Salma Khadra Jayyusi
Hommage à Salma Khadra Jayyusi
Les jeudis littéraires
Poèmes traduits de l’arabe par Aymen Hacen
Salma Khadra Jayyusi
Poète, historienne de la littérature, fondatrice et directrice d’East-West Nexus/PROTA, projet pour la propagation de la littérature arabe, elle est née à Acre en 1926 et est décédée à Amman en Jordanie le 20 avril 2023. Diplômée avec mention d’honneur de littérature arabe et littéraire de l’Université de Beyrouth, sa poésie et ses écrits en arabe et en anglais ont été publiés dans de nombreux journaux. Elle a créé le PROTA (Projet de traduction de l’arabe) en 1980 pour la diffusion de la littérature et culture arabes en anglais.
Hier le mariage et les funérailles
Qu’est-ce que notre monde lointain est loin de ta vision
Lui qui contient notre secret enfoui, les rêves de nos jeunes femmes fortunées,
Là où se trouve la tombe de ma mère et de mon père,
La tombe de la passion et des sourires
Qui ont, dans nos cœurs brûlés d’amour, des psalmodies mélodieuses
Que nous avons façonnées avec les prières
Nous aimons son sable enfiévré, le vent violent
Et ses calamités, et nous aimons être des orphelins en son sein
Et nous acceptons qu’il soit notre mort
Et vers lui nous irons
Chaque fois que nous sommes perdus en exil nous irons
Chaque fois que se rabaissent nos cils devant la grandeur de la vie
Trésor de la passion, éloigne-toi de nous
Hier c’étaient le mariage et les funérailles, sais-tu
Que nous t’avons reçu en offrande avec la passion, et la passion n’est plus ?
Le bateau coulé
Mon bateau plonge dans la mer, il coule et je ne l’appelle pas
Le froid de la nuit, malheur à moi, amasse sa neige en lui
Alors ne t’approche pas
Je suis la mort qui couvre les atomes des profondeurs, ne t’approche pas
Je suis la mort que tu crains
Je suis l’ancienne blessure, je suis le tremblement de la peur et de la honte
N’as-tu pas eu de mes nouvelles ?
Le froid de la nuit a étendu ses racines en moi
Et fait son nid dans les tréfonds de mon cœur. Qui te sauvera de mon froid ?
Est-ce que je t’aime ? Hier nous avons aimé
Le partage de la folie de la chaleur, qui nous a submergés et fertilisés
Mais quand les cieux se sont déchaînés j’étais seul devant eux.
***
Mon bateau s’enfonce dans la mer il coule je ne le sauve pas
Le froid de la mer les atomes il les serre et les plie
Et combien de flemmes ai-je combattues pour enterrer mon tison dedans
Tu manipules un tison assassiné ? N’as-tu pas eu de mes nouvelles ?
Je suis mort sur tisons, dans les profondeurs, je lave la gifle du déshonneur
Je suis la mort qui me passionne
Et sur la place des fantômes
Et dans la rue des fantômes et au café
Je suis la seule survivante
M’ont pliée sans ce monde enfiévré des vents
Et la pureté de la neige m’a déchirée, as-tu eu de mes nouvelles ?
Je suis la seule survivante
C’est que je suis morte hier
Le brouillard de la nuit a de son silence enveloppé ma tête
L’abîme de l’oubli m’a couverte il guérit le coup silencieux en moi
Je déborde de pureté dans la mort, as-tu eu de mes nouvelles ?
Je suis une maman, une femelle sans amour
Et hier, j’ai été humiliée
Sans cœur, sans patrie, sans demeure
Loin, sans honneur
Tu te mesures à l’exil des profondeurs ? Méfie-toi de divulguer mes secrets
Contemple la terreur enfouie dans mon cœur
Aimée de mon cœur
Aimée de mon cœur, écoute-moi :
C’est qu’après la grotte où la mort a donné libre cours à son mitrailleur dans les esprits
Où les balles sont des près
Où les maisons des cheminées,
Et les morts des torrents
Le vent bédouin est une large vague et les chevaux de la mort paradent
Après la stupéfaction,
Après la désagrégation,
Après l’ahurissement,
Nous sommes sortis vers notre âge, alors pardonne à celui qui vient de sortir
Qui a vu ce qu’il a vu, qui a été sauvé s’il a été sauvé
Alors que j’avais eu ma part de noir sombre
Mais quand j’ai eu en offrande une nouvelle vie
Et qu’au-dessus de la poussière des cimetières j’ai été contraint de traîner
Et tu étais, aimée de ma vie, loin
Je me suis marié avec ma cousine
En route pour Bejaïa
Les articulations des arbres sur le chemin
Éliminées par le vent pour le vent
La porte du chemin est obstruée
Et les taureaux des torrents ont submergé les étoiles et les fonds
Avons-nous été coupés de la terre des hommes ? Dis-nous la vérité, caravanier,
Déliquescent le chemin autour de nous, déliquescent le précipice et perdu dans les mystères
Et nous sommes entre les mystères et les ravins
Sur un chemin descendant de Tizi Ouzou
Que fait à Tizi Ouzou
Une étoile aux yeux brûlés de Canaan ?
Mon bien-aimé, que je ne sois pas dans tes bras devant une cheminée pleine de braises
Dans notre demeure qui aurait été si tu n’étais pas décédé.
Dialogue intérieur
– Et je l’ai mise en garde, ah mise en garde, j’ai dit : ils ont eu soif, alors c’était la pluie
Ils ont récolté avec la famine les épines de la route
Ils se sont mis à nu devant les tempêtes, plongé au cœur de l’incendie
Et brisé les barrières entre leurs vœux et le « destin »
(Elle a passé sa vie à raccommoder un habit déchiré, elle dissimule une blessure abyssale
Si elle le divulguait il s’enflammerait dans sa poitrine et se répandrait)
Laisse l’effluve du sang déchirer le sommeil de la lune
Tu es une amoureuse avertie, ôte
De la paupière cette poussière ancienne
– Moi j’ai choisi ma boutonnière et j’ai emmené ma conscience au bûcher
Un mensonge au vent j’ai raconté
Les oiseaux sont venus me voir ils racontent mes histoires au lys
Et quand j’ai vu l’aile j’ai pleuré
Et je cherche un grain de blé, un habit,
Et je veille la nuit sculptant ma lumière pour acheter ma boutonnière avec la lumière
– Comment as-tu laissé tomber les crânes au vent, nus ils cherchaient une couverture ?
– Les doigts mordent mon cœur d’errante
J’ai souffert mais je me suis mangé les yeux
Si au lendemain ils me clouent
Sur les marches du ciel
C’est que tous ceux que les mains ont crucifiés ne sont pas des dieux
Et j’ai chanté que j’étais douée,
Aux secrets des vents amoureux
Mais j’ai construit pour mon tison un port
Et un pont qui étend à la rivière des paisibles son chemin
Je me suis retournée : mes citadelles ont été mises à sac
Et ma mémoire est un mythe dans les récits antiques
Au-delà des frontières
Avons-nous traversé les frontières ?
Nous avons traversé. Nos amoureux savent-ils
Combien de prières avons-nous récitées et comment nos désirs ont atteint la lumière
Combien sur notre chemin nous avons détruit de barrages ?
Nous avons traversé les frontières pour un monde
Où les amoureux ne dorment pas
Et nous avons franchi les clôtures avec nos sources rêveuses
Où notre passion avait nom calme et assentiment
Et nous avons pénétré la source du feu, l’innocence de nos rêves est morte
Et les veilleurs nous ont accablés
Embrasement de la canicule
Nous avons au cours du voyage d’amour traversé pour toi l’impossible
Passagers dans un monde naïf et crépusculaire
Où même les algues jettent de longues ombres
Ah qu’avons-nous trouvé au-delà des frontières ?
Les doigts nous ont fatigués, la flamme a mis à nu notre chagrin
Et accablé nos secrets
Attentant à notre pudeur, jetant aux quatre vents nos informations
(Esclavage de la lumière, je ne me dévoilerai pas ! j’aime la triste obscurité
Et j’aime les recoins sûrs, je préfère une soirée avec un aimé
Et j’aime l’exil parmi les hommes avec un grand cœur torrentiel)
Ah point de retour, tu es le roi de la mort
Un abîme là où tu te trouves et une statue de sel et crucifixion
La nudité est le courage d’un cœur qui aime
Ah marche, dur est le chemin des paisibles
Gravis les marches de l’enfer
Si tu arrives
À tes pieds jaillira la source
Bagdadidayyat[1]
I
Tu as hésité
Tu ne m’as pas reconnu
Je suis pourtant un palmier issu de ton ciel
Ma voix est éclat et prison
J’embarque ton visage là où me redistribuent les aéroports,
Me connais-tu ?
Tu es bonne, et je suis comme les miens :
J’aime et je déserte
II
Les minarets m’ont fatiguée
Ils m’agrippent chaque fois que je marche vers l’ouest
Comme si j’avais trébuché
Ils me blâment après chaque prière
Comme si j’avais blasphémé
Les minarets m’ont fatiguée
III
À Bagdad j’ai vu mon visage cherchant à me leurrer
Comme si j’étais l’étrangère je ne me suis pas appuyé sur elle le jour où je l’ai quitté
À Bagdad j’ai entendu ma voix dialoguer
Murmurer, s’intensifier, tenter, avertir
Ma voix dialogue avec moi
Et m’acquitte
À Bagdad j’ai vu ma tombe me quitter
Les chevaux de Rachid[2] se sont accrus
Les mosquées t’assiègent
Es-tu minaret ou ribat ?
Et où es-tu parvenu
Pour que de toi se lèvent les tempêtes ?
Le bateau amoureux
Couvre-moi, mon bien-aimé, de ta poitrine, ici les yeux des autres se sont fourvoyés
Ne pense pas que le parfum des brises nous éloigne l’un de l’autre
Ou ce qu’il reste d’un souvenir chatouille nos maux, c’est que
Nous avons hérité du ciel
Étoile des errants sur le chemin, arrose-moi de lumière
Et éclaire les souterrains de mon âme, les âges
Les ont obscurcis, et sois le guide honnête
Rêve, enveloppe mon âme, les roses de ma passion ont embaumé et je suis tout nostalgique
Étreins-moi, aile du ciel !
Quelle richesse !
J’ai été gratifiée par le contentement du cœur
Appelez-moi les malheureux
Parmi ceux qui ont aimé et qui ont échoué, et ceux qui ont germé en enfer
Pour que je leur parle de notre dissémination
Et comment nous avons hérité de l’Enfer
Et comment nous avons retrouvé le phare,
Appelez moi les errants
Quelle submersion inonde l’âme
Enveloppe ma passion, fleuve,
Emmène-moi vers toi
Couvre ma poitrine de tes vagues sombres
Et repêche-moi du fonds où le voile naufragé
Où les gardiens de mon cœur ont dormi pendant des âges pour se réveiller sur toi
Couvre-moi, mon bien-aimé, de ta poitrine, je submergerai de mon amour toutes les créatures
Quelle richesse
Emmenez-moi à la source du désespoir que je ressuscite ses visions mortes
Vous qui dormez sur le chemin, abandonnez le chemin
À ceux qui grâce à la folie osent affronter le torrent
Et à ceux qui honorent les désirs des cœurs
Des amoureux
Ah comment le bateau peut-il traverser les vagues des mers
Il dandine sur ses deux flancs princier, quel afflux
Seul, seul, avec le bruissement de l’océan, avec le flux
Sans se réveiller
Dandinant, voguant sur les vagues,
Se noyant dans l’obscurité de la décision
Ah tente des errants sur le chemin, tends-moi ton ombre
Point de place ici pour les tristes ni pour les fronts renfrognés
Libérez-moi, je suis né sur les cimes
Je sais où brillent les soleils
Comment luisent les Pléiades et rayonne le cœur du jour amoureux
Libérez-moi,
L’étoile s’est approchée,
Je suis au vent, je tiens le secret des visions et de la beauté
Lunaires
La lune boiteuse
Lune boiteuse
Amie de notre jeunesse
Suspends-toi à notre terre
Et en secret accouple-toi avec nos villages
Stupide lune maladroite
Tu nous as trahis !
L’ennemi t’a vue et il a bondi cherchant à nous rencontrer
Il est venu nous voir et dans notre main une lune claire.
Une histoire
Mon oncle priait pour son paradis après s’être levé et après avoir fait ses ablutions
C’est la sunna d’Allah et de son Prophète et un fleuve de baisers
La civilisation du sexe se tord dans ses cuisses, dans le nombril débordant
Son épouse est le festival du lit et ses enfants la beauté du terme
Mon mari
Priait pour ses poux et amassait les dinars pour acheter une nouvelle femme
Et moi ?
Cicatrice sur le front de l’émigré, sceau sur le vent, contrat de mariage avec bannissement, ma famille décédée,
Mes enfants lampes d’un boudoir errant
Et ma patrie ? Ma patrie est une petite lune de tristesse absente
Et la dépouille de ma mère s’est enfoncée loin dans les collines
Les vents sont inertes sur sa tombe.
Le ciel perdu
Pour May
Le croissant s’est saigné à blanc
Combien j’ai cherché ses nouveaux cheveux noirs dans l’obscurité des visages
Et crié à son attention sur les places de Londres, qu’il doit sur les cheminées se reposer
Et j’ai interrogé les yeux de verre à son sujet, ils ont dit qu’il s’est caché dans le vent
Ce que souhaite le croissant torturé, il est tapi aux recoins des souterrains, répondant son eau douce
Son visage lumineux cherche les siens et se perd
Repose-toi, croissant, les poches du désert sont une immense tombe
Repose-toi, croissant, repose-toi, toi le vagabond, repose-toi
Les croissants s’amusent sur les collines
Ô toi, petite lune qui a perdu son ciel.
Le devin des vents
Beau secret divin
Tu es le visage de la terre, le visage de la pierre
Pourvu que je m’en aille et que tu demeures
Je suis le dieu du voyage
J’ai le talon d’Achille
Et j’ai tété le secret des Gitans
***
Combien nous avons désiré les lèvres qui ont éclos
Quand elles ont dit que nous comptons parmi ses amoureux
Et des yeux qui nous ont racolés alors qu’a disparu
Le bleu de mer sur ses cils
Mer qui a réuni les dépouilles des voiles
Tu étais le refuge qui nous a accompagnés notre vie durant
Tu étais la porte de l’âge que nous avons ouverte en nous
Et que nous avons franchie quatre chemins
Fatigue, passion, abandon et évasion
Et nous l’avons affronté âme créatrice
Dévoilant les méfaits sur la face de la vie
Ouverture de la mer ô amour enfoui
Combien nous t’avons désiré le long des années !
***
Comment avons-nous sur terre cloué nos pas
Alors que le grondement de la mer est dans notre for intérieur ?
Comment avons-nous sur la plage fait nos adieux à notre amour
Et lâché la neige sur nos passions ?
Vais-je partir en mer
Les mains de mes bien-aimés sur mon visage, et mes cheveux
Ébouriffés par le vent, dans ma tête une déflagration
Ah seule je pars en mer
La chaleur de mes bien-aimés sur ma bouche est un souvenir qui enivre
Le vent frappe mes franges débridées
Les caprices de la passion sont des cloches sur fond d’eaux gémissantes
Je bois la mer jusqu’à mon cœur… et mon cœur est gitan
Ah mon cœur est gitan
Un amoureux habitué aux profondeurs de l’amour, secret de l’orage
Ma joie est d’être avec le vent mon sang en extase et le cœur en vie
Ma joie est que je suis comme le vent je me suis libéré et je suis allé en mer avec lui
Et le secret de revenir aux yeux : l’horizon, phares rapides
Et devant moi, le mystère est énigme et ouverture
Ah seule
Mon monde est vagues et golfes paisibles
En lui j’oublie mon exil, mon chagrin, mon existence légitime
Je découvre la blessure au devin des vents
Puis dans l’eau je guéris son secret
Ah… peut-être le sel de mer guérira-t-il les blessures
Combien j’ai perdu
Combien j’ai perdu
Si j’énumérais les pertes de ma vie je serais effrayée
Et prise par une peur panique qui ne correspondrait pas
À ce que je m’attribue de patience et de vaillance du cœur
Ah marche ce chemin
A une fin
Et sa fin est perte
Tout comme son début
Mais entre le commencement et le terme du périple
Une flamme qui ne s’éteint pas sur le front de l’émigré
Un voyage assidu qui n’a jamais cherché à nuire à son fardeau
Si le périple se prolonge
Et une aile audacieuse au vent
Et la tentation orpheline des cimes qui insiste et que rien ne contente
Et de longues histoires endurées par le cœur
Du fait de l’allégresse des ports et des fougues du chemin
Et une fenêtre ayant grand ouvert ses volets
Pour que de l’embouteillage du vent entre la voix de l’ami.
Salma Khadra Jayyusi
[1] Mot dérivé de Bagdad, capitale de l’Iraq, désignant tout ce qui pourrait se rapporter à la ville en matière d’art, de culture et jusqu’à l’ambiance générale. (Note du traducteur)
[2] Il s’agit du calife abbasside Haroun al-Rachid dont le règne est considéré comme l’âge d’or de la civilisation arabo-musulmane. (N.D.T)