Entretien avec Pierre-Yves Soucy
« L’œuvre est avènement de quelque chose d’inédit »
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Né le 24 mai 1948 au Québec, Pierre-Yves Soucy est poète, essayiste, traducteur, directeur de revue et éditeur. De nationalité canadienne et belge, il appartient à cette ligné singulière de créateurs voyageurs : du Mexique au Vietnam en passant par l’Afrique du Sud, le Moyen-Orient et le Maghreb, Pierre-Yves Soucy n’a cessé de parcourir le globe terrestre en poète amoureux et humaniste. Son œuvre a été couronnée par le prix Louise-Labé, en 2004, pour Au-delà de la voix, et par le prix de la Société des écrivains canadiens en 2004, également, pour L’écart traversé.
Aymen Hacen : Docteur en sociologie politique, vous avez enseigné pendant de nombreuses années à la fois la philosophie politique et les relations internationales. Comment la poésie a-t-elle fait irruption dans votre vie ?
Pierre-Yves Soucy : Venant du Québec, plus précisément de ce que l’on désigne par les Hautes-Laurentides, les années soixante et soixante-dix furent les années décisives puisque ce sont celles qui voient des bouleversements sociaux et politiques majeures de la société, notamment la mise en place de réformes capitales dans le domaine de l’éducation, et plus globalement, par l’avènement d’un État québécois proprement dit, plus que jamais interventionniste, ce qui n’est pas sans susciter de nombreux débats de fond sur la nature de la société comme de la politique. De telle sorte que toute cette génération à laquelle j’appartiens se trouve emportée par les questions qui sont autant politiques que culturelles. Ces implications devaient conduire à un déploiement à la fois quotidien et public de la réflexion concernant l’avenir d’une société, et non moins une ouverture sur le monde tout au long de cette époque charnière de la politique internationale, plus précisément encore, celle de la dynamique de décolonisation, entre autres, et qui marquera à jamais les esprits. Nous ne pouvions échapper à cet intérêt collectif marqué pour la chose publique. La pensée se trouve emportée par l’attention que l’on y accorde à ces questions, attention qui n’est pas sans orienter les intérêts personnels au sein des rapports sociaux comme au niveau de la formation scolaire et universitaire, lesquelles sont tenues pour décisives en cette époque charnière. La lecture d’Albert Camus ou de Franz Fanon dès l’âge de seize, dix-sept ou dix-huit ans donne une idée de la largeur des passions intellectuelles, et de l’orientation personnelle vers la philosophie et la sociologie politique comme de tout ce qui vient avec. Quant à la poésie, elle va chercher plus loin encore puisqu’elle relève, depuis la plus tendre enfance, du rapport sensible au monde. En d’autres termes, on s’éveille à la poésie en même temps que l’on s’éveille au monde, à tout ce qui est, à tout ce que porte le mouvement de la vie. Et la singularité de cet éveil est que la poésie se charge également, au travers de la maîtrise peu à peu acquise de la langue, de nous éveiller au monde, de le nommer, de le comprendre (le prendre avec soi) au travers de toutes les incertitudes qui accompagnent cette volonté de saisir et de dire. De l’enfance à l’adolescence, et à l’âge adulte tout autant, j’ai baigné dans un monde naturel extrêmement prégnant au point qu’il envahissait de sa présence l’univers mental et déterminait notre attention à l’endroit de toute cette réalité, alors que dans ce milieu – vivant sur une ferme, mes parents étaient agriculteurs – nous étions entourés de lacs, de rivières et de forêts, de tout un monde qu’il faut dévoiler et tenter d’évoquer par la parole poétique. La poésie se tient là, à l’affût si l’on peut dire, dans la prise du monde naturel sur soi, dans la reconnaissance de tous ces événements auxquels il n’est pas possible de se dérober. La poésie tient alors son origine de la perception de tout cela, des phénomènes les plus amples comme les plus infimes qui viennent ébranler toutes nos croyances premières et nos convictions au cœur même de nos créations.
A.H : Poète, essayiste et traducteur, vous pratiquez également les arts plastiques et l’édition. Ces différents champs, qui sont généralement complémentaires, ne tournent-ils pas autour d’un idéal de création qui déroge à la littérature de consommation et à l’esprit commercial ?
Pierre-Yves Soucy : Nous ne sommes jamais faits d’un seul tenant, d’une seule pièce. Chaque être est fait d’une multitude d’expériences alors que le temps se charge de nous fragmenter, et nous de décanter ce qui nous retient et oriente nos actions. Ainsi, le temps donne également l’occasion de se reconstituer en permanence dans le cours de la vie comme par les moments de crise, de rupture parfois radicale, puis de reprise autrement, ailleurs. Il paraît indispensable de déployer une vision la plus large possible sur le monde et sur la vie comme elle va. Et vous avez tout à fait raison de dire que ces divers champs de la création dont les motifs sont multiples renvoient les uns aux autres, se nourrissent et s’éclairent mutuellement, de sorte qu’ils sont complémentaires. La vie de chaque individu est faite de plusieurs vies, si l’on peut dire la chose ainsi. C’est l’expérience que j’ai eue, c’est celles d’un ensemble d’expériences cumulées tout au long de la vie, cherchant au travers de tout cela à donner une certaine cohérence, sinon une rigueur certaine à notre avancée dans cette ouverture du monde. Si l’on se tient d’abord au travail de traduction, pour prendre ce premier exemple, je ne suis pas le premier à tenir celui-ci pour un travail de création au sens fort du terme. S’il s’agissait de faire passer les mots d’une langue à une autre, le tour serait vite joué. Or, il s’agit de recréer des moments sensibles qui d’une langue à une autre ne peuvent être rendus que par une volonté de constitution d’un univers, celle d’une atmosphère au sein de la parole poétique, afin de rejoindre et de porter le sens que celle-ci engage ici, et que nous devons conduire là, en une autre langue. On pourrait dire que la création poétique au sens large du terme est tout autant un travail de traduction du monde, de tout ce qu’il comprend, et tel qu’il nous parvient, tel qu’il s’impose à notre perception, et tel que nous le saisissons et le recomposons grâce à la langue, à la parole. Nos engagements personnels s’ouvrent dans plusieurs directions qui toutes concernent pour l’essentiel la création proprement dite. Et celle-ci s’accorde très mal avec toute volonté de chercher d’abord et avant tout quelque présence publique, tel un besoin de reconnaissance impossible à rassasier que l’on voit se répandre plus que jamais dans nos sociétés contemporaines et actuelles. Les changements culturels et sociétaux ne se sont jamais accélérés comme en ce moment de l’ultime contemporain dans lequel nous nous inscrivons. Ces changements radicaux nous soumettent, nous le voyons trop bien, à des réseaux serrés de médiatisation dont le résultat est de promouvoir l’individu, tous autant que nous sommes, alors qu’on se retrouve confinés chacun dans son coin. Si la création poétique, artistique, peu importe la forme qu’elle épouse, est un moment du rapport à soi, sa visée est aussi celle d’une adresse à l’autre, même lorsqu’elle n’est pas recherchée comme telle. L’œuvre qui mérite notre attention se trouve à être, fondamentalement, un lieu d’échange. Si elle est littéralement appropriée par des réseaux commerciaux, soumise à des mises en scène ayant pour visée la rentabilité à tout prix, il est certain qu’elle se trouve condamnée à un « dérèglement symbolique », si l’on me permet cette expression. L’idéal de création – jamais atteint, il faut dire, et c’est la raison pour laquelle nous recommençons toujours –, qui est une recherche toujours inachevée, se trouve alors dévoyé. Toute la logique du spectaculaire devient prioritaire et fini par s’imposer dans presque tous les champs créatifs. Rien d’étonnant à voir surgir une industrie du divertissement et de la performance comme je le constatais tout récemment encore, alors qu’est fait appel à l’art de la poésie en mobilisant, tout ensemble, le burlesque, le cirque, la vidéo, la danse, la drag, le slam ; et les exemples de ce type ne manquent pas. Ce qui est recherché ici n’est pas la synthèse des formes d’expression, mais leur puissance d’attraction publique, le culturel basculant alors dans l’événementiel, pour ne pas dire, dans l’insignifiance. Il se trouve toutefois que tout ne peut être placé sur un même plan. Or l’œuvre est avènement de quelque chose d’inédit. Sa vérité semble bien être irréductible. Dès lors, s’inscrire sous les facilités du spectacle, celle de la performance à tout prix et entretenant ses effets de cirque ne semble pas être la voie à suivre si l’on cherche à construire et partager une œuvre qui ait une portée au-delà de l’instant présent, c’est-à-dire, de l’instantané.
A.H : Les éditions La Lettre volée, nées en 1989, accueillent depuis 2002 la revue L’Étrangère. Pouvez-vous nous parler de ces deux aventures ?
Pierre-Yves Soucy : Au départ, nous avions été ou étions trois étudiants de doctorat de l’Université de Bruxelles (ULB) ayant achevé ou achevant leur thèse dans le domaine des humanités (sociologie, philosophie et les arts sous leurs diverses expressions). L’intérêt que nous portions, chacun, à la littérature et à la création artistique autant qu’aux questions de société, indissociables les unes des autres, devait nous conduire à envisager le projet (et l’avons mis en place très rapidement) d’une maison d’édition comportant plusieurs collections dans les domaines de la création plastique, de la photographie, de la création littéraire et poétique, et dont les collections les plus importantes, si nous faisons le bilan aujourd’hui, furent les essais sous diverses formes, ce qui permettait d’aborder des thématiques très larges. Nous avons touché aussi bien les domaines de la philosophie, de la sociologie et les sciences humaines en général, autant que les arts plastiques, la musique, en développant le travail d’édition sous toutes ses composantes par la publication, toujours ou presque toujours, de textes originaux, inédits. C’est ainsi que se sont imposées assez rapidement les collections « Poiesis » et « Textes ». Mais l’antériorité de ce projet éditorial ne peut se comprendre que par les intérêts personnels de chacun de nous pour le livre, pour l’édition, ayant, l’un ou l’autre, participé à diverses expériences éditoriales dont la publication de revues. Pour la maison d’édition, La Lettre volée, l’intention était dès le départ de proposer des réflexions et des créations venant rejoindre autant que faire se peut un public élargi sur les enjeux éthiques et esthétiques de la société, de la culture et de l’art contemporain. Depuis trente-cinq ans déjà – alors que nous avons publié plus de huit-cent livres – nous pouvons dire que, d’une manière ou d’une autre, tous ces livres dialoguent entre eux. Il faut ajouter, et c’est là un point essentiel, qui nous avons inscrit la maison d’édition dans le cadre d’une option délibérément internationale. Ce choix devait répondre – et il répond dans la mesure du possible – aux exigences de la pensée qui est refus d’enfermer les auteurs non moins que les problématiques engagées par les auteurs et les artistes dans des ghettos de la pensée et de la création, aussi bien intellectuels que culturels. Et puis, nous avions également à l’esprit la nécessité de publier des livres dont la présentation serait soignée, du point de vue typographique comme sous l’angle des choix du graphisme, toujours distinct d’une collection à l’autre. La revue L’étrangère, que j’ai fondée en 2002, est venue s’inscrire dans le projet d’ensemble des éditions de La Lettre volée. Ayant été pendant près de douze ans rédacteur en chef d’une revue Le Courrier publiée dans le cadre du Centre international d’études poétiques, fondé par un poète, essayiste et exceptionnel traducteur de l’espagnol vers le français, Fernand Verhesen, lorsque cette revue s’est arrêtée en 2000, j’ai très tôt pensé à créer une nouvelle revue en mesure de suppléer ce manque. Revue de création et d’essai, comme son sous-titre le signale, c’est d’abord une revue de poésie qui n’hésite pas, dans l’esprit de la maison d’édition, de proposer des essais ou même des dossiers consacrés à des thèmes comme les Poésies francophones, sur le Malaise de la critique, sur L’interdit, ou sur les Poésies africaines, sur Théorie et poétique du fragment, pour ne prendre que ces exemples. Ou encore des dossiers consacrés à des auteurs comme André du Bouchet, James Sacré, Fernand Verhesen, Jean Laude, Esther Tellermann, Philippe Denis, François Muir… Après soixante numéros, et près de quarante volumes, ce travail éditorial demeure inachevable dès lors que les thématiques paraissent inépuisables, les auteurs en constant renouvellement, et les traductions de poètes intarissables dès lors que nous portons la moindre attention à ce qui se fait ailleurs que dans le monde francophone. Ce dont témoigne en quelque sorte ce mot porté sur la quatrième de couverture et qui se lit comme suit : Tout reste à dire de l’étrangeté du réel, d’autant que la parole qui exprime ce qui n’a pas encore été exprimé demeure étrangère à elle-même.
A.H : Un dicton arabe, qui est pourtant apocryphe parce qu’il exclut une grande partie du Monde arabe, prétend que « Le Caire écrit, Beyrouth imprime et Bagdadlit », qu’en est-il du monde francophone, du moins en ce qui vous concerne, de la Belgique et du Canada en rapport avec la France, dans la mesure où, à la Lettre volée et dans L’Étrangère, vous publiez beaucoup d’écrivains français et francophones. Comment les choses se passent-elles, aussi bien d’un point artistique et littéraire qu’administratif et financier ?
Pierre-Yves Soucy : Les situations, d’un pays à l’autre, me semblent très différentes du point de vue des orientations culturelles et des institutions qui les soutiennent. Il faut sans doute rappeler qu’il n’existe pas des lieux privilégiés pour l’écriture, pour l’impression ou pour la lecture – alors que beaucoup d’éditeurs font appel depuis quelques années à des imprimeurs de l’Europe de l’Est, ce qui est parfaitement compréhensible – et qu’il faut prendre conscience que les textes numériques circulent plus que jamais sur les sites, certaines revues de poésie, pour éviter les frais de publication papier passant au numérique, ce qui n’est pas moins vrai pour les livres. Au sujet de la création poétique, ce que je constate c’est que l’on trouve de très bons poètes (au féminin comme au masculin) en Suisse comme en France, au Québec comme en Belgique. Cependant, par la force des choses, la France s’impose largement, si ce n’est du seul fait de son poids démographique, autant pour la diffusion et la circulation des livres de poésie puisque quatre-vingt pour cent des ventes de livres et revues de langue française, c’est un fait, se font en France. Il faut noter ici que les pays africains où la langue française se trouve largement pratiquée, s’imposent peu à peu dans le champ de la création littéraire et poétique, pour ne pas parler des arts plastiques. Pour s’en tenir à la poésie, selon plusieurs études récentes et moins récentes, il paraît qu’il y a plus de lecteurs au Québec (per capita) qu’en France ou en Belgique. D’où le fait que les éditeurs se tirent mieux d’affaire qu’en Europe francophone, du moins c’est ce que plusieurs soutenaient encore tout récemment. Mais les tendances lourdes convergent dans un même sens. La poésie retient l’attention de bien peu de lecteurs, en définitive. Ce fut presque toujours le cas tout au long de l’époque moderne, ce fait est bien connu. Mais dans ce peu s’y trouvent d’excellents lecteurs qui se reconnaissent, à commencer par les auteurs eux. La revue L’étrangère est ouverte sur le monde, c’était un choix affiché dès sa création ; et en cela nous trouvons des lecteurs dans plusieurs pays, bien qu’elle soit d’abord une revue francophone, et belge par ses assises institutionnelles, mais pas seulement. D’où, comme vous le signalez très justement, le fait que la majorité des auteurs sont francophones. Toutefois, la revue tient à son ouverture internationale, alors qu’au moment où nous échangeons ici, les institutions publiques de soutien aux revues littéraires et poétiques invoquent différents arguments, notamment de logique comptable (vous ne vendez pas suffisamment), ou encore le fait que le siège social est dans tel pays, en conséquence de quoi, n’ayant pas siège social en France ou en Belgique, les institutions de soutien à ces revues refusent d’aider alors qu’elles l’on fait en toute transparence par le passé jusqu’à depuis peu. On a vu au cours des deux ou trois dernières années, et tout récemment encore, plusieurs revues de poésie mettre la clé sous la porte en raison du manque de soutien. C’est institutions préfèrent accorder des subventions aux performances et spectacles de tout ordre, lesquels ont une visibilité instantanée, et attrapent un public multiple, diversifié. Si dans toute société il y a des moments de divertissement, il est malheureux ici que tout soit confondu, et que la création poétique.
A.H : Nous aimerions revenir à votre œuvre personnelle. Comment travaillez-vous ? Qu’est-ce qui sépare les différentes activités que vous pratiquez ?
Pierre-Yves Soucy : Les distinctions à faire entre les diverses activités que nous menons de front demandent que nous nous y arrêtions un instant. Entre l’écriture poétique et celle d’essais portant aussi bien sur des questions littéraires comme sur les arts modernes et contemporain, mais ceci vaut pour toute démarche réflexive dans le domaine de la philosophie, de la société ou de la culture, on sait combien parfois la distance est grande. L’écriture poétique participe de l’instant poétique. Et celui-ci peut être l’affaire de quelques secondes par jour, par semaine, tout au plus. Les circonstances où ces instants s’imposent à soi sont affaire d’attention. Ce sont des événements de hasard, des saisies de moments de nos expériences du monde, souvent aléatoires, qui nous font rejoindre ces dimensions essentielles de la vie, du mouvement de la vie. Nous sommes arrêtés sans savoir que dire sinon des approximations de paroles, des rapports densifiés avec les mots, leurs associations. Je crois que ces moments, nous les mettons en rapport avec toutes nos expériences cumulées du cours de la vie. Quelques mots surgissant de ces saisies sont repris selon l’esprit d’évocation qui les porte. Et il arrive que dans le travail du poème – pour moi, d’une suite poétique – les œuvres que nous avons fréquentées tout au long de nos lectures, tout comme les expériences vives, les blessures profondes subies à un moment ou à un autre remontent à la surface de la conscience et viennent donner chair à la parole. C’est à ce moment que le langage, la parole poétique parvient à s’enfoncer dans l’être du monde dont nous sommes si intimement liés puisque nous faisons partie de cette chair du monde. Les mots prononcés, inscrit dans la parole, dans le texte poétique, est interrogation du réel, prise sur le monde, description en quelque sorte de celui-ci. La parole poétique s’offre comme un lieu de sens chargé d’indétermination. En ce sens, elle ouvre et éclaire. Le monde se présente sous ses habits de présence sensible, de son ouverture, toujours débordante. D’où la nécessité de devoir reprendre, toujours, sans ne jamais épuiser ces infinis sous ses aspects sensoriels portés à la parole. Notre tâche est d’évoquer ce monde qui sans cesse bouge, qui ouvre à des expériences nouvelles, qui est inépuisable à notre saisie. Ce que vise l’essai, la critique, qui est une activité parallèle, qui ne peut être dissocié de toutes nos expériences, est d’approcher la compréhension d’une question, d’un texte, d’un aspect de la vie, que cet aspect soit d’ordre social, politique, culturel. Dans tous les cas de figure, il s’agit de donner sens en situant cet aspect par rapport à l’ensemble de nos activités. Il s’agit de connaître et de faire connaître. De là nous rejoignons l’activité éditorial, puisque qu’il s’agit ici de relayer la connaissance, les débats qu’elle suscite sur tel ou tel aspect du monde. Mais avant de relayer, il y a prise de connaissance des textes, des œuvres qui nous parviennent. Cette prise de connaissance est déjà approche d’un mouvement de la création, de la pensée. Dans presque tous les cas, il y a discussion sur la composition d’une œuvre, d’un essai. Puis il y a toute la partie que l’on peut qualifier de pratique, bien qu’elle concerna des aspects qui toujours débordent le simple pratique puisqu’il s’agit alors des questions de maquette, de montage, ce qui demande des choix (de papier, de caractère, de format, etc.). Ce qui sépare, comme vous dites, ces différentes activités, c’est ce qui les distingue depuis ce qu’elles ont de spécifique. Mais elles s’éclairent les unes des autres car elles participent d’un mouvement d’ensemble de nos implications dans la vie courante. On ne sait vraiment où commence un corps d’activités. Et tout au long de nos pratiques, il y a une prise de conscience croissante de l’inachèvement.
A.H : Beaucoup de grands poètes sont partis au cours de ces dernières années, dont Serge Sautreau en 2010, Édouard Glissant en 2011, Jean-Claude Pirotte en 2014, Alain Jouffroy en 2015, Yves Bonnefoy en 2016, Lorand Gaspar en 2019, Salah Stétié en 2020, Philippe Jaccottet et Bernard Noël en 2021, Michel Deguy en 2022. Comment la poésie française et francophone se portera-t-elle désormais ? De quel œil voyez-vous ce qui se fait aujourd’hui, entre ce qui est écrit et publié, et ce qui répugne au livre et se présente comme performance ou installation ?
Pierre-Yves Soucy : Les générations se suivent et ne se ressemblent pas. Pourtant, nous nous y rapportons par la force des choses à toutes les précédentes, peu importe l’époque, le temps passé, puisque l’expérience humaine est une et infiniment multiple. Je serais tenté de citer quelques noms – qui renvoient à des œuvres, bien sûr – qui furent importants pour moi. Je pense à Pierre Reverdy, René Char, André du Bouchet, Jacques Dupin, Claude Esteban, et bien d’autre, pour ce qui concerne la poésie française. Mais encore une fois, cette poésie n’a jamais vécu isolée, comme toutes les autres poésies. Je pense à des poétesses latino-américaines comme Olga Orozco, Alejandra Pizarnik, Blanca Varela ; et avant ces dernières, à Vicente Huidobro, à César Vallejo. Et puis si on remonte sur le continent nord-américain, comment ne pas nommer Emily Dickinson, ou encore Herman Melville, Hart Crane ; et nous pourrions prendre chaque pays que nous devrions citer beaucoup de noms qui nous ont influencé. Je pense ici à Mahmoud Darwich, que j’ai lu avec beaucoup d’attention. Plus récemment, l’œuvre poétique d’Etel Adnan (sans parler de son œuvre d’artiste). Sans parler de la poésie allemande, russe ou chinoise, autant de poésies auxquelles je pense. En d’autres termes, nous appartenons – l’écriture poétique de nos jours, appartient – à toutes ces traditions. Les noms que vous citez auront été pour moi d’une grande importance. Je pense en particulier à Édouard Glissant, Lorand Gaspar, Philippe Jaccottet… Il fût un temps où les tendances formelles, ou les lignes idéologiques, marquèrent très fortement les orientations prises au sein de la création poétique. Notamment au cours des années soixante, soixante-dix et quatre-vingt, bien sûr. Les débats furent acerbes, pas toujours de véritable intérêt. Nous sommes sortis de cela, mais ce qui se faisait en poésie, alors, ne se réduisait pas aux seuls tenants nostalgiques des effets d’avant-gardes. Alors que la génération qui commence à écrire dans les années quatre-vingt-dix marque déjà ses distances sans devoir le manifester explicitement. Aujourd’hui, il s’écrit beaucoup de poésie. Mais la poésie reste à la marge, elle semble de moins en moins relayée au sein des maisons d’édition, lorsqu’elle n’est pas accaparée par des effets de mode qui la présente sous ses aspects spectaculaires, ceux de ses mises en scène comme nous le notions plus haut, ce que vous désignez très justement par les termes d’une recherche de performance et d’installation. La poésie, que Platon avait écartée de l’espace public, si l’on peut dire, revient dans celui-ci sous des formes expressives qui ne sont pas à son avantage. Dans l’espace francophone, il s’écrit beaucoup de poésie, et il serait difficile et injuste de donner des noms, puisqu’il s’agit de signaler des œuvres en formation, tellement cette création poétique est diversifiée. La circulation de ces poésies, riches en bien des cas, tarde à s’imposer. Nous la découvrirons avec un moment de retard, comme toujours, en fait. La distance nous est si indispensable pour apprécier à leur juste valeur les œuvres en cours.
A.H : Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Enfin, si un seul de vos textes devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?
Pierre-Yves Soucy : À voir le monde tel qu’il va depuis un bon moment, il me paraît difficile d’affirmer quelque volonté de réincarnation. À l’instant, je pense à ce mot de Sophocle dans Antigone, et qui fait que nos espoirs retardent toujours sur le mouvement réel de la vie, de sorte qu’aucune génération jamais ne libère la suivante, écrivait-il. J’hésiterais face à toute possibilité de réincarnation. Le « si je devais recommencer » nous renvoie à ce qui est à commencer, et je n’étais pour rien dans ce « commencer ». Nous sommes jetés dans le monde, comme disait l’autre. Alors que les choix que nous faisons s’imposent au fil du mouvement de la vie. J’ai eu des choix à faire, comme toutes et tous d’entre nous, et si je devais refaire ces choix, peut-être je m’orienterais vers les arts plastiques de manière plus décisive que je ne le fais depuis des années.
Quant au texte que je choisirais pour une traduction dans une autre langue, ce serait Reprises de paroles. La raison est pour moi la suivante : ce livre tend vers l’universel, il me semble, et plus que tous les autres.
Essai
« Leo Strauss et la crise de la pensée politique moderne »
Une invitation à vivre l’art