et que passe le cortège de bagnoles[1]…
Je ne me lèverai pas de la route
Et allongés : mon ombre la défaite et moi…
Nous crierons en direction de la route :
Tu les as fait arriver à bon port et tu nous as perdus :
Merci… nous t’aimons route
2
En cas de leur défaite…
Je sortirai sur la route
Je compterai mes voix qui se sont prononcées
Je danserai sur la route
Et que passe le cortège de bagnoles
Je ne sortirai pas de la route
Et allongés…
Mon ombre la colombe et moi
Nous crierons en direction de la route :
Tu nous as fait arriver à bon port et tu les as perdus
Merci… tu es bien la route
Femmes
Écrit
J’ai écrit…
Plus aucune lettre
Décrit
J’ai décrit…
Plus aucun adjectif
Je dis alors
Lapidairement et je m’en vais :
Les femmes de mon pays
Sont femmes
Et demie.
Zouhour[2]
Ton amour… a toujours besoin
D’un violon et d’un poème
D’un délateur et… d’un animateur
D’un indicateur… et d’un journal
D’un théâtre et d’étoiles
Proches… et lointaines
Et d’un bouquet… ô ma vie
De longues années
De quoi ton amour a-t-il besoin ?
J’ai oublié… de quoi donc !
Ton amour a besoin d’une guerre
Contre les chansons stupides !
Ouled Ahmed, Brouillon de patrie, anthologie établie, traduite de l’arabe et annotée par Aymen Hacen, avant-dire d’Adonis et postface de Moncef Mezghanni, Paris, Le Merle moqueur/ Manifeste !, parution avril 2021, 110 pages, 10 euros, ISBN : 978-2-9575215-7-9, distribution Pollen, diffusion CED-CEDIF.
[1] Le poète, dans une note aussi ironique que dramatique, explique son emploi du mot tunisien de « kraheb », soit bagnoles en français. Il précise que leurs klaxons est employé pour exprimer la victoire ou la défaite collective, notamment après les matches de football. Toujours par ironie, il annonce le drame à venir, à savoir l’utilisation politique des mêmes klaxons pour célébrer la victoire des islamistes lors des élections de l’Assemblée Nationale Constituante du 23 octobre 2011.
[2] Fleurs, en arabe, prénom de l’épouse du poète et de la mère de sa fille Kalimat, dont le prénom signifie « paroles ». Ainsi, que cela soit pour l’épouse ou la fille, le poète Ouled Ahmed a ses propres « fleurs » et « paroles », comme des compléments du nom, précisément de son patronyme.
Œuvres de Tarek Souissi