L’expérience mystique de Mohamed Ghozzi
L’expérience mystique de Mohamed Ghozzi, Traduire le silence
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Traduttore, tradittore, dit-on certes en italien et en français aussi pour, non seulement douter de l’acte de traduire, mais encore de l’honnêteté du traducteur. Mais il est toujours possible de traduire et, qui plus est, de traduire fidèlement. Les vrais traducteurs, qu’ils soient eux-mêmes poètes et écrivains ou non n’en doutent pas. Ils traduisent et par là même œuvrent, tout simplement. C’est vers l’âge de douze ou treize ans que j’ai lu le livre du poète tunisien Mohamed Ghozzi, Il a tant donné, j’ai si peu reçu[1], paru en 1991. J’ignore par quel heureux hasard il m’a été possible de le lire, mais après l’avoir traduit en français, je me rends compte qu’il n’est nul besoin de douter de la capacité que l’on peut avoir à traduire si cet acte répond littéralement à une nécessité relevant elle-même d’un acte de création.
Si l’expérience poétique de Mohamed Ghozzi est à bien des égards digne d’intérêt, elle l’est d’autant plus qu’elle se situe elle-même dans le droit fil d’une expérience mystique au sein de laquelle le Verbe se confond avec Dieu ou du moins la quête de Dieu. Mohamed Ghozzi est de fait le digne héritier de Niffari, Hallâj et Ibn ‘Arabi.
Or la lecture de l’œuvre poétique de Mohamed Ghozzi semble soulever une série d’interrogations légitimes : comment peut-on en effet être mystique ou soufi aujourd’hui ? Et, si on peut l’être, de quelle façon, avec quels mots, dans quelle langue ? Pour répondre à ces questions, il m’a fallu élucider la question de Dieu dans la poésie et la langue de Mohamed Ghozzi, comme si cette élucidation était une révélation autre, une libération du silence imposé à toute forme de création en général et à la parole poétique en particulier.
Quid de Dieu ?
En lisant Il a tant donné, j’ai si peu reçu de Mohamed Ghozzi, j’ai eu l’occasion de vérifier maintes assertions et lectures contemporaines qui interrogent la pensée et la poésie mystiques, à l’instar de cette pensée de Cioran : « Les mystiques et leurs “œuvres complètes”. Quand on s’adresse à Dieu, et à Dieu seul, comme ils le prétendent, on devrait se garder d’écrire. Dieu ne lit pas…[2] » Cela va de soi, il faut lire cette pensée au second degré, d’une manière oblique, Cioran ironisant sur l’aptitude de Dieu à lire et même à exister bien qu’il affirme dans le même livre, De l’inconvénient d’être né : « Dieu est, même s’il n’est pas[3] », ce qui est une manière, non de confirmer l’essentialité de Dieu, mais de signaler son existence, voire son implacable présence dans le cœur des croyants, indiquée par l’italique, alors que l’on parle depuis Nietzsche de l’ère de « la mort de Dieu ». Est-ce un hasard que l’un des derniers fragments écrits et publiés par Cioran soit consacré à cette question ? — « Tant qu’il y aura encore un seul dieu debout, la tâche de l’homme n’est pas finie[4] », écrit-il à la fin d’Aveux et anathèmes. Mohamed Ghozzi, quant à lui, semble « traduire du silence[5] » la parole de Dieu ou d’Allah. Comme s’il tentait d’en être le porte-parole, non en vue d’une quelconque prophétie, mais d’un dialogue afin que la parole poétique, circoncise dans la Sourate 26 dite des « Poètes » et limitée à la défense de l’Islam, d’Allah et de Son Prophète, puisse être de nouveau libérée du joug de la foi. Si tel est le message divin : « 224. Et quant aux poètes, ce sont les égarés qui les suivent. 225. Ne vois-tu pas qu’ils divaguent dans chaque vallée, 226. et qu’ils disent ce qu’ils ne font pas ? 227. à part ceux qui croient et accomplissent de bonnes œuvres, et qui souvent invoquent le nom d’Allah et qui ont gagné après avoir été lésés, car les injustes éprouveront le sort qui leur est réservé.[6] », que reste-t-il alors de la création poétique ? Non que la poésie arabe ait été freinée par la parole coranique, l’histoire de celle-ci témoignant d’une fécondité incontestable, mais le titre du livre de Mohamed Ghozzi témoigne déjà de la nécessité de penser, quinze siècles après la Révélation coranique, la poésie à la lumière de l’héritage de celle-ci, aussi bien de ses apports que de ses zones d’ombre. Le titre, donc, Il a tant donné, j’ai si peu reçu, cite implicitement ce qu’on appelle communément « la prière des condoléances » qui est extrait du hadith suivant du Prophète :
« D’après Ibi Zayd fils d’Oussama Ibn Zayd Haritha, le serviteur du Prophète (que la prière d’Allah et Sa Paix soient sur lui), et que sur ces deux serviteurs tombe la grâce d’Allah : la fille du Prophète a adressé un message : “Mon fils est décédé, réconforte-nous” ; le Prophète a envoyé ses salutations et ces paroles : “Ce qu’Allah a pris est Sien, ce qu’Il a donné est Sien, tout pour lui a une fin annoncée, sois patient et contente-t’en donc.” »
Soulignons la formule : « Ce qu’Allah a pris est Sien, ce qu’Il a donné est Sien » à laquelle fait écho le titre du volume de Mohamed Ghozzi. Il y est par conséquent question de mort. La mort est en effet présente dans le recueil Il a tant donné, j’ai si peu reçu, et ce dès le poème liminaire du livre, intitulé « Le Trépas » :
« Si avant le chant du coq survient mon trépas
Et ouvre la porte de ma demeure
Je l’invoquerai : « Patience, Seigneur,
Il est sur terre des vins dont je n’ai pas goûté les plus délectables
Maints péchés dont je n’ai pas commis les plus beaux,
Alors partez aujourd’hui, revenez demain. » (p. 7)
Cependant, nous ne retrouvons nulle trace de la formule du titre dans aucun poème du recueil, comme si le poète cherchait à en faire une formule unique, autant dire un hapax d’après l’acception proposée par Vladimir Jankélévitch : « Toute vraie occasion est un hapax, c’est-à-dire qu’elle ne comporte ni précédent, ni réédition, ni avant-goût ni arrière-goût ; elle ne s’annonce pas par des signes précurseurs et ne connaît pas de “seconde fois”.[7]» Oui, cette formule cinglante du titre reprenant un mot du Prophète et rendant hommage à Allah joue pleinement son rôle d’ « occasion », occasion de dire d’emblée, dès le titre du volume, que ces poèmes appartiennent à une tradition, à une langue, à un imaginaire de loin moins orthodoxes qu’on pourrait le penser. En témoigne ce poème, « Les Compagnons » :
« Si la mort nous surprend
Et si nos fossoyeurs nous confient au froid de la terre
Nous nous écrierons : “Ô Père,
N’étions-nous pas les compagnons réfugiés à Ton heureuse taverne
Amants sur les traces d’amants ?
Comment as-Tu alors accepté que nous nous éloignions de Toi
Comment as-Tu admis de demeurer
Solitaire en Ton Royaume Éternel ?” » (p. 14)
Est-ce ainsi que parlerait un croyant ? Oui, sûrement, si sa foi est atypique, c’est-à-dire qu’elle est horizontale et non verticale, immanente et non transcendante. À l’instar des soufis, Mohamed Ghozzi s’adresse à son Père, ou celui qu’il nomme ainsi, ce qui n’est pas déjà une nomination musulmane, mais chrétienne ; de même, cette invocation, si passionnée soit-elle, est d’autant plus hétérodoxe qu’elle témoigne d’une résistance envers Dieu parce que les poèmes des mystiques sont acceptation de Dieu et de ce qu’Il impose à Ses adorateurs, union et fusion avec Lui, comme ces vers de Husayn al-Hallâj, dans la traduction de Louis Massignon :
Pourquoi Celui qui a rendu mon sang licite est-il
Celui qui réserve aux saints de souffrir
Devrais-je goûter pour Toi la coupe de la mort,
Jamais mon cœur ne dirait à l’échanson “non”
Je serais de ceux qui se plaignent de désirer,
Même s’Il me faisait couper en morceaux
Je consens, j’en jure par Toi, de tout mon consentement,
S’il Te plaît que je sois tué
Pas de honte à mourir de la mort des braves,
Comme sont morts dans l’amour mes devanciers.[8] »
La différence entre les vers de Ghozzi et ceux de Hallâj est évidente. Différence en tous genres : de vocabulaire, de métrique, d’allégeance même au niveau du sens. C’est au fond de cela qu’il s’agit chez le contemporain Ghozzi : une mystique sans Dieu, une mystique — rapport charnel au sacré et à ses manifestations — sans pour autant retomber dans la foi car celle-ci est, aussi bien pour Mohamed Ghozzi que pour les poètes arabes modernes, synonyme de déshérence. Le poète, désormais seul (sans compagnons, sans Dieu, sans lieu de pèlerinage) doit se frayer un chemin, à l’instar de Zarathoustra de Nietzsche dont la formule « Dieu est mort » a changé pour ainsi dire le cours des choses :
« “Et que fait le saint dans les bois ?” demanda Zarathoustra. Le saint répondit : “Je compose des chants et je les chante, et quand je fais des chants, je ris, je pleure et je murmure : c’est ainsi que je loue Dieu. Avec des chants, des pleurs, des rires et des murmures, je rends grâce à Dieu qui est mon Dieu. Cependant quel présent nous apportes-tu ?” Lorsque Zarathoustra eut entendu ces paroles, il salua le saint et lui dit : “Qu’aurais-je à vous donner ? Mais laissez-moi partir en hâte, afin que je ne vous prenne rien !” Et c’est ainsi qu’ils se séparèrent l’un de l’autre, le vieillard et l’homme, riant comme rient deux petits garçons. Mais quand Zarathoustra fut seul, il parla ainsi à son cœur : “Serait-ce possible ! Ce vieux saint dans sa forêt n’a pas encore entendu dire que Dieu est mort ![9]” »
Quid de Dieu, Dieu n’est-il pas mort ? Oui, il l’est incontestablement, bien que l’adverbe « quid » soit ici un substantif désignant le comment philosophique et précisément phénoménologique, le comment dont Mohamed Ghozzi se sert brillamment pour traduire la parole poétique à venir du silence du Dieu qui s’est tu il y a quinze siècles.
Argumentum e silentio
Il a tant donné, j’ai si peu reçu, annonce Mohamed Ghozzi. Mais qu’est-ce que le Dieu qui n’est plus a donné ? Et qu’est-ce que le poète a si peu reçu ? Pourquoi un si lourd silence pèse-t-il sur cette transaction qui semble ne pas avoir abouti ? J’emploie sciemment le mot « transaction » qui signifie littéralement « fait de transiger, acte par lequel on transige et aussi accord qui en résulte ». Le poète semble avoir quelque chose à reprocher au donateur bien que celui-ci ait, avoue-t-il, « tant donné », mais toujours est-il que lui n’a pas assez reçu. Qu’est-ce à dire ? Une réflexion de Gabriel Bounoure sur l’expérience poétique me semble appropriée dans la mesure où elle inspecte le silence en poésie, le même silence ainsi exprimé par Mohamed Ghozzi dans l’avant-dernier poème du livre, intitulé « N’avive feu » :
« Ne méprenez pas Ce Pur à cause de Son silence
Les langues des amants sur Son seuil sont muettes
Son Bien-aimé L’a jeté dans l’ombre du désert
Lui tient bonne compagnie le malheur et Le désole la compagnie
Celui que j’aime sera toujours le Confident de mon intimité
S’Il me livre à moi-même, mon intuition me Le représentera. » (p. 88)
Voici la réflexion de Bounoure qui me semble éclairer les vers de Ghozzi : « Tout est secret dans la poésie et sans doute doit le rester. L’expérience poétique, — qui ne peut se dispenser des mots, — aboutit à une conclusion de silence. Mais quel silence ? Est-ce le même que celui dont l’œuvre est sortie ? Est-ce le silence de la mort, qui recouvre finalement les hymnes les plus passionnés ? Est-ce un silence révélateur où il apparaîtra “le point du soleil”, comme dit Boehme dans un chapitre qu’il termine en mettant son doigt sur sa bouche. Et quand, cessant de considérer les poèmes comme des objets-témoins du monde culturel, nous nous proposons de trouver leur vérité secrète, celle qu’enferme leur solitude, que signifie le mot vérité, alors que cette catégorie, peut-être, est ici hors de mise ? Cette “vérité” indéfinissable, il nous arrive de passer à côté d’elle sans la voir. Il faut alors qu’elle devienne souvenir, et, que retrouvée comme telle, elle se révèle en nous plus tard merveilleusement agissante.[10] »
Ainsi, si le critique parvient au terme de son exploration à la formule « cette “vérité” indéfinissable » — dans laquelle le démonstratif joue le rôle de déictique, c’est-à-dire que l’évocation par le locuteur de ladite vérité relève de la présence aussi bien réelle que concrète, et non abstraite ou imaginaire pour ne pas dire fallacieuse —, et qu’il décrive la naissance du « souvenir », il me semble définir cette « intuition » sur laquelle débouche « N’avive feu » de Ghozzi. Il s’agit d’une « intuition » représentative, qui représente, qui donne à voir, tout comme le souvenir agissant dont parle Bounoure. Et c’est de fait de cela qu’il s’agit dans Il a tant donné, j’ai si peu reçu, livre marqué par le deuil, deuil multiple et complexe, parce que le poète tait plus qu’il ne dit, suggère plus qu’il n’affirme, nie plus qu’il ne déclare, comme si la poésie ne pouvait avoir lieu que dans le secret et comme s’il était jaloux de ses secrets. En témoigne ce poème intitulé « Métonymie » qui déjà relève du métapoème, du poème comme art poétique :
« Seule m’exprime l’énigme des mots
Dévoilez sur leur seuil
Vos intimes secrets
Mais laissez-moi parmi vous faire signe et parler par métonymie. » (p. 22)
Certes, les sciences du langage définissent ainsi la métonymie : « Un mot pour désigner un objet ou une propriété qui se trouve dans un rapport existentiel avec la référence habituelle de ce même mot[11] », mais si clair cela soit-il, il n’en demeure pas moins abstrait du fait de la différence conceptuelle existant entre les langues arabe et française. Là aussi, la lecture de Gabriel Bounoure m’a permis d’interroger la poétique du silence de Ghozzi : « La poésie révèle la fécondité de la négation, la vie spirituelle qui sort de la mort. Elle ouvre les espaces d’une pensée où le même et l’autre se rejoignent, où l’un et le multiple ne sont plus séparés, où le jour et la nuit cessent d’être contradictoires. Tout grand poème est ainsi une testimoniale de la situation totale de l’homme : il est le lieu où les énergies de l’univers montent vers le langage. C’est l’honneur de la poésie, en notre temps, que de mener cette aventure impossible qui veut, malgré tous les interdits, transformer notre être d’un jour en une parole lumineuse axée sur quelque éternité. À la pointe de notre culture, elle pose tous les problèmes — sans y porter des solutions que le poème lui-même. Mais c’est bien ainsi. Tenons donc le poème moderne pour une énigme et pour une des situations les plus révélatrices et les plus éclairantes de la condition d’homme.[12] »
Ces paroles nourricières sont justement celles dont tout traducteur a besoin de s’armer pour deviner tout texte poétique riche et protéiforme comme celui de Mohamed Ghozzi. Je note l’adjectif « testimoniale » ici substantivé auquel correspond parfaitement un poème de Ghozzi, « Train de l’enfance » :
« Train de l’enfance, emmène-moi vers toi,
J’ai perdu les oreillers de ma mère et égaré les parfums de son lit.
Ni l’arrière-fond de sa chambre
Ni la porte de sa maison ne se sont ouverts à moi
Quel tort l’enfant a-t-il commis ? Qu’ont rapporté les bergers lointains
À son compte ?
La nuit l’a surpris avant l’heure
Les voitures des saisons sont parties avant ses fêtes.
Train de l’enfance, emmène-moi vers toi,
J’ai perdu les nattes de ma mère et égaré le parfum de ses flacons.
Ni les braseros de sa chambre ni les oiseaux de ses habits
Ne m’ont fêté.
Quel tort l’enfant a-t-il commis ?
Qu’ont rapporté les bergers lointains
À mon compte ?
Eussé-je divulgué ce que les gens ont tu
Eussé-je révélé ce que les hommes ont confié
Avouerais-je mon ancien tort ?
Devrais-je seul le porter sur les sentiers ? » (pp. 43-44)
Argumentum e silentio — « argument du silence » — dis-je, oui, l’ambiguïté reposant sur le silence (dire ou ne pas dire ? savoir ou ne pas savoir ? avouer ou ne pas avouer ? etc.) faisant ici office de poétique. « Train de l’enfance » n’est-il pas une métonymie ? Le train suivant les rails ne remplace-t-il pas le cours de l’enfance qui passe, suit son chemin vers l’avant sans possibilité de retour, sans esprit de retour ? Le deuil est par conséquent réel et il l’est d’autant plus que les quatre sections du livre — respectivement « Livre des saisons », « Livre de l’étonnement », « Livre des sources » et « Livres des miroirs » — versent dans la même thématique, celle du deuil de l’enfance, deuil de la pureté au cours de laquelle le poète avait foi en Dieu, en sa mère, en tout. C’est ainsi que Mohamed Ghozzi, né à Kairouan, dit, dans l’un des plus beaux poèmes d’Il a tant donné, j’ai si peu reçu, l’impossibilité d’y revenir comme si Kairouan était devenu l’impossible Qibla, comme suit :
« Avant d’atteindre Kairouan
Tu interrogeras les voyageurs de nuit sur sa porte, tu dilapideras le restant de tes années sur sa route
Tu sauras après que l’âme aura vieilli
Que jamais tu ne retrouveras son chemin. » (p. 54)
C’est que nul retour à la terre natale n’est possible après que le poète a quitté Kairouan désignée abstraitement par le mot « ville » dans un poème éponyme :
« En vain y vas-tu donc
Les sources sont chimères
Et ce pays que tu désires ne se révélera pas,
Reviens avant l’avènement de la nuit :
Jamais la soif de l’âme n’est abreuvée par l’eau
Ni l’altération du cœur éteinte par le flux des sources
Tous ceux qui sont partis sont aujourd’hui revenus sans échos
Sans nouvelles revenus tous ceux qui y sont allés les premiers. » (p. 50)
Peut-être ce témoignage de la véritable valeur littéraire de Kairouan, qui plus est prononcé à Kairouan, à travers l’un de ses plus grands poètes, m’a-t-il permis de dire à voix haute cette poésie qui, tant en arabe qu’en français, montre non seulement qu’il est possible d’écrire le silence qui, ici, prend le sens de ce qui est tu en dépit de ce qui semble ne pas être traduisible, mais encore de le traduire parce que les mots si essentiels soient-ils ne sont que l’écho de ce qui à jamais ne sera dit et encore moins traduit. Nul ne l’est en effet si la volonté du poète et celle d’un traducteur lui-même poète ne prennent le dessus sur le silence imposé à la création. Ne faut-il pas, pour aller de l’avant dans les recherches, poétique et scientifique, passer outre le silence, certes en l’écrivant, mais encore en traduisant ses manifestations en dépit du théologique, du sacré et du politique, ainsi à la suite de Henri Michaux qui écrit à Jean Paulhan : « Sais-tu qu’Al Hallaj [sic] le mystique musulman, martyr (non crucifié) fut lors de son procès examiné par une commission de grammairiens (section de théologie) qui se décida à le condamner à mort pour ses mots, ceux-ci étant de corps, au lieu d’esprit ? Peut-être aussi n’avalaient-ils point ce propos de Hallaj que toi-même tu n’accepteras pas […] : “Nos langues servent à articuler des mots et c’est de cela qu’elles meurent, et ainsi (continue Hallaj) nos moi égoïstes servent à nous occuper d’actions, et c’est de ces occupations fragmentaires mêmes qu’elles meurent”.[13] »
Sans doute la référence de Michaux à Hallâj semble-t-elle étonnante, mais l’auteur d’Épreuves, exorcismes (1945) ne pouvait pas mener l’œuvre qui est la sienne sans cette nécessité d’ « iconoclastie mystique [qui] habite l’idée de poésie », comme l’écrit Gabriel Bounoure, car, poursuit-t-il en se référant à cette magnifique formule de Hallâj : « C’est “détruire l’image du Temple pour trouver celui qui l’a fondé”[14] ».
[1] Il a tant donné, j’ai si peu reçu, Tunis, traduction d’Aymen Hacen, revue par Mohamed Kameleddine Gaha, Cenatra (Éditions du Centre National de Traduction en Tunisie), 2009, 96 pages.
[2] Cioran, De l’inconvénient d’être né, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1995, p. 1376.
[3] De l’inconvénient d’être né, in Œuvres, op. cit., p. 1386.
[4] Aveux et anathèmes, Œuvres, op. cit., p. 1724. Italique de Cioran
[5] Joë Bousquet, Traduit du silence, Paris, Gallimard, 1941.
[6] Toutes les traductions sont de l’auteur de cet article.
[7] Vladimir Jankélévitch, Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien, Paris, PUF, 1957, p. 117.
[8] Louis Massignon, La Guerre Sainte suprême de l’Islam arabe, Fontfroide-le-Haut, Fata Morgana, 1998, p. 29.
[9] Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Geneviève Bianquis, éd. Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1969, partie I, chap. « Prologue de Zarathoustra », 2, p. 47.
[10] Aujourd’hui introuvable dans son intégralité, l’essai de Gabriel Bounoure, Marelles sur le parvis (Paris, Plon, coll. « Cheminements » fondée et dirigée par Cioran, 1958), a été en partie réédité par le poète Salah Stétié et l’éditeur Bruno Roy qui en ont repris la préface dans l’ouvrage éponyme, Marelles sur le parvis, avec une préface de Gérard Macé intitulée « Au seuil du mystère », Fontfroide-le-Haut, Fata Morgana, coll. « Hermès », n° 10, 1995, p. 24-25.
[11] In Ducrot et Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, 1972, page 354.
[12] Gabriel Bounoure, Marelles sur le parvis, op. cit., p. 72.
[13] Cité par Jean-Pierre Martin, in Henri Michaux, Paris, Gallimard, coll. « Biographies », 2003, p. 434.
[14] Gabriel Bounoure, Marelles sur le parvis, op. cit., p. 57.
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