Poésie

Introduction à carte muette pour les noyés – Arian LEKA

Introduction à carte muette pour les noyés

Né en 1966 dans la ville portuaire de Durrës,Arian Leka fait des études de langues et lettres à l’Université de Tirana, puis poursuit à Florence. En 2004, il fonde à Tirana le festival de poésie Poeteka. Il est poète, traducteur de poésie italienne et auteur de plusieurs romans.

Nous avons rencontré Arian au Festival de poésie d’Iaşi en Roumanie en mai 2019. Nos échanges et notre amitié n’ont eu de cesse de se nourrir depuis lors. Il y a quelques jours, il nous a adressé des poèmes, que nous sommes heureux de publier sur notre site. Les lecteurs sauront vite pourquoi…

Arian LEKA

INTRODUCTION à CARTE MUETTE POUR LES NOYÉS  

(Première partie)

Pitié a cette nation qui ne fait pas le pain avec le blé de ses champs

et se veste des tissus des champs des autres peuples

Khalil GIBRAN

 

Avec ce vers philosophique de Khalil Gibran, commence une œuvre unique de l’auteur albanais Arian Leka. L’œuvre intitulée Carte muette pour les noyés, qui a récemment marqué les lettres albanaises, aborde un sujet très pertinent, qui relie l’Albanie à la question de la migration – la crise qui a secoué l’Europe d’aujourd’hui.

L’œuvre offre des images pluri-formes sur la mer comme une opportunité, une frontière et un cimetière des rêves des noyés et des disparus en Méditerranée. Ce livre est également dédié à la relation historique particulière des Albanais avec la mer, en se concentrant séparément sur les expériences de ces années qui ont commencé avec leur rêve de rejoindre l’Europe, en traversant la mer qui, souvent, s’est terminée par une tragédie.

La particularité de cette publication, intéressant également pour les critiques littéraires, reste dans une juxtaposition fine et puissante de la poésie avec la prose poétique, du journalisme comme chronique avec l’essai artistique et de l’article de recherche avec les références de l’albanologie et philologie, ainsi qu’avec l’écriture sainte, comme technique postmoderne de fragments, dans le contexte d’une approche originale des techniques d’écriture et d’une riche figuration littéraire.

Ce flux devient la preuve de la combinaison du talent avec le savoir, de la connaissance de la mer et la rare maîtrise artistique de l’auteur pour les faire ensemble dans un seul livre.

La combinaison de ces genres littéraires, similaire a une polyphonie et la forme sous laquelle elle est présentée, rendent cette œuvre bien particulière. Le livre  » Carte muette pour les noyés  » offre des surprises, même de son format. Chacun des poèmes est incrusté entre deux chroniques d’actualité et donne l’impression qu’il s’insère dans une chemise de force qui, même lorsque la poésie est lyrique, ne lui permet pas d’oublier la tragédie.

Graphiquement aussi, le livre vous invite comme s’il veut vous emmener entre les coordonnées géographiques du voyage, marquées comme des directions de la mer mesurées par degrés, par lesquelles les pages du livre sont numérotées.

Tous les pays de la Méditerranée, de l’Est, à l’Ouest, de la mer Égée à Gibraltar, mais toujours sans quitter les côtes albanaises Ionienne et l’Adriatique, font partie de cette grande saga. La mer de la patrie, ce Léviathan de l’auteur, qui dans les poèmes et les essais de cette publication crée et déconstruit son mythe à la fois, vient non seulement comme une mer naturelle de paysages intimes, mais aussi comme une mer de travail, de peine et du sacrifice pour survivre. Cette mer de libertés, mais pas très lyrique, cette mer d’évasion implacable, de divisions et de rencontres, est la mer complète de ce livre.

C’est aussi la mer du chantier naval où naissent les navires, la mer du port où les navires sont attachés, comme dans une prison, pour ne pas s’y échapper, et la mer de la marine marchande, où les navires quittent leur rive d’origine, où le pain a un goût amer de désir et de peur.

Dans la « Carte muette pour les noyés », ces mers se trouvent avec la mer mytho-historique, d’où sont venues non seulement les guerres, les épidémies, les conquêtes, les amours et les trahisons selon les chansons de l’ensemble de nos poèmes épiques, mais aussi les échanges, le développement, le multiculturalisme des villes, les arts et métiers et lingua franca de la côte.

Au nom de cette mémoire, ceux qui vivaient près de la mer, bien que rarement lui maudissaient ses eaux et ses rives, savaient que la mer élargissait leur espace spirituel, afin de ne pas se sentir à l’étroit et emprisonnés dans les limites politiques de la dictature. Il n’est pas très facile de comprendre le langage de la poésie et souvent les poètes n’écrivent pas pour être compris.

Arian Leka, cette fois a clairement parlé pour ceux qui sont restés et pour ceux qui sont partis, pour hier et aujourd’hui, nous rappelant que les régimes, même si nous faisons semblant de ne pas voir comment ils naissent et grandissent sous nos yeux, n’arrêtent pas de se reproduire partout leur Holocauste quotidien et continu.

Ces poèmes et essais, parfois accompagnés de passages de la chronique noire, parfois de versets bibliques de Missel de GjonBuzuku et parfois de pensées de philosophes, créent un réseau émotionnel, face aux preuves poignantes de la corruption spirituelle, conséquence de politiques autoritaires et néolibérales, qui ont transformé la Méditerranée en un cimetière, la main-d’œuvre pas chère dans le marché aux esclaves et le corps humain en un étal, où les organes et le sexe sont achetés et vendus. Cette œuvre littéraire met en lumière les relations humaines qui sont transformées en marchandises, l’apathie d’une société vouée à l’amnésie, qui a trouvé du réconfort dans son rôle de spectateur, regardant la réalité comme un feuilleton, tandis que les systèmes continuent à produire des drames collectifs, plantant des camps des migrants sur terre et des cabanes pour les noyés sous la mer. Cet auteur, qui a apparemment choisi de n’être visible qu’à travers sa création littéraire et son art, propose de merveilleux poèmes consacrés à la relation lyrique et dramatique des Albanais avec la vraie mer et la mer métaphorique où, au centre sont ceux qui vivent grâce à la mer et les noyés, ceux qui ont étendu leurs mains vers la rive et n’y sont pas revenus. Il y a aussi les drames de ceux qui, avec un peu plus de chance, ont réussi construire un avenir en Italie et dans d’autres pays de l’UE, mais aussi le sort de ceux qui en sont restés témoins silencieux. Une puissante conclusion artistique de l’œuvre est le poème « Auschwitz Maritime « , en même temps une imagination unique sur la Méditerranée en tant que camp de concentration sous-marin et métropole allégorique des noyés en mer.

Les capitales des victimes des tragédies maritimes créent la carte imaginaire et choquante du « nouvel humanisme », qui a restauré la culture des camps en Europe, rétabli les barbelés dans les zones frontalières et continue de discriminer les peuples. Auschwitz dans ce livre n’est pas de la géographie, ni de l’histoire, mais l’épitome, l’incarnation et la marque de la honte ambulante qui, à différentes époques, a parcouru le chemin d’un État à l’autre, d’une nation à l’autre.

La métaphore d’Auschwitz ne change que de lieux, la géographie, de la terre à la mer et de la montagne à la plaine, s’efforçant de transformer le monde entier en camp, de transformer les tragédies personnelles en tragédies collectives et, par conséquent, en tragédies pour toute l’humanité. La métaphore universelle d’Auschwitz rend indélébiles les images de la tragédie de milliers d’émigrants, hommes, femmes et enfants qui, après avoir quitté les rives de la Libye ou de la Syrie, ont choisi les eaux bleues des mers albanaises pour se noyer, au cours de leur voyage onirique vers la L’Europe des drapeaux bleus. Ce poème reproduit les scènes de la tragédie à travers l’émotion des participants et de ceux qui l’ont regardé avec un œil indiffèrent, à travers le marché médiatique.

Les versets deviennent un témoin pour nous faire comprendre que le mot est toujours capable de sauver des vies, de garder vivante la mémoire des personnes qui ont survécu aux tragédies marines et d’appuyer la conviction que ceux qui ont perdu la vie en mer peuvent avoir une seconde vie grâce à la force du mot. Les mots semblent être maintenant nos seuls vaisseaux à travers lesquels des souvenirs peuvent être sauvés et que, sans ces mots, la mer nous ferait chavirer et nous dévorerait encore et encore chaque jour.

Les critiques soulignent que les textes forts d’Arian Leka consacrés à «son pays et sa ville natale» représentent un lien entre le présent chaotique et l’histoire du passé récent, sous le communisme, descendant encore plus profondément dans l’histoire.

Son œuvre unit la vie aux symboles maritimes de l’Albanie méditerranéenne, rendant indubitable la voix de cet auteur qui, à travers ce langage esthétique particulier, utilise la mer comme une métaphore globale, qui a séparé et uni son pays de la culture européenne, dans laquelle Durrës joue le rôle de la frontière, comme espace, comme obstacle et comme opportunité.

« Carte muette pour les noyés » a reçu des hautes appréciations de la critique en Allemagne, en Roumanie, en Autriche, en Croatie, au Monténégro, en Macédoine du Nord et en Grèce, où des extraits sélectionnés du livre ont été publiés et ou cette publication est devenue le sujet des programmes littéraires de médias locaux, alors qu’elle est déjà présentée aussi en Italie.

Introduction à carte muette pour les noyés
ARIAN LEKA PICTURE BY EDI MATIĆ

 

 suite… Mardi  5 octobre 2021 

Le poète

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