Entretien avec Guy Dugas : « Un généticien convaincu »
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Né le 21 août 1950 à Uzès, en Occitanie, Guy Dugas est Professeur des universités, spécialiste du domaine arabe et des minorités en Méditerranée. À l’université de Montpellier III, il dirige un important fonds littéraire, le « Fonds Roblès-Patrimoine méditerranéen » réunissant les archives d’Emmanuel Roblès, Armand Guibert, Jules Roy, Jean-Pierre Millecam, Jean Sénac, L’Effort algérien, etc…
À l’occasion du cinquantième anniversaire de la disparition de Jean Sénac, Guy Dugas édite aux éditions du Seuil à Paris en partenariat avec les éditions El Kalima à Alger, Un cri que le soleil dévore 1942-1973, volume rassemblant les « carnets, notes et réflexions » du « poète de l’indépendance algérienne », assassiné le 30 août 1973.
Il s’agit d’un volume de plus de huit cents pages qui embrasse l’œuvre-vie de Jean Sénac, puisque les premiers mots datent du samedi 4 juillet 1942, alors que le poète n’a pas encore 15 ans, et les derniers sont un poème daté du 20 août 1973, dix jours avant son assassinat.
Guy Dugas, pouvez-vous nous décrire ce volume, ainsi que la méthode de travail que vous avez adoptée pour réussir cette édition ?
Guy Dugas. Depuis une trentaine d’années, j’ai la volonté de réunir par diverses publications les deux fonds majeurs complémentaires des archives relatives à Jean Sénac partagées entre Alger (Bibliothèque nationale) et Marseille (médiathèque de l’Alcazar). Cela concerne plusieurs aspects de son œuvre multiforme, comme son théâtre, ses émissions radiophoniques et en l’occurrence son journal intime. Pendant des années mon ancien étudiant et ami Hamid Nacer Khodja – hélas décédé en 2016 – a pu travailler conjointement sur ces deux fonds. Au moment du Cinquantenaire de la mort de Sénac et à quelques années du Centenaire de sa naissance (2026), il me semble nécessaire de faire revivre son œuvre poétique, désormais connue grâce aux Œuvres poétiques (Actes sud 1999, réédités en 2019) et de faire découvrir celle qui ne l’est pas encore. C’est dans cet esprit que j’ai édité ces carnets, matrice de toute l’œuvre.
L’assassinat de Jean Sénac demeure non élucidé, à l’instar de celui de Pier Pasolini deux ans plus tard. Or nous savons que dans un cas comme dans l’autre, la volonté politique l’emporte sur toutes les considérations, à commencer par la vérité et la justice. Quel est votre sentiment par rapport à ce crime, aujourd’hui cinquante ans plus tard ?
Guy Dugas. En la circonstance, mon sentiment sur le mystère persistant autour de l’assassinat de Sénac, qui clive les positions selon que l’on se trouve du côté français ou européen, était de peu d’importance quant à l’édition scientifique de son journal intime. Pire, il risquait de fausser le point de vue des lecteurs et de les maintenir au niveau de cette polémique continuelle qui empoisonne les relations entre la France et l’Algérie, dont je prétends justement le faire sortir afin de lui rendre sa singularité, et plus encore de lui conférer l’universalité qu’à mes yeux son œuvre mérite.
Ami de René Char et d’Albert Camus, avec qui il a d’importantes correspondances, un demi-siècle après, que reste-t-il de Jean Sénac ?
Guy Dugas. Ce qu’il en reste avant tout autour de la Méditerranée, c’est une image : celle d’une sorte de poète christique écartelé entre la France et l’Algérie, ami de Char et de Camus, promoteur inlassable de la jeune littérature maghrébine de langue française. Image juste, mais réductrice, dont je voudrais le faire sortir à travers cette entreprise de valorisation de ses archives, où qu’elle se trouvent – lesquelles révèlent un réseau de relations bien plus large, allant de Mauriac à Sartre et Simone de Beauvoir, de Ginsberg et Miller à Evtouchenko et Akhmatova, des poètes haïtiens ou vietnamiens engagés à René Depestre, Albellatif Laâbi ou Albert Memmi.
Des États-Unis, des traductions qui y ont récemment été faites, proviennent également d’autres images inédites et d’autres formes de reconnaissances : Sénac internationaliste, poète de la communauté gay, accompagnateur de la beat generation, etc. Je crois que cet ouvrage est de nature à permettre au lecteur d’accéder à toutes les facettes de la personnalité singulière qui fut celle de Jean Sénac. C’était en tout cas mon désir lorsque j’ai entrepris de reconstituer le puzzle de ses carnets.
Vous vous exprimez à la première personne et vous vous qualifiez « généticien convaincu ». Qu’est-ce qui caractérise la critique génétique par rapport aux autres et quel intérêt peut-elle avoir dans la relecture et la redécouverte des textes et des œuvres ?
Guy Dugas. Je travaille depuis plus de quarante ans sur les manuscrits, brouillons et autres « avant-textes » des écrivains de la Méditerranée et j’ai eu la chance de côtoyer longuement certains d’entre eux (Mohammed Dib, Albert Memmi, Jules Roy, Emmanuel Roblès,…) donc de les voir « à l’œuvre ». Le généticien remonte aux racines de l’œuvre et montre à quelles sources elles s’alimentent, en quoi elles se nouent à d’autres racines, parfois lointaines ou inattendues, pour former rhizome. Et je reste persuadé que ce travail, particulièrement sur l’aire géographique qui m’intéresse, est le seul de nature à mettre à jour les réseaux d’amitiés, d’influences, de collaborations ou de correspondances qui ont permis la naissance de ce que l’on a appelé, d’un singulier réducteur, « la littérature maghrébine », dont on a trop longtemps considéré qu’elle était née en rupture absolue, ou ex-nihilo. C’est en ce sens que j’ai pu dire que « je suis un généticien convaincu ».
Pensez-vous que Jean Sénac, qualifié de « poète de l’indépendance algérienne », ait la fortune qu’il mérite, notamment dans son pays, l’Algérie ? À ce titre, est-il lu ou étudié à l’école ou à l’université ? De même, est-il traduit en arabe comme il se doit ?
Guy Dugas. Incontestablement non, ni sur une rive de la Méditerranée ni sur l’autre. Peu de travaux universitaires ont été faits en France sur lui, et strictement aucun à ma connaissance en Algérie, alors que l’école doctorale algéro-française de français qui a uni les universités algériennes et françaises pendant plus de dix ans à partir de 2003 l’eût assurément permis. Quant aux écoles et lycées, n’en parlons pas. De même, les traductions de ces recueils en arabe sont pratiquement inexistantes. Seules quelques anthologies mentionnent son œuvre et en permettent l’accès.
Gageons que son entrée chez de grands éditeurs français – son unique roman, Ébauche du père, chez Gallimard (1986), sa poésie chez Actes sud (1999, rééd. 2019) et à présent son journal intime aux éditions du Seuil –, et les tentatives de partenariat avec des maisons d’édition d’Algérie (El Kalima pour ce dernier et Barzakh – s’il se décide enfin – pour la poésie) permettront cette reconnaissance près de cent ans après sa naissance.