Jacques Dupin : «Je tiens ma force d’un désastre réversible» – Hyacinthe
Jacques Dupin
«Je tiens ma force d’un désastre réversible»
Les jeudis d’Hyacinthe
Jacques Dupin, né en 1927 et décédé en 2012, a mené pendant plus de soixante ans une quête poétique des plus exemplaires. Si Cendrier de voyage, paru en 1950, avec une préface de René Char annonçait une voix singulière de la poésie française du XXe siècle, deux parmi ses derniers livres de poète et de critique d’art, Ballast aux éditions Gallimard et Par quelque biais vers quelque bord chez P.O.L[1], révèlent une vision du monde conjuguant poésie, philosophie et peinture. Comme si rien ne pouvait désunir l’harmonie d’une œuvre, celle du poète Jacques Dupin, qui malgré la fragmentation de sa poésie (ou de la poésie en général ?) et de la différence existant entre les peintres qu’il accompagne et dont il suit le travail, parvient à développer une weltanschauung ou vision du monde.
Ecriture sombre
Certes, le monde tel qu’il est représenté par Jacques Dupin est loin d’être heureux et encore moins lumineux, mais la limpidité des mots dont use le poète nous permettent d’aller à la rencontre des doutes, des malheurs et des tragédies qui semblent de noir le vêtir. Ballast est à ce titre un livre obscur sans pour autant être hermétique. Constitué de trois parties qui sont à l’origine des livres parus aux éditions P.O.L — Contumace en 1986, Échancré en 1991 et Le grésil en 1996 —, Ballast déroute tant il regorge d’images sombres comme marquées par «le deuil» :
«Le deuil la couleur
changeante de la mousse
et du désir
après le crime
de l’iris perçant le gel
où s’illumine la tierce
et l’entame de tes dents
dans l’air
le corps négatif
et le tranchement de ma langue
jusqu’aux retranchements
de la leur » (p. 65)
Noir et blanc
Reconnaissons que cette mise en page ne sied pas à la poésie de Jacques Dupin qui, dans un mouvement de dialogue permanent, s’entretient avec le blanc, celui de la page et celui du monde, obscur certes, mais qui demande à être dit, décrit, interrogé. Cependant, même ainsi retranscrite, cette poésie nous semble percutante, un travail sur les mots, précisément sur le choix des mots tendant vers l’effacement de ceux-là nous paraissant présider à la poétique de Jacques Dupin. Car, au-delà de cette nudité du verbe, il existe bel et bien un rythme et par là même une musique comme chez Philippe Jaccottet, André du Bouchet et Paul Celan qui sont, notons-le, les amis et compagnons de route de Dupin. Musique, donc, qui, tout en dérogeant aux normes classiques du vers et de la prosodie, en développe une nouvelle, celle de ses «fragmes», brefs fragments en prose dans lesquels les trois points de suspension mordent sur le blanc qui tantôt les menace tantôt les prolonge, comme suit :
«Écrire : une écoute — une surdité, une absurdité — écrire pour atteindre le silence, jouir de la musique de la langue, extraire le silence du rythme et des syncopes de la langue, dans l’écart creusé, par la garrigue et des labours, l’étendue vide, la nuit criblée. dans un jardin d’enfants. parmi les ruines de la pensée. les fondations de la pyramide. et sur la nudité du bois de la table, de la planche rabotée qui écoute — des quatre planches qui écoutent en se rapprochant…» (p. 124)
Résistance
Point de points finals ni de majuscules, comme si une urgence avait lieu : l’urgence de dire à brûle-pourpoint pour ne pas être rattrapé par la mort ou le néant. Rien de moins étonnant lorsqu’on prend le temps de suivre Jacques Dupin dans sa démarche et, surtout, lorsqu’on prend le soin d’aller à la découverte des mots dont il use. Qu’est-ce qu’en en effet qu’un «ballast» ? «Amas de cailloux et de gros sable servant de lest. Dans les chemins de fer, sable servant à recouvrir les traverses en bois», nous précise le Littré. Nous comprenons bien alors qu’il s’agit d’une métaphore qui exprime la résistance des traverses des voies de chemin de fer, ou de la Résistance tout court :
«[…] massue abortive, ou la traverse
d’une voie de chemin de fer assénant
sa rage immobile à l’herbe
du ballast,
à l’herbe du néant…» (p. 31)
Il s’agit, peut-être, d’une manière de pratiquer la langue (et le monde) par, passez-nous le mot, une métaphysication, manière nouvelle (pour ne pas dire postmoderne) de penser la langue de tous les jours comme dans ce poème ainsi introduit par cette «situation» en italique :
«Étant donné le gaz d’éclairage…
l’air mort l’air
qui n’a pas de fin
étant donné le vide
vert nu
que je vis
ai vécu vivrai
sans fin
et sans air… […]
ce que les maîtres-mots
recrachent
avant l’aube, en rupture
de fiel,
ce n’est plus
le monde, dans sa mort, suspendu,
sagittaire décomposé…
… mais dérivant du fond de l’œil
et aggravant sa cécité
une pincée de poivre, ou,
rouge, — un élevage de poussière…» (p. 57)
Sans doute la chute est-elle ironique. Et c’est tant mieux ainsi. Mais, somme toute, nous souhaitons que le second volume de Jacques Dupin dans la collection «Poésie/ Gallimard» — après Le corps clairvoyant paru en 1999[2] — annoncera le troisième qui regroupera les très beaux volumes d’Écart (P.O.L, 2000), De singes et de mouches suivi de Les Mères (P.O.L, 2001) et Coudrier (P.O.L, 2006).
Poète chevronné
Par quelque biais vers quelque bord est, quant à lui, un recueil d’écrits sur trente-cinq artistes contemporains où Jacques Dupin, qui a été secrétaire des Cahiers d’art et directeur des éditions de la galerie Maeght et Lelong, s’avère non pas un historien de l’art, mais avant tout un poète chevronné qui s’est lié d’amitié avec des artistes, qui a publié des livres sur eux et avec leur collaboration, et qui a écrit sur eux pour en fin de compte dialoguer avec eux. Par quelque biais vers quelque bord est un livre intense sur des peintres sublimes dont Malevitch, Kandinsky, Laurens, Chagall, Braque, Ernst, Pollock, Staël, Bram Van Velde, Michaux, Capdeville, Alechinsky, Bacon et Chillida. Nous pouvons regretter que les illustrations soient en noir et blanc, mais les textes de Jacques Dupin, écrits noir sur blanc, parviennent sans peine à nous restituer les univers respectifs des artistes. À l’instar de «L’encrier-volcan», texte consacré à Pierre Alechinsky à propos de la série «Terril» qui se clôt ainsi, pour le plus grand plaisir de tous les lecteurs de poésie et pour celui, non moins grand, de tous les amateurs d’art : «En amont, les très vieux volcans morts d’Auvergne et de Vivarais (que je sais de naissance) d’où est sortie cette lave décervelée… Puis le tout neuf volcan du four de la Tourlanque… Enfin, l’encrier-volcan du peintre qui fait jaillir son bleu d’outremer sur la lave ressuscitée… Un outremer qui se marie avec le blanc cassé, le blanc coquille d’œuf, de l’engobe comme tremplin… Un tremplin… Un triple volcan cracheur d’encre et cracheur d’images, d’images réinventées par le geste de la main qui les brise et les multiplie, comme on rompt le pain, et nous y plonge, les tirant de son fond, de son double fond pervers, une nappe d’encre souterraine, le gisement de sa transparence, ambiguë…» (p. 184)
«Je tiens ma force d’un désastre réversible»
Jamais deux sans trois, dit-on proverbialement en français, et ce n’est pas, en l’occurrence si mal, car il est un livre cher à notre cœur, Discorde[3], paru en 2017, chez P.O.L, à titre posthume, comme pour sceller deux morts, celle du poète survenue en octobre 2012, et celle des Printemps arabes dont feu Jacques Dupin parle ainsi, oui, pensons-nous, incontestablement, même sans les nommer :
«Un jardin de cadavres et de corps
mutilésdont les lettres
crachent le sang
ce n’est pas un décor d’écriture
mais l’espace de l’action ouverte
qui happe chacun de nous
et désarme le nuage rouge
je n’ai pas mesuré la résistance
de la pierre d’angle soustraite à la voûte
et au deuil, je tiens ma force
d’un désastre réversible
mais pour émettre un signal
un tracé furtif dans l’herbe
mon pied n’est pas à la hauteur
il fourche il singe l’effarement
de la pleine lune
les autres ont le temps
de chasser la taupe
de faire le tri des poussières
ils sont entrés dans la mine
ont domestiqué le sol et castré
le jet le rejet le nul
de la parole étranglée
sans occulter sans appauvrir
le rai de lumière ici si bas» (p. 160-161)
S’il n’est pas question des Printemps arabes mort-nés, parbleu de quoi s’agirait-il alors, d’autant plus que le poème date de 2012 ? À vous la parole !
[1] Jacques Dupin, Ballast, Paris, Gallimard, coll. «Poésie», 2009, 340 pages ; Par quelque biais vers quelque bord, préface d’Emmanuel Laugier et postface de Jean-Michel Reynard, Paris, POL, 2009, 358 pages.
[2] Jacques Dupin, Le corps clairvoyant (1963-1982), préface de Jean-Christophe Bailly, Paris, Gallimard, coll. «Poésie», 1999, 426 p.
[3] Jacques Dupin, Discorde, édition établie par Jean Frémon, Nicolas Pesquès et Dominique Viart, Paris, P.O.L, 2017.