Mohammed Bennis, Une terre et beaucoup de sang
Une terre et beaucoup de sang
Mohammed Bennis
1.
Spectre lointain. Vapeur qui se disperse aux quatre coins. Nouvelles intermittentes. Ils sont là-bas. Sur la terre. Ils portent leurs yeux vers la terre qui leur est interdite. Leur terre. Ils marchent. Depuis le petit matin pour se mettre debout. Seulement. Se mettre debout.
Là-bas la terre. Une terre qui n’est pas autre. Quand fut-elle créée ? Je ne sais pas. Mais ils sont là-bas. Les enfants de la Palestine. Dans l’immensité de la terre ils étaient. Sur la terre de Canaan ils étaient. Avec le vent bleu ils étaient. Avec les oliviers dans des champs ensoleillés ils étaient. Avec les vagues de la Méditerranée et leurs navires ils étaient. Avec leurs pierres à Jérusalem ils étaient. Là-bas la terre. Pas une terre autre. Au petit matin ils marchent. Les enfants de la Palestine. Leurs yeux chantent.
Une terre. Et c’est un morceau de la terre. Hérodote l’a saluée en trait d’union avec la Syrie. Deux sœurs qui jouent ensemble dans la cour commune. Et puis Al-Idrissi en a dressé la carte. Sa main a écrit ce qu’il a lu, entendu. Un nom pour chaque morceau de terre. Celle-ci est la Palestine. Gaza située sur la côte. Il l’a nommée par ce quelle était. Il l’a nommée pour ce quelle aime être.
Gaza en Palestine
La Palestine sur la terre
2.
C’est la terre qui a grandi avec moi
Elle m’accompagne secrètement
vers la nuit qui dort sur ses rives
Une terre et ses racines sont comme les feuilles d’une vigne
Elles coulent avec son ombre
et pendant que ce temps
s’allonge il répéte une mélodie
de douleur Comble-moi avec le reste
de ce que
je vois encore
Je ne peux supporter la tristesse
que redouble
la vue
du sang
Ma terre me dis-je
Et il y a dans les lettres un écho
venu de nulle part
ou venu
d’un éclat dans le silence
J’ai peur des lettres qui fondent
dans
la chaleur
de midi
Toutes les choses s’éloignent
se dérobent à moi
sauf le visage blême d’une enfance
visage éclaté sur le sol
Je l’ai nommée ma terre
Des régions d’elle ont alors commencé à m’apprendre
à me perdre
à m’exalter jour après jour
Quand j’ai appelé mon appel n’a reçu
aucune réponse
Peut-être une main avait – elle volé
ma terre
et il ne m’est resté qu’un pays de tombes
de plaintes
de deuils
3.
Ce que tu ne veux pas voir est cela seul qui se fixe dans les yeux. N’es-tu pas encore convaincu que la nuit et le jour sont égaux dans la catastrophe Qu’ils sont la même fosse pour les victimes les victimes les victimes enfants de ma terre. Temps pour temps Ta poitrine saigne Le ciel du côté de la clémence est égaré muet Et la force de la solitude fait tomber les voix vers le fond Fenêtres fermées sur les hauteurs du désespoir Le chant ceinture ton front ou le sacre Et les cendres couvrent la tête les épaules la poitrine les membres Tes lèvres sont inanimées
Qui oserait s’éloigner du sang à l’abandon
J’ai peur soudain du bonheur de ceux qui tuent Mes yeux regardent l’histoire des tueries Ils sont là-bas Ils n’ont pas pu effacer le nom des victimes Les tueurs à chaque fois se ventent Leurs mains déchiquettent les corps avec appétit Au commencement une prière est indispensable.
4.
Peut-être ce qui se fixe dans les yeux est-il aussi ce qui murmure. Gaza. 14. 5. 2018. Une journée est née sur la terre de Palestine Des temps chutent vers une journée La respiration se disloque D’un moment à l’autre tout se fige Debout je suis dans une étendue sans fin Mais l’horizon est morne Quelqu’un est-t-il passé par cet Horizon Je le vois divisé en sang et cadavres Ici mon corps tout entier est fait des yeux qui regardent Le sang coule et coule dans la continuité de la tuerie
Le sang vient Le sang toujours plus frais se clarifie Entre les mains des assistants Un appel monte depuis ce que j’ai pris pour l’enfer Ton temps est maintenant ce dont tu témoignes Incapable de repousser le cri Les victimes enfoncent dans le sol les piquets du retour Le soleil s’adosse à l’espoir Toujours les enfants de la Palestine ont ici fait face aux tueurs venus de tant de races Ils sont ici avec un seul propos. Nous retournerons. Et tant pis si l’écho en est fracassé par les portes du monde. Nous retournerons. Et moi je scande cela dans le silence. Ma poitrine est pleine de ton foudroiement Entre toi et moi le serment de ne pas trahir ce dont j’ai témoigné Un temps de deuil
Avec quels yeux suis-je en train de regarder le ciel depuis une terre et beaucoup de sang Nos mots sont carbonisés Expression suspendue plus haut que la peur Ils s’étaient décidés Convaincus Les enfants de la Palestine Le chant sur leur langue est la fleur d’une épopée Prépare-moi à me taire dans le vacarme de la terre
5.
La terre sur laquelle les gens se trouvent, écrit l’un
La terre Sur laquelle on marche et qui produit les végétaux, écrit un autre
La terre Que nous voyons est
Plate, riche, ferme, habitée, féconde, déserte, fleurie, haute
Ami ! Nos tombes que voici occupent l’étendue.
Mais où sont les tombeaux du temps de ‘Ad ?
Allège le pas ! Je doute que l’écorce de la terre
ne soit faite que de ces dépouilles
écrit Abû l-‘Alâ’ al-Ma’arrî
La terre Nom donné par les anciens philosophes à l’un des quatre éléments
La terre Est la troisième planète de notre système solaire qui fait sa révolution annuelle autour du soleil et qui tourne sur elle-même
La terre Les savants partagent la terre entre les quatre points cardinaux, l’est, l’ouest, le nord et le sud ; ils la divisent aussi en deux parties, celle qui est habitée et celle qui est déserte, cultivée ou inculte. La terre, disent-ils, est ronde, son centre passe par l’axe de la sphère, l’air l’entoure de tous les côtés, écrit Al-Mas’ûdî dans Prairies d’or et mines de pierres précieuses
6.
Quand je suis venu au monde j’ai trouvé ma terre celle sur laquelle je vis sous les ordres du vocabulaire de la guerre et de la paix du vocabulaire du maître et de l’esclave Ainsi dit-on était-elle Ainsi sera-t-elle
Jadis la balance de la justice est tombée dans la boue de l’horreur de la haine du rejet Les damnés de la terre restaient affligés Soumis Non soumis
Depuis toujours dans leur poitrine une chanson blessée Parfois hybride Parfois moyen pour passer d’une vie à une vie Chanson faite pour que les descendants glorifient les Anciens en battant les tambourins ou en allumant les bougies
Le livre de la terre Des criminels ont détruit ses feuilles
les ont foulées
Fait couler des fleuves de sang
7.
Poètes – chanteurs
Poètes – joueurs de musique
Poètes
Ils tiennent les mains de la terre
ils dansent avec parmi les vignes
et leur forme alors entoure la lumière
Ecris ton mot
dans une langue qui soit poésie
Une langue faite des nuages qui vont vers l’Orient
et leurs souffles s’y confortent
Mais
Mais la terre n’a plus d’Orient Tes souffles
se réfugient dans le silence
Ils ne se perdent pas
8.
Ici Gaza et beaucoup de sang
Ibn Battûta dans Les voyages
a raconté
Ensuite nous partîmes et nous arrivâmes à la ville de Ghazzah, qui est la première ville de Syrie du côté de l’Égypte. Elle est vaste, bien peuplée, ornée de belles places et de nombreuses mosquées, et elle n’est pas entourée de murs. Elle possédait jadis une belle mosquée principale. Quant à la mosquée dans laquelle se tient maintenant la réunion du vendredi, elle a été bâtie par l’émir illustre E1-djâouély. C’est un édifice d’une construction très élégante, fort solide, et sa chaire est en marbre blanc. Le kâdhi de Ghazzah est Badr eddîn Essalkhaty elhaourâny, et son professeur est Alem eddîn, fils de Sâlim. Les fils de Sâlim sont les principaux habitants de la ville ; un d’eux est Chems eddîn, kâdhi de Jérusalem.
Et moi
j’ai eu
le pouvoir
de retourner
à ce moment-là
J’ai vu
Gaza voler
avec deux ailes
d’ émeraude
De l’autre côté des étrangers portent des toasts
et échangent des présents sur la terre de la Palestine
D’autres s’alarment dans des lieux que personne ne voit
pour Gaza et beaucoup de sang
9.
Gaza. 14. 5. 2018. Des tués. Gaza. 14. 5. 2018. Des tués. tués. Gaza. 14. 5. 2018. Des tués. Gaza. 14. 5. 2018. Des tués. Gaza. 14. 5. 2018. Des tués. tués. tués. Gaza. 14. 5. 2018. Des tués. tués. Gaza. 14. 5. 2018. Des tués. Gaza. 14. 5. 2018. Des tués. tués. Gaza. 14. 5. 2018. Des tués. tués. tués. Gaza. 14. 5. 2018. Des tués. Gaza. 14. 5. 2018. Des tués. Gaza. 14. 5. 2018. Des tués. tués. Gaza. 14. 5. 2018. Des tués. tués. tués. tués. tués. Gaza. 14. 5. 2018. Des tués.
Une terre et beaucoup de sang
Gaza
Mohammed Bennis est un poète marocain né en 1948 à Fès. Il participe à la modernité poétique arabe et bénéficie, depuis les années quatre-vingt, d’un statut particulier dans la culture arabe.