Francis Combes : «Chaque poète court toujours derrière le poème qui éclairerait tout»
Les jeudis d’Hyacinthe
Né en 1953, Francis Combes est poète, traducteur et éditeur. Diplômé de Sciences Po, il a étudié des langues orientales (russe, chinois et hongrois), il a traduit Vladimir Maïakovski (Écoutez, si on allume les étoiles, en 2005), Attila Jozsef (Le Mendiant de la beauté, 2014) et Henri Heine (Le Tambour de la liberté, en 1997), tous publiés aux éditions Le Temps des Cerises, maison qu’il a cofondée en 1993 et dirigée jusqu’en 2020.
Son œuvre poétique, composée d’une vingtaine de volumes, est traduite et saluée dans le monde entier. Son ouvrage, co-écrit avec son irréductible compagne, Patricia Latour, Le français en liberté, paru en octobre 2016, a été préfacé par Claude Hagège.
Rencontre
Hyacinthe : En 2020, vous fondez les éditions Manifeste ! qui publient d’emblée trois titres. Pourriez-vous nous raconter le contexte dans lequel est née cette nouvelle maison ?
Francis Combes : J’avais fondé les éditions Le Temps des Cerises en 1993, avec Patricia et une trentaine d’amis écrivains, dont le poète Eugène Guillevic, le romancier brésilien Jorge Amado ou l’écrivain français Gilles Perrault. Il y a deux ans, j’avais annoncé mon intention de passer la main. Je voulais passer le relai à des jeunes écrivains progressistes, dont je sais les qualités littéraires. Mes associés s’y sont opposés et ils ont voulu imposer un économiste. Cela a provoqué une crise au sein de la maison d’édition, avec mon départ et le départ de nombreux auteurs. Les éditions Manifeste ! Fondées par une quarantaine d’auteurs et que dirige le jeune poète Victor Blanc, entendent maintenant poursuivre à leur façon l’esprit de ce que fut le Temps des Cerises : une maison indépendante, animée par les auteurs eux-mêmes, une maison d’édition internationaliste, littéraire, politique et poétique.
Les premiers titres sont un livre d’Olivier Besancenot et Michaël Löwy pour les 150 ans de la Commune de Paris ; deux recueils de poèmes : Brouillon de patrie d’Ouled Ahmed et Un printemps assiégé du poète turc AtaolBehramoglu traduit par Moëz Majedet un grand livre de l’historien Alain Ruscio sur les histoires ordinaires et extraordinaires de trois cents ans de colonialisme.
Hyacinthe : Vous êtes l’un des rares éditeurs à publier systématiquement des poètes arabes qui ne soient pas forcément connus ou reconnus par la nomenklatura. Comment choisissez-vous vos auteurs ? Comment travaillez-vous en tant qu’éditeur ?
Francis Combes : Je n’ai jamais été un éditeur spécialisé dans le monde arabe, et j’ai publié tout aussi bien des écrivains français, russes, chinois, américains, latino-américains. La poésie n’a pas de frontières… Mais je pense qu’il y a un vrai travail à mener pour faire connaître aux lecteurs français les écrivains qui écrivent en arabe. (On a toujours tendance en France, dans le petit milieu littéraire, à reconnaître d’abord ceux qui écrivent en français et fréquentent le Quartier latin).Parmi les écrivains qui nous intéressent en priorité, il y a des écrivains qui se signalent par la qualité de leur écriture mais aussi par leur engagement social, démocratique. Cela peut donner du Monde arabe une autre image que celle qui prévaut habituellement en Europe. Dans la dernière période j’ai ainsi pu éditer une grande anthologie des femmes poètes du monde arabe préparée et traduite par la poétesse syrienne Maram al-Massri. Et ce livre a connu un succès mérité.
Hyacinthe : Vous êtes profondément de gauche. Qu’est-ce à dire et quel est l’horizon de la gauche en France, au moment où on célèbre le 40e anniversaire de l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir et le 150ème anniversaire de la Commune de Paris ?
Francis Combes : Je suis communiste depuis l’âge de quatorze ans… Qu’est-ce que cela veut dire ? L’idée communiste, c’est l’idée démocratique radicale : le pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple. Un programme encore réalisé nulle part… L’état actuel de la gauche en France aujourd’hui me désole et m’inquiète fortement. La gauche est à la fois divisée et affaiblie idéologiquement. C’est le contrecoup de ses trahisons et de ses reniements. Ce qui laisse le champ libre à la poussée des idées de droite et d’extrême-droite que l’on peut résumer ainsi : une peur largement irraisonnée mais systématiquement entretenue envers le danger que représenterait l’autre, l’étranger, le pauvre, le réfugié… C’est le contre-feu allumé par la classe dirigeante face à un réveil des luttes populaires (depuis les Gilets jaunes jusqu’à la défense de l’hôpital public pendant la pandémie). Et ce contre-feu fait courir à la France, à sa démocratie et sa culture un danger qui ne relève plus du fantasme mais du risque réel. Selon moi, il serait urgent de surmonter les petites logiques partisanes pour s’engager dans la construction de ce que j’appellerais un Front du peuple. Et il faut dans le même temps renouer avec l’internationalisme. Une conscience de classe progressiste aujourd’hui ne peut renaître que du sentiment que nous appartenons tous à ce que j’appelle le« peuple-monde », ce peuple multiple entre les mains duquel repose le sort de la planète. C’est l’urgence.
Hyacinthe : Vous publiez une chronique hebdomadaire dans le journal L’Humanité, fondé par Jean Jaurès en 1904, et organe officiel du Parti Communiste Français. Pourriez-vous nous en décrire la philosophie ?
Francis combes : La langue française est entrée dans une période de turbulences. Au plan mondial la francophonie progresse… Mais, paradoxalement elle est menacée en France même, notamment par l’anglomanie galopante des « élites », du monde du commerce, de la publicité, de la politique, des médias et même souvent de la culture. C’est un snobisme de masse qui relève d’une auto-aliénation : se convertir à marche forcée à la langue de l’Empire.La France qui fut et reste largement un pays colonial est aussi un pays colonisé. Mais le français n’est pas mort. Dans la chronique que Patricia et moi tenons, nous insistons sur le fait que le français vit et qu’il est riche de sa diversité, notamment grâce à l’apport de tous ceux qui aiment et font vivre cette langue en dehors de la France… Il y a aussi beaucoup à dire de l’apport de l’arabe au français. Il ne s’agit pas de prétendre que le français aurait quelque supériorité que ce soit sur les autres langues. Mais sa défense participe de la lutte pour une mondialisation respectueuse de la multiplicité des cultures. Nous sommes pour l’unité du monde dans la diversité.
Hyacinthe : Poète et traducteur de poésie, comment travaillez-vous ?
Francis Combes : J’ai publié une trentaine de livres personnels et la poésie occupe une part essentielle de mes pensées. Je n’ai donc pas de honte ou de fausse pudeur à me dire poète, d’autant que je pense que la poésie, qui manifeste l’irréductible besoin qu’ont les humains de beauté et de liberté, mérite d’être défendue. L’imagination poétique est d’utilité publique. Ce n’est pas un mouchoir sale qu’il faut cacher dans sa poche ; c’est un drapeau que nous pouvons déployer. Par contre, je ne me dirais pas traducteur professionnel. Je ne traduis guère que les poètes que j’aime, qui me sont nécessaires et dont j’ai eu la possibilité d’approcher la langue, qu’il s’agisse de Bertolt Brecht, Vladimir Maïakovski ou Attila Jozef. Dans ce cas, traduire consiste à pénétrer l’atelier du poète.
Comment je travaille ? Je n’en sais trop rien… Entre deux recueils et même entre deux poèmes, j’ai toujours le sentiment que la poésie me déserte… Jusqu’à ce qu’une idée me vienne et qu’un nouveau poème s’impose. Pour moi le poème naît d’une idée. (Je sais que pour d’autres, cela se passe différemment… pour beaucoup de poètes, c’est le chant qui prime. Chez moi, il vient souvent après. Il fait partie du métier.) Qu’est-ce pour moi qu’une idée poétique ? C’est une image qui nous relie au monde. Une image consciente et sensible qui éclaire notre situation et notre présence aujourd’hui sur la Terre. À part ça, je travaille tout le temps… Surtout peut-être quand je ne fais rien ! Car pour être poète, il faut bien sûr un crayon et un carnet… mais il faut aussi beaucoup marcher, se promener, être disponible pour le monde qui vous entoure, prêt à l’accueillir les bras ouverts.
Hyacinthe : Traduit en arabe par l’écrivain algérien Tahar Ouettar (décédé en 2001), quels rapports entretenez-vous avec le Monde arabe, notamment avec les intellectuels communistes et progressistes ?
Francis Combes : Mon premier livre a en effet été traduit en arabe par Tahar Ouettar qui fut un ami proche (et publié par l’ENAP à Alger). Et un choix de mes poèmes a été traduit plus récemment par Maram al-Massri(et publié par Al Farasha, au Koweit). Pendant des années je me suis souvent rendu en Algérie où j’ai connu, outre Ouettar, Youssef Sebti, Tahar Djaout, le peintre Mohammed Khedda et quelques autres… Nous étions proches. Ils appartenaient à cette génération d’intellectuels progressistes liés au combat national, qui étaient des laïcs et des internationalistes. J’ai ainsi pendant des années été très lié au grand économiste marxiste franco-égyptien Samir Amin dont j’ai publié beaucoup de livres en France. Il a beaucoup fait pour une meilleure compréhension réciproque. J’ai eu la possibilité de me rendre dans plusieurs pays : l’Égypte, le Maroc, le Liban, la Syrie, l’Irak, l’Arabie saoudite, la Palestine, les territoires occupés, Gaza à l’invitation des poètes palestiniens… En général ces voyages n’étaient pas d’abord touristiques. Patricia était pour sa part secrétaire générale de l’Appel franco-arabe qui réunissait des intellectuels français et arabes et se mobilisait contre la politique d’embargo dont les principales victimes furent les peuples. Nous avons ainsi, par exemple, affrété un avion avec une centaine d’intellectuels et d’artistes français, pour nous rendre à Bagdad, en violation de l’embargo aérien.
Les éditions Al Manar ont publié une anthologie de mes « poèmes-reportage » sur le monde arabe qui s’intitule La Barque du pêcheur. Pour moi le monde arabe est un Orient qui nous est proche, à la fois un miroir qui nous renvoie une image inversée et familière et un autre monde par-delà le miroir. Il fait partie de notre histoire, de notre culture et nous avons un devenir commun.
Hyacinthe : Quels sont vos modèles, références et maîtres à penser aussi bien littéraires que politiques ? De quel œil voyez-vous la littérature française contemporaine ?
Francis Combes : Vaste question… Dans le domaine philosophique, Marx, bien sûr, mais aussi Socrate,Épicure, Khayyâm, le Tao Te King de Lao Tseu… et plus près de nous : Gramsci, Ernst Bloch, Henri Lefebvre, Erich Fromm… En poésie, ils sont plus nombreux encore : Hugo, Whitman, les poètes de la dynastie Tang, Maïakovski, Brecht, Nazim Hikmet, Aragon, Éluard, Rítsos, Neruda, Mahmoud Darwich, les poètes de la Beat génération… Beaucoup de poètes m’accompagnent.
La littérature française ? Après une période où dominait un certain narcissisme, paraissent à nouveau des livres qui parlent du monde réel, du travail, de l’histoire… En poésie en particulier, les choses changent. Après une longue période marquée par la déconstruction linguistique, la jeune génération semble renouer avec une poésie qui tout en étant audacieuse et parfois expérimentale du point de vue du langage, a vraiment quelque chose à dire du monde réel dans lequel nous vivons. Une poésie orale mais aussi très écrite, souvent satirique mais aussi lyrique, passionnée, romantique en quelque sorte.
Hyacinthe : Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Enfin, si un seul de vos poèmes devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?
Francis Combes : Je referai le même chemin, en essayant d’éviter quelques erreurs. (Plusieurs fois, ma tendance à faire confiance m’a joué des tours, parfois de sales tours… mais je ne crois pas que je deviendrais pour autant soupçonneux envers le genre humain, voire misanthrope). Me réincarner ? Cela ne fait pas partie de mes projets immédiats… En arbre, je me verrais bien châtaignier, l’arbre de mes Cévennes natales. Ou cerisier, car je l’ai déjà été pendant des années… Mais les arbres ne voyagent pas. C’est leur plus grand défaut ! Animal ? Un oiseau sans doute. Un merle, parce qu’il a des ailes et sait chanter. J’ai d’ailleurs créé une association de poètes et de musiciens qui porte le nom du Merle moqueur (qui est une référence à la chanson de Jean-Baptiste Clément, « le Temps des Cerises ») et qui participe à l’aventure des éditions Manifeste ! C’est sous ses auspices que vient de paraître Ouled Ahmed en français grâce à la belle traduction d’Aymen Hacen, avec une préface d’Adonis et une postface de Moncef Mezghanni.
Mais à tout prendre, j’aimerais mieux me réincarner en Francis Combes… Chaque homme disait Rimbaud devrait avoir droit à plusieurs vies. Et c’est justement parce que cela nous est interdit que nous écrivons des poèmes.
Quant au poème qu’il faudrait absolument traduire, c’est celui que je n’ai pas encore écrit. Chaque poète court toujours derrière le poème qui éclairerait tout, le poème dans lequel il dirait le mot de la fin. Mais, ce n’est pas encore pour demain !
Deux poèmes inédits de Francis Combes
FACILE
C’est assez facile
changer la nuit en jour
(le soleil fait ça tous les matins)
C’est assez facile
changer la glace en eau
(quelques rayons suffisent)
C’est assez facile
faire naître des fleurs
au bout de nos vieilles branches
(un peu de printemps suffit)
C’est assez facile
changer ce monde inégal
et injuste
(il suffit pour cela d’assez peu :
s’unir).
Malgré…
Malgré la débâcle des banquises
et les écueils et les brisants
malgré les eaux glacées
malgré les congères et les tornades
malgré les dunes et les dos courbés
malgré les marais et les sables mouvants
dans les bureaux, les rues, les avenues
malgré les vents contraires et les orties
les buissons d’épineux qui poussent dans nos cités
malgré les collines de l’espérance
toujours à escalader. Malgré la fatigue
et ceux qui voudraient nous décourager
nous franchirons le jour
en nous tenant la main.