Poésie

Yves Leclair invité de Souffle inédit

Yves Leclair invité de Souffle inédit

Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen

Entretien 

A.H : Presque dix-huit ans après notre premier entretien et treize après le deuxième, nous souhaiterions prolonger avec vous cet entretien infini, pour reprendre le beau titre de Maurice Blanchot. Pouvons-nous dire que beaucoup d’eau a coulé sous les ponts ? Mais dans quel sens ? Comment pourriez-vous résumer les dernières années en question ? Qu’est-ce qui a changé chez vous, dans votre travail de poète, de traducteur et d’essayiste, mais aussi d’homme puisque vous êtes retraité ?

Yves Leclair : Oui, l’eau coule sous les ponts, sans faire de bruit, sans mots, loin des concepts et des belles phrases. Et la vie passe ainsi. Dix-huit ans, soit à peine quelques rides rapides à la surface de l’immense fleuve. Le temps quotidien file comme un train dans la nuit avec des lumières aux fenêtres et des silhouettes, en nous emmenant d’un quai à un autre, tout aussi mystérieux.

Quant au sens, c’est le sens du courant. Et de plus en plus avec l’accélération contemporaine. Bon gré mal gré, on est emporté. De même pour l’écriture. On ne sait pas où l’on va. On est voué à l’improbable. Tout nous échappe. Je serais ici tenté de reprendre le beau titre d’André du Bouchet : L’Emportement muet. Nous sommes un « emportement muet » dont l’écriture n’est qu’une écume parmi tant d’autres.

Néanmoins, ces derniers temps ont été pour moi marqués par la fin de quarante années (et des poussières) d’enseignement du français et du latin. J’ai alors pu me consacrer entre autres (je donne aussi des cours de langue française à des réfugiés), à mes travaux d’écriture ainsi qu’à la lecture. J’ai ainsi publié quatre recueils de poèmes : Cours s’il pleut (2014), L’Autre vie (2019), Le Parchemin enluminé (2024) aux éditions Gallimard et Miniatures aux éditions L’Étoile des limites (2023). Quant à la lecture, elle a été, dès le début, indispensable à mon travail de création. Comment prétendre écrire des poèmes dans l’ignorance des œuvres poétiques qui nous précèdent et nous entourent ?

C’est pourquoi, après la centaine d’études littéraires publiées dans la revue L’École des lettres, après ma collaboration à La NRF (à l’époque de Jacques Réda, puis de Michel Braudeau), j’ai continué à donner des notes de lectures, des articles (parfois très libres) ou des poèmes à des revues de toutes obédiences, aussi variées que Des pays habitables, Alkémie, Arpa, Journal des poètes, Voix d’encre, Diérèse, Europe ou Études etc. Pour qui préférerait les chiffres aux lettres, je crois que j’ai écrit plus d’un millier d’articles sur la littérature poétique. J’ai, par ailleurs, dirigé des cahiers (Pierre-Albert Jourdan, Paul de Roux, Michel Jourdan, Kenneth White, etc.), publié des essais plus importants (Christian Bobin, Pierre Bergounioux, par exemple, dans les Cahiers de l’Herne ; Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy dans Europe), et fait paraître des ouvrages sur des œuvres que je rumine depuis tant d’années : Pierre-Albert Jourdan : écrire comme on tire à l’arc, Guy Goffette sans légende… J’ai aussi concocté des anthologies (Léon Bloy, Charles Baudelaire, Gustave Flaubert, Paul Valéry et, en juin dernier, Jules Renard) dans la collection Ainsi parlait aux éditions Arfuyen. Je collabore aussi à l’Encyclopaedia Universalis. J’ai toujours été très attiré par la différence, par ce qui n’est pas moi, par ce qui est autre, d’où mes lectures non pas éclectiques (car elles dessinent un cheminement), mais à tout le moins sans œillères, sans frontières, en dehors de tout parti-pris idéologique ou de toute chapelle littéraire.

Cette « im-posture », ce goût de l’autre explique aussi mon travail de traducteur. La traduction, vous le savez si bien Aymen qui venez de traduire magnifiquement un des immenses poètes de la langue arabe, Adonis, est un travail de passeur de frontières, de franchissement de murs, de transgression, d’affranchissement. Traduire libère, en vérité, de cette fatalité de la mésentente humaine.

Mon attrait pour ces ponts entre les cultures m’a conduit à traduire de la poésie japonaise, aux confins de l’Orient extrême (Haïkus du Japon ancien et moderne, précédés de Le Petit Grillon de Bashô, aux éditions Unicité). Dans ce sens, je viens de publier le carnet d’un séjour d’un mois dans la forêt des Landes : Le Village de l’idiot (Pierre Mainard éditeur, 2024) est doublé d’un hommage méditatif à la vie et l’œuvre du poète bouddhiste chan de la Chine ancienne, Po Chu Yi.

Je m’intéresse aussi tout particulièrement aux sources de la poésie lyrique (en rapport étroit, soit dit en passant, avec celles de la poésie arabe) : j’ai, en effet, traduit les Chansons pour un amour lointain du troubadour occitan Jaufre Rudel ; le succès de ce livre a permis l’ouverture d’une collection désormais éditée chez Fédérop/ Pierre Mainard éditeur. J’ai aussi donné des traductions de deux autres poètes occitans (des XIIe et XIIe siècles), le contestataire et très virulent Peire Cardenal (Dans la nef des fous de Pierre Cardenal) et le lyrique Cercamon (Cherche monde, Chansons de Cercamon). Chaque ouvrage comprend une préface, le texte occitan et sa traduction française en regard, suivi d’un commentaire. Ces gentilles chansons d’amour et méchants poèmes de révolte sont à la naissance de toute l’histoire de l’écriture poétique qui ne cesse de louer et de dénoncer.

A.H : Beaucoup de grands poètes sont partis au cours de ces dernières années, Serge Sautreau en 2010, Édouard Glissant en 2011, Jean-Claude Pirotte en 2014, Alain Jouffroy en 2015, Yves Bonnefoy en 2016, Lorand Gaspar en 2019, Salah Stétié en 2020, Philippe Jaccottet et Bernard Noël en 2021, Michel Deguy en 2022, et récemment Guy Goffette ou Jacques Réda. Certains d’entre eux étaient vos amis, avec qui vous entreteniez des échanges épistolaires et littéraires. Comment la poésie française se portera-t-elle désormais ? De quel œil voyez-vous ce qui se fait aujourd’hui, entre ce qui est écrit et publié, et ce qui contrarie le livre en se présentant plutôt comme performance ou installation ?

Yves Leclair : Oui, on se sent un peu orphelins, quand on voit disparaître coup sur coup ceux qui nous ont précédés dans la petite maison ouverte aux quatre vents de la poésie. La plupart de ceux que vous rappelez, auxquels j’ajouterais Christian Dotremont, Pierre-Albert Jourdan, Henri Thomas, Roger Munier, Paul de Roux, Claude Vigée, Christian Bobin etc., tous ceux avec lesquels, de près ou de loin, j’ai pu marcher, bivouaquer, parler, partager des moments de vie ordinaire, furent des guides et parfois des amis. C’est « la bonne auberge » de Verlaine, le « Cabaret vert » de Rimbaud, la maison de « Port-des-Singes » sur les pentes du Mont analogue (Daumal), le « Nuage rouge » d’Yves Bonnefoy ou le « Hors-les-murs » de Jacques Réda, le nid d’hirondelles de Christian Bobin… On n’y rencontre heureusement pas que des poètes ou artistes, mais surtout des êtres humains, au vrai les plus démunis, les plus fragiles, les plus maudits de cette vie. Un immense peuple d’hommes et de femmes que dévide le fil mystérieux des jours, le cycle des saisons, la succession des années. Un infini rouleau de parchemin que salue la mémoire de l’écriture et que les hasards des jours m’ont permis de rencontrer ou bien de découvrir. Cette récapitulation de l’humanité que j’ai pu côtoyer, j’ai commencé à la recenser, récemment, dans la seconde partie de La petite route du col, intitulée Guides et porteurs au-dessus du précipice (L’Étoile des limites, 2023) : j’y ai épinglé mes premiers De viris illustribus sous forme de biographies minuscules, qu’il s’agisse de Tchouang-tseu, Hojda, Michaux ou même Erik Satie ! C’est que, pour moi, la poésie parcourt l’autre versant de l’actualité ; elle hante l’inactuel, me semble-t-il, et c’est ce qui fait son éternité. Elle est l’autre de l’actualité. Elle vit dans un autre temps, à une autre échelle, plus verticale. Son but n’est pas l’actuel, mais à partir du présent, d’ouvrir le possible d’un avenir. La poésie est en avant. Elle sème des graines de liberté à venir.

Quant à prophétiser de ce qu’il adviendra de la poésie, je suis bien incapable de vous répondre, sinon de vous dire que, depuis toujours, je me sens très au dehors des performances et des installations ainsi que du spectacle et du commerce dans lesquels les nouveaux communicants veulent l’enfermer. Et malheureusement, comme Baudelaire, je constate que la France n’aime guère, en réalité, la poésie.

Pourtant, dans notre pays, les poètes ne sont pas en voie de disparition. Mais les meilleurs sont noyés dans la médiocrité de la grande foire littéraire. L’écriture poétique tend à devenir, par ignorance ou complaisance, un divertissement mièvre ou narcissique qui obéit à la dictature du spectaculaire et du profit. Nombre d’écrivains font désormais, comme les « stars », des tournées. Et, sous la dictature de l’image, on confond poème et spectacle, poésie et théâtre. Pour moi, le poète est le contraire d’un « performant ». Il est le raté suprême au pays de la réussite spectaculaire. Il vit danse les coulisses ou sous l’escalier.  Dans le trou du souffleur. Hors compétition. Hors-jeu. Homme d’infortune (Rutebeuf, Villon), « maudit » (Verlaine), « crapaud » (Corbière), « pêcheur d’eau » (Guy Goffette), « basse ambulante » (Jacques Réda), « ignorant » (Jaccottet), etc. La poésie est marginale et invendable. Elle n’a pas de prix.

A.H : Le 6 juin 2024 paraît, dans la collection « Blanche » chez Gallimard, Le parchemin enluminé, présenté en ces termes : « Les frémissements de la vie et des sensations par bouquets, les êtres et les choses, tout est dit avec une simplicité d’évocation qui chante et résonne dans cette célébration de l’expérience d’être au monde. Yves Leclair ne cache rien de ce qui lui est offert ; cet immense partage est comme une invitation à ranimer ces instants, en paroles et en musique, avec amour et humour. »

Yves Leclair invité de Souffle inédit

Les pièces de ce nouveau recueil s’étendent sur une trentaine d’années. Placé sous le haut patronat d’Alain-Fournier et de Novalis, qu’est-ce qui caractérise Le parchemin enluminé, dont le titre est puisé dans cet extrait des Disciples à Saïs : « Les hommes vont de multiples chemins. Celui qui les suit et qui les compare, verra naître des figures qui semblent appartenir à cette grande écriture chiffrée qu’on entrevoit partout » ?

Yves Leclair : Le Parchemin enluminé continue l’œuvre entreprise depuis L’Or du commun, il y a quarante ans. Il s’agit, pour moi, d’écrire un seul livre, à partir d’une sorte de journal poétique, d’où, par exemple, la mention systématique des dates. Sauf qu’au lieu de m’en tenir à la simple suite chronologique qui offre une vision plate et réductrice du temps, sans perspective, ni profondeur, ni hauteur, je laisse les poèmes se réagencer, comme à l’intérieur d’un puzzle dont je découvre et délivre le sens.

Le Parchemin enluminé est le septième tome de cette aventure, non pas un journal intime, mais, pour reprendre la formule de Michel Tournier, un « journal extime » : il ne s’agit pas de se refermer sur le « moi » étroit et ses faux dieux, mais au contraire de fonder un « état de poésie » (comme disait l’écrivain suisse et grec, Georges Haldas) où la vanité du moi s’efface pour mieux accueillir l’autre et commencer le partage, fonder la solidarité, libérer l’humanité : Paul Celan disait qu’un poème est une main tendue.

J’essaie de retrouver dans l’écriture poétique la transparence du cœur et l’émotion que suscitent un visage, un paysage, une « situation ». Je me méfie du piège de l’écrivain qui se sécurise dans les mots, qui s’enivre de métaphores, qui tisse sa toile de rhétorique. Je cherche une langue simple et limpide. Le poème naît de l’expérience primitive, avant les mots, dans l’enfant qui demeure en moi (infans : selon l’étymologie latine, celui ne connaît pas la fatalité du langage). La poésie est le possible. Elle est cet Un dans et par le multiple retrouvé, cette santé où tout devient aisé, clair ou joyeux. Envers et contre tout, elle fonde l’utopie d’une « vraie vie » (Rimbaud). C’est une transfiguration corps et âme qui dit « l’interdit », « l’infigurable ». C’est une expérience (comme en amour) qui « ravit », « aliène » (au sens latin), qui désinstalle, où le « moi » disparaît, devient, « est un autre », comme disait Rimbaud. C’est un équilibre précaire, un funambulisme verbal qui recueille des miettes de paradis furtif ou durable, à partir d’en bas, de nos petits ou grands « enfers ».

Si mon poème est une « enluminure » (comme dans les psautiers médiévaux), un « parchemin enluminé » par la beauté imprévisible qui rompt tous les garde-fous, il n’en est pas moins d’autant plus abîmé, déchiré, assombri par la monstruosité de notre monde d’où il se relève. Au-delà du désespoir et du néant, je m’efforce de rapiécer, de sauver, modestement, ces moments d’illuminations simples. Je n’ignore pas la barbarie humaine ni son cynisme qui en fait le nid. Il s’agit pour moi d’écouter, de transcrire, d’essayer de jouer juste la partition sous le bruit du monde. Au néant qui séduit la raison, je préfère la résurrection qui scandalise. À chacun de choisir entre ces deux absurdités.

Cela dit, Le Parchemin enluminé se déroule en cinq mouvements, comme une pièce musicale, avec un début (« Une chambre pour la nuit ») et une fin (« Le bouquet »). Les mouvements lents (largo) en poèmes longs (« Enluminures ») alternent avec les mouvements rapides (jusqu’à l’allegretto) en poèmes courts (« Branle-bas »). Mon inspiration se nourrit tout particulièrement de l’exploration des formes, du jeu sur les distiques, les tercets, les quatrains, les dizains etc., ainsi que sur les vers et les sons. Enfin, pour moi, au-delà du tragique reconnu, l’émotion, l’amour et le souci d’autrui, la compassion pour l’extrême fragilité humaine et notre terre défigurée permettent de dépasser les limites de la seule et cependant nécessaire et souvent prétentieuse intelligence, avec un zeste d’humour (pour couronner le tout).

A.H : Publié au Mercure de France, à la Table Ronde et enfin chez Gallimard dans les collections L’Arpenteur et la Blanche, nous pouvons dire que cette maison et ses différentes succursales n’ont pas de secret pour vous. De même, nous sommes nombreux à considérer que vous méritez de figurer dans la prestigieuse collection « Poésie/ Gallimard ». Qu’en est-il ? Quel titre en particulier souhaiteriez-vous voir publié dans cette collection ? Si cela se concrétise, qui, à vos yeux, sera le plus habilité à vous accompagner dans le volume en question ?

Yves Leclair : Vos questions sur ce sujet sont délicates. Je ne saurais vous répondre, car ce n’est pas moi qui décide en l’occurrence. J’ignore quels sont les critères, autant pour le choix des poètes que celui des préfaciers. Je peux simplement vous confirmer que beaucoup de lecteurs, et des poètes tels qu’Yves Bonnefoy, Guy Goffette ou Jacques Réda dont la récente disparition m’attriste profondément, considèrent que mes recueils méritent de figurer dans la collection Poésie/Gallimard et s’étonnent qu’ils n’y soient pas encore. Si leurs vœux se réalisent, j’aimerais que l’on y reprenne les trois volumes publiés au Mercure de France (L’Or du commun, Bouts du monde, Prendre l’air) désormais épuisés.

A.H : Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Enfin, si un seul de vos textes devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?

Yves Leclair : Je n’aime guère les « si ». Mais j’ai gardé un cœur d’enfant. Donc, « si » je devais jouer à tout recommencer, eh bien je crois que je ferais les mêmes choix ! Or, sans doute n’aurais-je pas alors connu le même destin, tout étant improbable. Peut-être, cependant, aurais-je aimé être médecin ou musicien ? Sans doute aussi aurais-je aimé apprendre d’autres langues comme l’arabe et l’italien ?

Quant à me réincarner en animal ou en arbre, je n’en rêve pas du tout, même si j’apprécie les chats, les loups, les oiseaux, les singes ou les ânes. Comme Dante, je préfère espérer dans une résurrection où toute l’humanité se réconcilie et trouve enfin son paradis. Les meilleurs poètes d’entre nous, les plus vaillants de nos voyants, semblent en entrevoir des miettes dans nos enfers terrestres à jamais voués hélas ! à l’injustice et la violence.

Pour ce qui concerne votre dernière question concernant le choix d’un poème à traduire en arabe, je pense que la plupart de mes poèmes pourraient faire l’affaire. Mais puisque j’ai en tête ceux de mon plus récent recueil, je choisirais, par exemple, le poème intitulé « Myrrhophores » qui ouvre Le Parchemin enluminé de mon Occident souvent morose à la beauté d’un Orient – comme une offrande et un possible à partager.

Photo de couverture : Crédit @ Gallimard Catherine Hélie

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Magazine d'art et de culture. Une invitation à vivre l'art. Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.

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