Mercredi en Poésie avec George Nina ELIAN
INÉVITABLE COMME UN BOUT DE ROUTE
Mes nostalgies sont
antérieures à mes souvenirs
le conte de fées dit que j’avais hérité des joyaux
de la couronne et que la couronne était faite de feuilles et
de fleurs séchées (le ciel de la mort était indigo)
le soir tombait : le vent
dansait sur la mer
comme un voile de mariée
l’agent de la circulation expliquait : à ce coin
de rue la voiture d’un président va
exploser et pour équilibre à l’autre coin un
opposant au système sera jeté dans le canal
(c’est la règle du jeu démocratique —
concluait-il avec un sourire savant)
un enfant demandait : qu’est-ce qu’un vœu ?
ils lui répondaient :
les gens étaient très amoureux et en
même temps très malades
(il y a toujours quelque chose
pour séparer un œil de l’autre)
je ne me
souvenais de rien mais je pouvais (juste) flotter
j’entendais le vent passer dans les branches
d’un arbre aux feuilles rougeâtres/ je savais
comment tout cela finirait :
inévitable comme un bout de route
où l’on peut voir la pluie d’étoiles
et la rose blanche
funèbre dans le verre de vodka,
s’épanouissant spontanément en l’absence
de l’ivrogne que j’étais autrefois.
HISTOIRE AU PRÉSENT IMPARFAIT
Je t’ai découvert dans un tableau de Renoir
(il était minuit passé,
je crois)
Tu étais belle comme un chemin vers le pays des forêts
ou comme le silence incirconscriptible du cygne
tes cheveux avaient la couleur du vin de figues
J’étais
le chevalier crépusculaire anachronique,
te cherchant même après t’avoir trouvé
(ma mère me parlait des anges : ils
volaient autour de nous)
au-dessus de nous,
l’espace avait fusionné avec le temps
l’éternité était devenue matérielle
je t’aimais sauvagement : comme un chien
claustrophile, comme un animal accro à la
solitude (je t’attirais en te disant
que ma solitude est plus
vaste encore que celle de
la chose en soi)
car j’étais encore plus seul que
l’oiseau-cage (je vivais dans une pièce sans murs,
au sous-sol)
et avec quelle peur tes yeux me regardaient,
qui avaient atteint l’insondable
des rêves les plus freudiens
j’attendais que tu me dises quelque chose sur
les arbres et leurs ombres
cachées dans le sol
je t’aimais
c’était l’automne et le calme : autour de moi
une forêt semblait apparaître de la brume
IN ILLO TEMPORE
nos corps empruntent successivement
la forme de nos mains et de nos lèvres
comme le sable la forme du sablier
comme l’eau, la forme du lit de la rivière
comme l’œil, la forme de la paupière
comme la bouche, la forme du baiser
comme les semelles, la forme du voyage
de la vie à la mort
et retour
alors
que
TEMPS SUSPENDU
Défoliations de crépuscule
incroyablement basses
(les herbes, dans leur croissance,
blessent le ciel)
Toi – de moins en moins tien,
enfermé dans une pensée :
qui… de qui est-il le fils ?
qui… de qui profite-t-il du soi ?
Rien de parfait,
rien de stable…
L’oracle se tait
(diabolique indolence!)
entre les terres…
George Nina ELIAN
George Nina ELIAN (vrai nom : Costel Drejoi). Poète, traducteur, journaliste. Né le 13 novembre 1964 à Slatina (Roumanie).
Débuts : 1985, dans la revue de Iași « Cronica », avec des poèmes.
Recueils de poèmes : Lumina ca singurătate/ La lumière comme solitude – 2013 ; Ninsoarea se întorsese în cer…/ La neige était revenue au ciel… – 2016; Fericirea din vecinătatea morții/ Le bonheur à l’approche de la mort – 2018 ; Timpul din afara ceasurilor/ Le temps en dehors des horloges – 2020 ; Verdele ceai al miezului de noapte. Scrisori de dragoste/ Thé vert de minuit. Lettres d’amour – 2021 ; Nimic altceva/ Rien d’autre – 2022 ; Grația cu care moare o frunză/ La grâce avec laquelle une feuille meurt – 2023.
Traductions : Silvina Vuckovic, A iubi și a dărui suflet (titres originaux : Amar y almar) – poèmes, 2015 ; Cleopatra Lorințiu, El paisaje en el que falto/ Peisajul din care lipsesc (édition bilingue roumain-espagnol) – poèmes, 2017 ; Alexandru Cristian Miloș, Universul în mâini/ L’Universo nelle mani (édition bilingue roumain-italien) – poèmes, 2019 ; Fernando Maroja, Venus din Milo în Ferentari/ Vênus de Milo em Ferentari (édition bilingue roumain-portugais) – poèmes, 2023.
Des traductions de ses poèmes sont parues au Mexique, en Argentine, en Espagne, en Italie, au Chili, au Brésil, en Albanie, en Bulgarie, en Belgique et en Serbie. À son tour, il a publié et continue de publier des traductions de poésie italienne, française, allemande, serbe, hollandaise, espagnole, portugaise et latino-américaine dans des revues roumaines et de poésie roumaine dans des revues de langue espagnole.
Souffle inédit, Magazine d’art et de culture
Une invitation à vivre l’art