Deux anciens entretiens avec Yves Leclair – « Le cœur de l’homme dans toutes les langues »
Par Aymen Hacen
Sous le titre : « Le cœur de l’homme dans toutes les langues », paru dans La Presse littéraire du lundi 11 décembre 2006, nous avons publié l’entretien suivant :
Yves Leclair vient de publier deux recueils de poèmes, Manuel de contemplation en montagne[1] et Le Voyageur sans titre[2], où la quête d’un sens — non pas d’une signification — mais plutôt d’un chemin, d’un repère, ou d’une orientation, se fait de plus en plus incessante pour guider les pas du « contemplateur » qu’est le poète, et le lecteur convié à ces escapades.
Suivant l’ordre que le poète a choisi pour son livre — « Matin », « Midi » et « Soir » — les mots adoptent les couleurs du temps mobile, prêts à s’imprégner des teintes, des sons, bref des rythmes qui imposent leurs cours aux êtres et aux choses.
Préparé délicatement par des vers du poète bouddhiste T’ang, Po Chu Yi, le fragment qui ouvre le Manuel de contemplation en montagne nous met d’emblée devant une parole matutinale : « Ce seul geste d’ouvrir les volets vers l’est, d’ouvrir à la lumière blanche de l’Orient — une lumière d’autant plus douce, neigeuse, levante, élevante, que la nuit fut noire, qu’elle put paraître sans fin. S’orienter.[3] »
A.H : Quel est cet orient vers lequel vous voulez vous orienter, alors que vous habitez à Saumur, dans le Maine-et-Loire, à l’ouest de la France, entre Tours et Angers ?
Yves Leclair : J’habite, en effet, ce qu’on appelait « la Vallée des Rois », c’est-à-dire les bords de la Loire, un fleuve qui, l’été, ressemble beaucoup à un oued, avec ses immenses bancs de sable. Le matin, quand j’ouvre les volets de ma bibliothèque qui donne à l’est, je reçois, quand le ciel le veut, une lumière qui m’inonde. Et cette lumière venue du soleil levant réveille en moi dans ses meilleurs moments, une autre lumière, quoique la même paradoxalement, mais plus augurale, une lumière que j’ai connue, certains matins, lors de séjours dans les pays qui entourent la Méditerranée. Je revois par exemple l’admirable voile de lumière bleue sur la baie de Tunis. C’est comme un ravissement, comme si, au fond, cette lumière « comblait » l’appel de la lumière déjà tapie au fond de moi-même. L’Orient vers lequel je me tourne, moi qui suis un enfant de l’Occident, étymologiquement des pays du soir, de l’« Extrême Occident », c’est non pas, bien évidemment, quelque exotisme de pacotille, mais tout d’abord une lumière, une qualité de lumière dont le grain est magique, enchante, rassasie la mémoire profonde de mon œil. J’ai, par exemple, en fond d’œil, si j’ose dire, ce bleu et ce blanc que j’ai vus à Hammam-Sousse. C’est comme si le monde, souvent si sombre, retrouvait là soudainement ses couleurs. Car le dépaysement met à nu. L’Orient est une initiation, en quelque sorte, en ce qu’il réoriente notre œil intérieur qui, au retour, saura mieux regarder le monde ordinaire de l’ici où nous vivons habituellement. Mon septième sens me souffle que cette lumière (« de l’âme pour l’âme », disait Rimbaud) est l’origine de la lumière du monde, son matin, son levant, son avenir. L’Orient, selon l’étymologie latine (participe présent de orior), ne signifie-t-il pas « ce qui est en train de naître » ? C’est une telle lumière qui donne sens à l’univers et à nos minutes de vie dans le désastre et la merveille de leur nudité. C’est aussi en cela que l’Orient est tout aussi bien, grâce à sa texture, une nourriture spirituelle pour le corps comme pour l’âme, une saveur du spirituel et du sensuel, ce qu’expriment, par exemple, ses parfums. L’Orient permet la réconciliation de la plus verticale spiritualité avec la sensualité la plus profonde. Et c’est, au bout du compte, un immense arrière-pays, ouvert et intérieur tout à la fois, qui va des rives de la Méditerranée aux pays arabes, et de l’Inde à la Chine et au Japon ! C’est un peu, si j’ose jouer sur les mots, la Route du Soi, une sorte de fil d’Ariane qui tisserait le palimpseste de notre Terre humaine.
A.H Dans « Échelles du levant », vous mentionnez, certes, un certain nombre de villes tunisiennes : « Oued Rmil, Oued Lahmar, El Aroussa, /Sidi Ayed, Elafar, Boussalem… », mais vous poursuivez en invoquant l’orient en ces termes : « Je rêve sur ces quelques noms transcrits / dans mon carnet route de Sfax, /là-bas sous les deux pins d’Alep /qui font rêver d’air et de mer. /J’approche d’Alep au petit matin. » (Le Voyageur sans titre, p. 33). Cette spiritualité dont vous rêvez aussi bien en Orient qu’en Occident, est-elle toujours possible ?
Yves Leclair : Oui, je me rappelle quand j’ai crayonné ces quelques vers sur mon carnet en descendant vers Sfax au petit matin. Ce paysage était, en effet, comme dans un rêve qui défilait sous mes yeux. Car je suis toujours extrêmement sensible à la beauté des paysages et des gens qui les font vivre. Au-delà du détournement de l’expression historique et outre ses connotations spirituelles, j’ai intitulé ce poème « Échelles du levant », car il s’agit bien de moments suspendus, de minutes d’heureuse suspension, dans la luminescente poussière de notre monde. Ici, j’étais comme dans un état second. L’orient, ce serait donc retrouver l’éclat premier de l’être, c’est ce qui se lève comme au matin du monde, ce qui est caché et pourtant en pleine lumière. Là-bas, j’étais arrêté, ravi, sous un pin d’Alep, un arbre que j’aime tout particulièrement. Je rêvais alors tout simplement de passer la frontière vers la secrète et mystérieuse Syrie, et de m’enfoncer plus avant encore dans l’Orient profond et secret dont la Tunisie est la porte bleue. Et, pour moi, l’autre facette de cet Orient proche et extrême serait cette fenêtre qui ouvre sur l’Autre, et dont la source du faisceau lumineux est le visage, ou l’humanité de l’Autre. Sinon, à part les ténèbres cruelles, quoi d’autre ?
A.H : Vous êtes également chroniqueur littéraire (La Nouvelle Revue Française et Le Nouveau Recueil), essayiste[4] et éditeur, puisque vous avez publié les œuvres de Pierre-Albert Jourdan[5]. Quels rapports ces activités entretiennent-elles avec votre œuvre de poète ?
Yves Leclair : Un écrivain du vingt-et-unième siècle, me semble-t-il, ne peut pas se contenter de bricoler quelques mots dans sa petite tour d’ivoire, à l’abri et dans l’ignorance des grandes paroles fondatrices et de ce qui se passe dans le monde. C’est pourquoi je consacre beaucoup de mes activités à la rencontre de civilisations et d’œuvres qui sont étrangères à ma culture occidentale. Je m’intéresse certes à la littérature européenne et américaine, mais aussi bien aux poètes et sages de la Chine ancienne, aux « Bashô » du Japon, et j’ouvre avec admiration la boîte à merveilles de la littérature arabe… Mes divers travaux me permettent d’aller voir ailleurs, en dehors de moi, plus loin que mon clocher, bien au-delà de l’Europe. J’aimerais apprendre le cœur de l’homme dans toutes les langues, je ne crois qu’en ce visa de lumière.
A.H : Quels sont donc les poètes, écrivains et essayistes qui vous ont marqué et de quelle manière ont-ils guidé vos pas jusqu’à la révélation de votre propre voix ?
Yves Leclair : La liste serait trop longue, car il en est de tous les pays de ce monde. Je cite, en guise de bibliothèque portative, à la fin de mon Manuel de contemplation en montagne, toutes les références des lectures qui ont entretenu comme un feu ma contemplation. L’Orient, n’est-ce pas d’abord, à l’opposé de notre Occident affairé, cette grande civilisation de la contemplation ? De même dans Le Voyageur sans titre comme dans mes trois précédents journaux poétiques publiés au Mercure de France, il m’arrive de me référer explicitement ou implicitement à des écrivains contemporains ou non. D’autre part mes essais dont certains ont fait l’objet d’un premier volume (que j’ai d’ailleurs intitulé à dessein Bonnes compagnies) concernent précisément quelques-uns des voyageurs plus ou moins immobiles dont les lignes intérieures m’ont aiguillé : je pense notamment à Yves Bonnefoy, Jacques Réda, Pierre-Albert Jourdan, Henri Thomas, Joseph Brodsky, par exemple. Mais il faudrait aussi citer (sans compter les Henri Corbin, Gabriel Bounoure, Emmanuel Lévinas, etc.) beaucoup de poètes qui me viennent à l’esprit dans l’immédiat et sur lesquels je me suis déjà exprimé dans des essais ou des poèmes : Bashô, Po Chu Yi, Wang Wei, René Daumal, Roger Gilbert-Lecomte, Henri Michaux, Georges Perros, Lorand Gaspar, Jacques Lacarrière, Constantin Cavafis, Umberto Saba, Fernando Pessoa, Tomas Tranströmer, Vladimir Holan, Wislawa Szymborska, Anna Akhmatova, Ossip Mandelstam, Rutger Kopland, Hugo von Hofmannsthal, Robert Walser, Nicolas Bouvier, Georges Henein, Claude Vigée, André Frénaud, Kathleen Raine, Seamus Heaney, William Butler Yeats, Nazim Hikmet, Mahmoud Darwich ou Michel Jourdan dont je viens de préfacer les récentes Bouteilles à la mer d’un ermite migrateur aux éditions Arfuyen… Évidemment la liste de mes rencontres n’est pas close ! Je me suis replongé récemment dans l’œuvre de Yunus Emré, de Hodja et de Rûmi. Quant à la manière dont ils ont guidé mes pas (que je les aie rencontrés de mon vivant ou non), je dirai, pour l’essentiel, que la marque de la grande poésie, c’est de vous rendre la parole, c’est-à-dire de vous permettre, de vous donner le droit d’exister, de délivrer et fonder votre liberté. D’autre part, je constate que, plus j’avance en âge, et plus je suis convaincu qu’il existe une force de résistance inouïe dans la parole du poète qui permet de tenir le coup, comme le disait Henri Thomas. Je songe aussi à François Cheng pour lequel j’ai une grande admiration : quand, parti de Chine, il est arrivé en France, sans rien, complètement démuni, il raconte que la lecture de la poésie l’a sauvé.
A.H : Quels conseils pourriez-vous donner à un « jeune poète » (Rilke), notamment lorsque celui-ci n’écrit pas dans sa langue maternelle ?
Yves Leclair : Plutôt qu’à des conseils, comme on l’entend habituellement, je crois à l’exemple. Néanmoins, je pense que chaque être humain a une lumière au fond de soi et qu’il faut s’y fier comme à une sorte de cap de bonne espérance. Une jeune poète doit suivre son étoile quels que soient le désert et la nuit qui l’entourent. D’autre part, je crois que le fait de ne pas écrire dans sa langue maternelle, au-delà de l’exil, peut paradoxalement être une chance de parole plus universelle, à tout le moins, chez un poète. La vraie parole de poésie n’est-elle pas essentiellement celle que l’on rend à l’Autre ? Le poète n’est-il pas ce passeur de frontières, celui qui ouvre nos portes de prison (intérieures ou non) à notre « humanité » enfermée, et qui la reconduit vers un Orient du monde, grâce au passeport universel que sont les mots, nos plus simples et partageables moyens de transport ? Au vrai, il me semble que l’authentique poète est celui qui laisse naître en lui une langue étrangère laquelle lui est paradoxalement très intime. J’ai, par exemple, ce souvenir d’un soir où je flânais dans une rue à Sbeïtla. Il n’y avait aucun bruit parasite dans la rue (je veux dire qu’il n’y avait pas de bruit de moteur), seulement une immense, confuse et profonde rumeur de voix humaines comme une musique, une immense rime très sourde. C’était la rime (une invention sémitique !), c’est-à-dire la sourde harmonie de la communauté humaine ici-bas. Perdu dans ce bout du monde[6] qui met à nu, j’avais alors l’impression que je baignais tout entier dans le mystère de la poésie. C’était un peu comme si, dans mon exil, j’étais rentré « à la maison ». D’ailleurs, dans la poésie arabe, n’appelle-t-on pas le vers (« al baït ») la maison ?
« Lettres, arts et pensée »
Quatre ans après, nous avons récidivé, toujours dans le même journal, La Presse, dans le supplément baptisé alors « Lettres, arts et pensée », en date du vendredi 3 décembre 2010 :
Yves Leclair est né en 1954. Il a fait des études de lettres et de musique. Il a publié trois recueils de journaux poétiques : L’or du commun (1993), Bouts du monde (1997) et Prendre l’air (2001) aux éditions Mercure de France, ainsi que des essais et des récits. Il vit en province, à Saumur, mais il a un goût prononcé pour le voyage. Il est aussi l’éditeur, au Mercure de France, des œuvres complètes de Pierre-Albert Jourdan. Orient intime, paru au mois de novembre 2010, dans la collection « L’Arpenteur », aux éditions Gallimard, est un livre étonnant tant il conjugue prose et poésie, création personnelle et citation, réalisme lucide et rêverie débridée.
A.H : La quatrième de couverture d’Orient intime en dit long sur votre écriture : « Il suffit, par exemple, que j’entende converser un Frison dans les canaux lumineux de la campagne de Groningen, très au nord des Pays-Bas, ou cette voix de jeune femme napolitaine qui chante en étendant son linge face à l’éblouissement de la lumière du lac Majeur, ou bien encore le babil grec dans ce car qui me conduit à Delphes – femme brune, au nez droit, à la grecque, toute bouclée, au visage de korê. C’est le matin, un grand matin – éternel – de vaste lumière blanche comme au commencement. » Pourriez-vous nous préciser votre poétique, votre méthode et démarche d’écriture ?
Yves Leclair : Les années m’ont appris à me défaire des théories qui obstruent la vue. Au contraire, je pars toujours de mon expérience quotidienne. C’est mon seul laboratoire. J’écris au jour le jour, le matin ou le soir, dans les brèches que m’octroie la frénésie pathogène de nos sociétés pressées, sur des carnets ou avec ce qui me tombe sous la main quand je suis sur le terrain. Puis, dans le désert de mes « notes », se lèvent peu à peu de petites oasis comme des mélodies que je mets en musique sur la partition d’une page. Mais j’interviens très peu, laissant faire leur assomption pour me défaire de moi-même, en me coupant la parole, et pour retrouver la fraîcheur d’exister qui ruisselle au fond de chacun d’entre nous comme un puits d’eau de vie intime et universelle que, malgré tous nos aveuglements, nous ne parvenons jamais à souiller totalement. J’écris « à l’oreille », toujours en recherchant la justesse, autant musicale qu’intérieure, l’une dépendant de l’autre et vice versa, pour remettre ma parole à l’unisson de la part divine. La question de l’origine me hante. J’essaie d’en ressusciter la trace. Mon chant tend vers la résurrection de cette innocence. Je me convertis à cet Orient.
A.H : Les textes d’Orient intime, savamment orchestrés et, disons, réglés comme du papier à musique font ressentir, justement, une attention musicale au monde. Pourriez-vous nous expliquer l’architecture de votre livre ? De même, quel rôle la musique joue-t-elle dans votre travail de poète et d’écrivain ?
Yves Leclair : Oui, je me réjouis que vous ayez été sensible à la musique de mon Orient intime, car pour moi, la question du style prévaut et j’ai l’intime conviction que chaque langue a sa musique secrète qui n’est que la résonance humaine, plus intérieure et plus originelle, aux grands rythmes de la vie la plus profonde — divine. Pour être plus précis, j’ai construit Orient intime comme une sorte de fugue vers un Orient intérieur. En corrigeant mes manuscrits, j’avais l’impression d’écrire des « partitas ». Au reste, je ne vois guère de différence entre une partition manuscrite et une page de littérature pleine de ratures. J’ai essayé de rendre des rythmes, des mouvements vifs et d’autres plus lents, avec des thèmes qui reviennent ou des variations, et des enchaînements, des reprises, des échos qui relèvent de l’écriture musicale. La mélodie monte peu à peu. Je dois ajouter que, lorsque j’ai composé cette œuvre, j’ai beaucoup écouté de musique orientale notamment sur les chaînes arabes que je peux capter depuis mon Extrême Occident. Et je me suis rendu compte, après coup, que mon livre procédait de la même construction : au début, la voix, seule, s’élance en une sorte de préambule où la mélopée s’essaie, consentie par les délicats et élusifs soulignements de quelques archets. Puis la rythmique vient se greffer, organisant peu à peu son chaos apparent et vient soutenir, en passant insensiblement du boitement à la danse, la voix sinueuse et de plus en plus intérieure qui la rythme et psalmodie : les plus hauts moments sont ces arabesques dont le meilleur de mes notes ne se veut que l’authentique transcription musicale.
A.H : Vous citez énormément. Qu’est-ce à dire ? Que vous rendez à vos auteurs de prédilection ce qui leur revient de droit en les accueillant dans votre propre œuvre ?
Yves Leclair : Tout d’abord, j’aime ce qui est autre. J’aime aller à la rencontre de ce qui est différent. Aux antipodes de la tentation totalitaire qui enferme l’ego, l’altérité multiple m’aimante et m’enrichit, car elle me délivre de mes prisons mentales et me défait de mes mesquines limites. D’autre part, mais cela est lié, je suis un grand lecteur et je m’étonne d’ailleurs sous mes latitudes françaises, que l’on parle sans cesse du « dernier écrivain » et jamais du « dernier lecteur », alors que c’est sans doute là l’urgence. Par conséquent, je cite bien volontiers. Orient intime est un livre d’essais, au sens où l’a pratiqué Montaigne qui cite beaucoup, et à la croisée des chemins du récit, du journal intime et de la poésie. Et certes comment ne pas céder au plaisir de citer Rûmî, par exemple, ou Ibn ‘Arabî qui sont des poètes universels et porteurs de la plus grande humanité ? De surcroît, en citant ainsi ce que je capte et rumine sur mes ondes intérieures, j’ai l’impression que ma voix qui est davantage en phase et qu’elle se multiplie en une sorte de « chœur ouvert » qui réunit tout à la fois le saint Augustin de Carthage, un sage du hassidisme, un haïkaïste japonais comme Bashô ou un poète préislamique comme Imru’al-Qays.
A.H : « Si le pouls de mon âme nomade (gyrovague) se mesure à la faculté d’éveil que rappelle Thoreau dans son journal, il s’entretient aussi d’escapades certes bien réelles à Athènes, La Canée, Naples, Tunis, Sousse, Marrakech, Éphèse, etc. », écrivez-vous dans Orient intime (p. 31) Pensez-vous que l’Orient dont vous parlez est plus rêvé que réel ?
Yves Leclair : L’Orient dont je parle est à la fois un Orient géographique et un Orient rêvé. Certes, je suis allé en Turquie, au Maroc, en Tunisie, etc. Est-ce rêver que de savourer une figue, de sentir le parfum du jasmin, de contempler le visage d’une passante à Sousse, Istanbul ou Ouarzazate ? Mais je ne suis pas tombé de la dernière pluie : elles sont assez fréquentes en « Extrême Occident » ! Je n’ignore pas que voyager, surtout depuis l’essor du tourisme industriel, est devenu un rêve dans lequel le quotidien des uns (fût-il misérable) fait l’aventure des autres. Pour être simple, je dirai que mon livre se construit autour de chapitres qui traitent des trois Orients, lesquels sont pour moi les trois points cardinaux de ma rose des vents : l’Orient chrétien, l’Orient musulman, et l’Orient bouddhiste. Le premier chapitre concerne l’ « Extrême Occident » d’où je pars, le pays du « couchant » ; puis je me retourne, tour à tour, mais sans hiérarchie, vers le Levant, pour remonter à la source, aux origines (« Orient », selon l’étymologie latine, signifie le naissant), vers le « Proche Orient », c’est-à-dire l’Orient arabe, puis vers l’Extrême Orient, celui de la Chine taoïste et du Japon bouddhiste, et enfin l’ « Orient proche », c’est-à-dire judéo-chrétien. Le dernier chapitre intitulé « Échelle du Levant » se dénoue sur l’étoilement de brefs récits qui me hissent au levant de l’être, à la fraîcheur d’exister dans une sorte de réconciliation entre les civilisations qui sont toutes sœurs : c’est une utopie certes, non plus un « arrière-pays » par trop personnel, mais un pays « en avant », un avant-pays. Le rôle de l’écrivain en notre bas monde où règnent trop souvent la violence la plus extrême et la haine de l’autre homme, n’est-il pas de désigner, à l’opposé, ce lieu ouvert dans nos déserts où l’humanité, au lieu de s’entre-tuer, se réconcilierait, vivrait en paix et dans le respect de l’autre, comme le professe l’un des plus beaux poèmes d’Ibn’ Arabî dont j’ai repris d’ailleurs votre traduction ?
A.H : Avez-vous l’impression que l’Orient auquel vous tenez comme à la prunelle de vos yeux, vous rend cet amour ?
Yves Leclair : J’aime l’Orient pluriel dont je ne cesse de célébrer la beauté menacée dans ce livre. Restons lucide : je regrette, avec Nerval, que l’Occident le défigure, vende son âme à l’anglais commercial et à toutes ses calamités prétendument mondialistes. Je déplore une telle uniformisation du monde tout comme je refuse la tentation du repli sur soi ou des extrémismes qui s’en prennent à des frères innocents. A la question de savoir si l’Orient me rend cet amour, je peux répondre par l’affirmative : l’un de mes ouvrages Le Voyageur sans titre va être publié en 2011 chez un éditeur tunisien en version bilingue. Mon voyageur qui se trouvait « sans titre », comme tous les exclus de notre monde totalitaire, a vite trouvé un titre de transport, une heureuse hospitalité dans votre somptueuse langue arabe qui sait transfigurer, comme aucune autre, l’écriture en calligraphie et avec quelle musique !
A.H : « Appels du muezzin : pourquoi ces appels me parlent-ils tant au plus secret de moi-même, comme si mon for intérieur avait non seulement des coupoles bleu pimpant, mais aussi bien des minarets ? », vous interrogez-vous (p. 54). Un grand écrivain arabe, al Jahiz, affirme que : « La littérature est une des tonalités de la politique ». Qu’en pensez-vous ?
Yves Leclair : Il est évident que le fait d’écrire est aussi un acte politique, au sens noble du terme, c’est-à-dire qu’il intéresse l’organisation de la cité de sorte qu’il met en cause son ordre à tout le moins moral, lequel se réduit de plus en plus à la gangrène d’un nihilisme matérialiste et à l’hystérie de l’individualisme dont l’idole est l’amour du profit et la fatalité la haine de l’autre. On peut lire cette célébration du « secret muezzin » dont vous citez un passage, comme un appel à l’hospitalité, à une transcendance sous les traits multiples de l’Étranger qui nous relient et fondent en vérité notre seule humanité. C’est ce que j’appellerai un humanisme de l’autre homme. Écrire, comme je tente de le faire dans ce livre du « levant », qu’il faille écouter et entendre, sous le bruit du monde, l’appel de l’Autre tout en haut de nos minarets intérieurs, est un acte politique d’accueil à l’étranger, de même que lire est devenu un acte encore plus suspect quand on préfère au bavardage servile la musique du silence. Pour moi, le langage est un pèlerinage, une sortie de soi vers l’autre qui fonde, au-delà de toute niaiserie, entre les fils d’Abraham, de Gandhi ou de Bouddha, une utopie fraternelle dont Orient intime aimerait offrir la myrrhe et l’encens, comme dans les mille et une nuits des mondes, une étoile parmi les mille et une autres.
[1]Yves Leclair, Manuel de contemplation en montagne, Paris, La Table Ronde, 2005, 122 pages.
[2]Yves Leclair, Le voyageur sans titre, Bergerac, Librairie La Brèche (1, place du Marché Couvert), 2005, 38 pages.
[3]Manuel de contemplation en montagne, op. cit., p. 15. Italique de l’auteur.
[4]Bonnes compagnies, essais, Cognac, Le Temps qu’il fait, 1998.
[5]Pierre-Albert Jourdan, Les Sandales de paille, Paris, Mercure de France, préface d’Yves Bonnefoy, présentation et notes d’Yves Leclair, 1987, 509 p. ; Le Bonjour et l’adieu, Paris, Mercure de France, préface de Philippe Jaccottet, présentation et notes d’Yves Leclair, 1991, 590 p. ; Cahier Pierre-Albert Jourdan, sous la direction d’Yves Leclair, Cognac, Le Temps qu’il fait, 1996.
[6]Bouts du monde, d’Yves Leclair, Paris, Mercure de France, 1997.
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