India Song de Marguerite Duras
Par Amina Dachraoui
Texte-théâtre-film : une conception générique qui sort de l’ordinaire
Depuis la parution du roman Le ravissement de Lol V. Stein en 1964 de l’auteure française Marguerite Duras (1914-1996), l’écriture durassienne avait pris une nouvelle forme littéraire, réputée comme difficile d’accès. Certains critiques l’ont rattachée au courant du « nouveau roman » ou au théâtre de l’absurde comme les œuvres de Samuel Beckett (1906-1989) et de Nathalie Sarraute (1900-1999) ; alors que d’autres choisissent de classifier l’écriture durassienne dans un genre « nouveau » tout en signalant le style propre de l’auteure. Étant romancière et ayant écrit Un barrage contre le pacifique (1950) adapté au cinéma et réalisé par René Clément, Moderato Cantabile (1958) adapté aussi au cinéma et réalisé par Peter Brook, mais aussi étant auteure du scénario du film Hiroshima mon amour (1959) d’Alain Resnais etc., Duras choisit pour une douzaine d’années de commencer l’aventure nommée souvent « le cycle indien » par le roman Le ravissement de Lol V. Stein (1964). Un an plus tard, la parution de l’œuvre Le Vice-consul (1965) assurerait ce choix de l’écriture qui évoque des personnages venus d’autres pays, européens essentiellement, pour vivre aux pays des Indes. Cette œuvre se transforme en 1973 en un texte écrit essentiellement pour le théâtre, suite à la demande de Peter Hall (1930-2017) d’une adaptation théâtrale du roman Le Vice-consul. A l’époque, le texte dramatique, mentionné par un terme générique inventé par son auteure « Texte, théâtre, film », et contrairement à ce qu’on attendait, n’était pas représenté sur les planches mais filmé par son auteure Marguerite Duras en 1975. Ce film, c’était India Song. Ainsi, l’œuvre durassienne était toujours marquée par la spécificité de l’écriture au niveau de la forme, du style et du genre.
Cette spécificité nous fait penser qu’India Song n’est donc pas véritablement une adaptation du texte romanesque au théâtre, ni une continuation de l’histoire, malgré la récurrence des thèmes d’une part, et malgré la régénérescence des personnages, d’autre part, qui se caractérisent par un système un peu particulier.
D’après la quatrième de couverture du texte dramatique India Song : « L’histoire évoquée est une histoire d’amour immobilisée dans la culminance de la passion. Autour d’elle une autre histoire celle de l’horreur, famine et lèpre mêlées dans l’humidité pestilentielle de la mousson …».[1]
En fait, écrire la même intrigue dans trois genres différents en explorant le même espace dramatique(Calcutta) et la même époque (les années 30), peut refléter une certaine vision de l’auteure. Pour développer cette idée, nous pouvons constater que Duras expose les mêmes thématiques qu’elle défend dans ces écrits avec différents outils. Ce qui est romanesque s’associe avec le dramatique pour donner une version mise en spectacle comme sorte de témoin en photographies mouvantes des lieux et des personnages d’India Song (le choix des plans fixes et panoramiques).
Du projet autobiographique au projet scénique
Certes, tout en explorant le projet durassien, nous remarquons d’emblée l’inspiration autobiographique qui représente la richesse référentielle de la genèse de chaque œuvre. Cette inspiration marque les caractéristiques des personnages qui sont récurrents d’un récit à l’autre pour confirmer cette régénérescence de l’espace personnel de l’auteur au processus de l’écriture des personnages. Notons l’exemple du choix de l’âge d’Anne-Marie-Stretter, personnage principal dans India Song et dans le cycle indien – lorsqu’elle avait quitté Savannakhet avec l’ambassadeur pour une nouvelle vie qui est le même âge où Duras avait quitté l’espace indochinois, ce qui exprime la symbolique de ce choix : 18 ans.
Les exemples sont multiples comme le retour à l’image de la mère et de la mer, la terre incultivable d’Un Barrage contre le pacifique qui est un roman autobiographique. Ces exemples sont transposés au cycle indien et ils constituent pratiquement les mêmes thématiques dans des genres différents. Il est donc irrécusable que l’écriture durassienne a ses spécificités. En effet, India Song et le Vice-consul prouvent l’authenticité de ces choix à travers le terme générique « texte théâtre film » qui se basait sur la régénérescence du personnel dramatique (système des personnages) d’une œuvre à l’autre.
Tout le système durassien est au service de la régénérescence. Retourner sur les mêmes lieux, faire revivre les mêmes personnages, évoquer les souvenirs en Inde à la saison de la mousson d’été, tous ces éléments nous font penser à ce cycle qui se régénère au long des années passées. Nous pouvons dire que ce cycle se résume en ce genre qui comporte trois styles de création dans l’intitulé « texte théâtre film ». Ces trois styles constituent une destruction totale de sens pour une nouvelle polysémie basée sur la condensation de la parole au profit de l’image. Le silence s’agrandit passant du romanesque avec des descriptions précises au théâtral comportant des didascalies qui contournent les histoires avec tous leurs détails jusqu’au spectaculaire qui se résume en l’utilisation d’outils cinématographiques pour un film contre l’habituel et le réel.
Les histoires racontées sont en interférence dans une interpénétration des genres littéraires et artistiques, ce qui peut paraître étrange pour un récepteur qui ne peut pas examiner l’œuvre sans revenir à la richesse référentielle de l’univers durassien : « Il s’agit de déchiffrer ce qui existe déjà en nous à un état primaire, indéchiffrable aux autre, dans ce que j’appelle « le lieu de la passion »[2].
Ainsi, il s’agit d’un passage paru fluide d’un moi réel à un moi imaginaire dans des lieux mythiques.
Du réel au mythique
Tout d’abord, les personnages féminins archétypes de Duras, tel le cas de Lol.V.Stein d’A-M-S ou de la mendiante transgressent la réalité étouffante vers des figures mythiques.
Anne-Marie Stretter représente l’image de la femme fatale. Ishtar ou cette Vénus vénitienne que tout homme désire et suit aveuglément. C’est à travers l’abolition des expressions et le non mimique qu’on perçoit cette héroïne tragique qui ne supporte pas le découragement causé par le destin. Elle est dans une lutte permanente contre le néant.
L’image que le miroir reflète tout au long du spectacle India Song nous rappelle le mythe de Narcisse. Elle s’est plongée dans les eaux du Gange pour mettre fin à ce que le destin dicte et se réincarne sous l’effet miroir dans un laurier rose qui symbolise probablement l’icône de son personnage.
L’autre face mythique est représentée dans l’image de la mendiante perceptible à travers les signes auditifs. Pour le récepteur, elle peut être une Artémis, la déesse de la chasse, de l’accouchement, la fille de Léto et de Zeus qui est éloignée par Héra pour pouvoir accoucher de ses enfants Appolon et Artémis.
La probabilité de la naissance de ce personnage fictif (La mendiante) peut être attribuée à l’association du personnage réel et de l’emblème de la nature sauvage et du voyage sur les îles. Ce personnage, qui fait un périple de dix ans, dort parmi les lépreux sans avoir atteint la lèpre. Ainsi, en approchant de sa fin tragique, elle devient chauve. La chevelure d’A-M-S qu’on voit avec les premières notes d’India Song au film et qui est dans la tragédie grecque symbole de force et de séduction. La romaine Vénus assimilée à la grecque Aphrodite est représentée à double signification paradoxale dans deux personnages féminins d’inspiration autobiographique à l’origine de leur création.
En outre, si nous essayons de déchiffrer le nom du vice-consul, Jean-Marc de H., nous trouvons qu’il fait référence au Dieu de la guerre, Mars l’équivalent d’Arès dans la tragédie grecque. Ce personnage, qui vient d’Arras en France, a tout détruit par ses cris d’amour à l’intention d’A-M-S, cette violence est mêlée de la douceur et de la tranquillité du milieu de l’ambassade et nous fait penser à Arès qui crie son amour à Aphrodite (Vénus). Sous la protection de Michael Richardson, l’emblème de l’archange Michael, s’associent les mythes grecs et romains pour nous trouver au bord d’un lieu qui ne manque pas de mysticité qui est le Gange, ce lieu de passion dont Marguerite Duras parle souvent.
Enfin, si nous pouvons constater que Duras dévoile des figures mythiques dans son approche d’écriture, elle expose un espace irrationnel dans lequel ces idées politiques s’extériorisent et prennent une forme poétique.
Pourquoi ce choix ?
Marguerite Duras filme son œuvre en France, à Versailles ou à Paris, avec les moyens du bord, mais elle essaye de rapprocher au récepteur l’image de l’Inde coloniale dans les années trente. Nous croyons que le choix en lui-même reflète l’importance de l’effet nature qu’on ne peut pas garder au théâtre. Notons l’exemple du prologue du film India Song qui commence par une image du coucher de soleil condensé en seulement 3 minutes 55 secondes. Mais en même temps, on remarque le rythme ralenti de cette image. On écoute la chanson enfantine par la voix indienne qui est probablement en cambodgien puis les deux premières voix interviennent pour parler de l’histoire de la mendiante.
Pour conclure, nous pouvons dire que Duras met son spectateur dans une situation d’imaginaire qui échappe parfois au réel en essayant d’imaginer la forme de la mendiante parfois avec les mouvements lents de la caméra derrière les grillages avec un plan subjectif où on se met à la place du personnage ou à la place des deux voix qui sont dans une douceur permanente et essayent de se souvenir de l’histoire.
De ce fait, l’auteure piège le spectateur-récepteur en le mettant dans son univers pour qu’il vive ce moment poétique des dualités(le vivant et le néant, l’amour et la mort, etc.)
Enfin, .le personnage dans la chaîne de l’écriture durassienne nous paraît le maillon le plus fort. Tous les autres éléments sont au service du système des personnages ou ce que nous pourrions appeler« le personnel dramatique ». Cette citation le prouve : « L’extérieur ne m’intéresse que par son effet sur la conscience de mes personnages. Tout se produit, irrémédiablement, dans le microcosme étouffant du « moi »[3].
Partant de ce principe, nous remarquons que Duras prend le récepteur, lecteur ou spectateur, dans son univers. Celui-ci suit sa voix comme dans le cas d’India Song, qui résume l’histoire et sa clôture sans pourtant l’achever. Elle le laisse après dans un état de suspension. Tout est énigmatique et irrationnel.
Nous avons toujours l’impression que nous allons rencontrer ces personnages dans un autre roman ou une pièce de théâtre et que l’histoire est dans une boucle de régénérescence. Sinon, les lieux vont se retourner d’une façon ou d’une autre, puisque cela représente la spécificité de l’écriture durassienne. Cette spécificité est légitime à travers le choix des noms propres dans une richesse référentielle qui mêle l’Orient et l’Occident dans une partition durassienne exceptionnelle.
Amina Dachraoui, née en 1986 à Hammamet en Tunisie, est comédienne, coach de théâtre, metteure en scène et chercheuse en sciences culturelles, spécialité théâtre et art du spectacle.
Passionnée par l’art dramatique qu’elle a pratiqué depuis son enfance dans le milieu scolaire, elle a débuté sa carrière professionnelle en tant que comédienne de théâtre en 2005. La même année elle intègre l’Institut Supérieur d’Art Dramatique de Tunis, d’où elle obtient un diplôme de Master de recherche.
Elle a évolué dans sa carrière de comédienne en travaillant avec divers metteurs en scène à la capitale Tunis, ainsi que dans d’autres régions comme le Cap-Bon, le Nord-Ouest et le Sud de La Tunisie.
Elle a eu également des expériences dans la mise en scène, dans l’animation radio et dans la direction des festivals outre sa participation comme actrice dans quelques courts métrages tunisiens.
Actuellement Amina Dachraoui donne des formations sous forme d’ateliers de jeu d’acteur et dirige depuis 2015 des laboratoires de recherche, sur le corps et la voix , destinés aux jeunes.
[1]Duras Marguerite, India Song texte théâtre film, collection l’imaginaire, Edition Gallimard, Paris 1973.
[2] – De Ceccatty René, Marguerite Duras la passion suspendue, Entretiens avec Leopoldina Pallota Della Torre, éditions du Seuil, Paris, 2013, p.66.
[3] – De Ceccatty René, Marguerite Duras, Op.cit., p.85.
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