Poésie

Tchekhov meurt – Éric Sarner

Poème d’Eric Sarner dédié à Anton Tchekhov  

A Anton Tchekhov  

C’est un homme qui meurt en allemand,

Ich sterbe,

des mots allemands.

C’est Anton Tchekhov, le poète russe, immense,

qui meurt en allemand,le  15  juillet 1904,

à Badenweiler, en Forêt noire,

l’été 1904,

hier, tout à l’heure, ou bien là,

Me muero

I’m dying

Ou rien,

Mourant muet,

pour ne pas déranger ou peut-être par distraction,

et qui pense dans la langue des yeux

ou celle qui se dit à l’oreille.

Tchekhov ne sait pas l’allemand,

Pourquoi meurt-il en allemand ?

Dans quelle langue meurt-on ?

Quand on s’en va, c’est sûr,

s’endormir

Et que l’on se rappelle

combien la journée fut belle,

si doucement belle,

divinement belle

bien belle

joyeuse

et gaie

et tout

Le docteur Tchekhov,

Ce n’est guère plus qu’un n’importe qui,

Un immense n’importe qui.

Je pars crever là-bas !a dit le docteur.

En Forêt noire.

À deux, trois heures la nuit,

il y a toujours quelqu’un pour perdre la terre.

Y a-t-il des bruissements d’abeilles ?

Certainement, il va faire jour, tout à l’heure.

Roseau brisé dans l’indifférence des forêts …

Non, pas de singeries, fla-fla.

Mes mains moites.

Est-ce une chance de ne rien comprendre?

Les battements du cœur.

Olga, ne mets pas de glace sur un cœur vide.

20 ans de sang craché, vomi.

44 ans en tout… Mais, la vie ne se compte pas…

Pas plus que la surface d’un domaine, cher Lopakhine,

vile machine à calculer…. Il en faut, sans doute qu’il en faut.

Prison. Mère inépuisable.

Ça sent l’eau de Cologne…

Et les cerises marinées. Un peu.

On se gave de raisins secs.

On mange, on boit, que fait-on d’autre ?

On attend. Caillou coupant.

Et le sucre a encore augmenté. Manque d’amour. Quelle honte !

Des coups de poing dans le dos. Sale histoire ! Sale histoire !

Quelle honte ! Quelle farce !

Des coups de hache ?

Des flots de lumière

Il faudrait aller très haut. Tout au fond de très haut.

Mais ça n’existe pas.

Olga, Chaliapine à côté avec des harengs.

Ne te fâche pas.

Trop de mots.

Plus fort la musique ?

Non. Non !

Cerveau de Kant, cerveau de mouche.

Le charme de la couleur blanche.

C’est l’été ?

C’est hiver, automne, printemps, tout.

Trop de mots.

Il avale lentement une coupe de champagne

que lui tend le Dr. Schwörer

Il se redresse sur le lit, s’assied.

Ich sterbe

il a articulé bien proprement cela :

Ich sterbe,

De sterben, un verbe actif qui discute au minimum,

Ich sterbe.

Et puis, Tchekhov a toujours aimé mettre les gens à l’aise.

Il sait ce qu’il en est de nous,de mourir…

Mais non, bien sûr, il n’en sait rien en réalité.
Dire je meursdans une langue inconnue

Est-ce dire : non, je ne meurs pas ?

Ou bien c’est un jeu :

La mort est un désastre,

Mais mourir une chose intéressante, peut-être.

 

Voilà,

Il se laisse glisser sur le côté gauche.

Il fait toujours nuit.

Il glisse.

Il fait nuit.

Il fait rien.

Tout reste.

Éric Sarner

Eric Sarner Eric Sarner

Poète, écrivain et journaliste, Eric Sarner est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages ainsi que de nombreux poèmes, textes ou articles en revues.

Derniers recueils de poésie :

Simples merveilles, 2020, Ed. Tarabuste. Solitude des mots, 2018, Ed. Tarabuste. Cœur chronique, 2013, Ed.Castor astral (Prix Max Jacob 2014)

En tant que documentariste, il a signé une vingtaine de documentaires dans les domaines de la culture et du voyage dont “Sénac, Jean, Algérien, poète” en 2010. Il est également l’auteur de « Le Ravissement de Palmyre », un ciné-poème, en 2015.

En début d’année 2021, trois de ses recueils ont été réunis en un volume dans la prestigieuse collection Poésie/Gallimard sous le titre “Sugar et autres poèmes”.

Le poète 

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Souffle inédit

Magazine d'art et de culture. Une invitation à vivre l'art. Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.

One thought on “Tchekhov meurt – Éric Sarner

  • Merci pour cet écrit, que j’ai beaucoup apprécié !
    Oui les langues nous habitent, même si beaucoup nous échappent, certaines nous apportent des mots nous marquent plus que d’autres, mystérieusement.
    Parfois même, ces mots ne sont pas clairement traduisibles à travers nos frontières … (En ex.: « Heimweh » en D., « φιλότιμο » en Gr.)

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