Théâtre

« Au cœur du théâtre » de Jean-Marie Hordé

Au cœur du théâtre de Jean-Marie Hordé par Djalila Dechache

Au cœur du théâtre, Jean-Marie Hordé, 1989-2022 Editions Les solitaires intempestifs, 2022, 180 p.

"Au cœur du théâtre" de Jean-Marie Hordé

Nous sommes tous et toutes allé(e) s au moins une fois, dix fois, cent fois et peut-être plus pour les accros au Théâtre de la Bastille dirigé par Jean-Marie Hordé, le «regardeur». On s’est découvert des affinités électives avec lui, une confiance s’est installée, parfois une amitié secrète, quelque chose de je ne sais quoi qui se produit uniquement avec les grands directeurs du théâtre : Bernard Sobel, Luc Bondy, Ariel Goldenberg …

Le vide, le vertige

Aujourd’hui, le commandant de vaisseau s‘en va, une tranche de vie aussi qui rapte une partie de nous. Bien sûr nous aimons le changement, les esthétiques proposées, la nouveauté cultivée par ces dénicheurs de talent. Mais là, c’est autre chose pour reprendre une phrase chère à Gilles Deleuze. Et cette autre chose là, c’est un changement radical qui va s‘opérer, un saut dans les confins du XXIème siècle, à pieds joints. C’est le vide, le vertige, c’est l‘amour créé fil après fil dans ce théâtre de la Bastille qui s’en va, et cela donne de la tristesse. Jean-Marie Hordé après 40 ans de « bons et loyaux services » a terminé sa mission, oh bien sûr s’il avait été metteur en scène, il aurait pu créer de temps à autre en étant subventionné par la Drac Ile-de-France en tant que compagnie indépendante. Et pour les autres ? Ceux et celles n‘entrent pas dans les cases de l‘institution, que se passe-t-il ?

Le théâtre est plus politique

Il manque un échelon de reconnaissance dans ce cas de figure en France. On aime accumuler, être dans l‘abondance et hop on passe à autre chose sans ménagements !

Des personnes telles que lui pourraient diffuser ce précieux savoir-faire vivant et ne pas le laisser s’étioler au fond d’une ruelle, au fond d’une revue ou d’une émission de radio.

Puisque la France s’est longtemps sentie détentrice de l‘exception culturelle, que fait-elle de ses plus beaux et plus forts ambassadeurs depuis toutes ces années, une vie entière, H 24 et plus encore, dévolue au service du public ou pas, des artistes, des jeunes, du théâtre, de la création ? Quelle indécence ! Et pourquoi toujours justifier à quoi sert le théâtre ? N’est-il pas aussi légitime que tous les arts : Pourquoi devoir sans cesse revenir sur les acquis, qui n‘en sont pas du reste ? Depuis le Cartel, depuis Vilar, Vitez, Chéreau et aujourd’hui la jeune garde dont Pauline Bureau, Jean Bellorini, Pauline Bayle, …on sait que le théâtre est plus politique que jamais, peut-être encore davantage que durant sa naissance avec le théâtre Grec lorsque l‘humanité était jeune et qu’il avait été conçu comme une instance naturelle et nécessaire, imbriqué dans le quotidien, à destination de tous afin de régler les conflits et susciter la fameuse catharsis.

Jean-Marie Hordé

Au cœur du théâtre, livre Jean-Marie Hordé, livre l‘homme aussi, il fait le bilan d’un pan de vie passée à donner, à chercher, à se questionner, à rencontrer à décider, à programmer et à recevoir de belles réussites, de belles amitiés , des « éblouissements » comme il dit.

Le théâtre de la Bastille

Le théâtre de la Bastille est un théâtre indépendant, de gestion privée, reçoit des subventions publiques : rien d‘extraordinaire en France où les deux entités peuvent cohabiter. Lorsqu‘il est nommé directeur par le Ministre Jack Lang en 1989, il a du pain sur la planche, une entreprise à relever, un théâtre exsangue, des travaux à faire, un endettement à éponger, une équipe à resserrer, une fréquentation publique à reconquérir.

Jean-Marie Hordé le compare à un personnage de Beckett « en haillons mais beau, désuet et omniprésent, inattendu et indispensable » p24. Avec Bernard Dort en directeur du théâtre au ministère, il était bel et bien entouré.

Il lui faudra 7 sept ans pour revenir à l‘équilibre, « entouré d’une flotte de 3 théâtres Nationaux et le Théâtre de la Ville ». Et de se poser la question : Qu‘apportons-nous dans un tel maillage ? Quelle est la place du Théâtre de la Bastille ?

Jean-Marie Hordé a posé les questions essentielles et sur beaucoup de plans : il n‘avait pas de ligne artistique établie, « seule la recherche et la surprise l‘intéressaient ».

C‘est l‘offre qui domine

Défendre la prise de risque comme étalon de programmation auprès de la Drac-Ile-de-France ne devait pas être chose aisée, « l’administration étant en général peu sensible aux nuances », il a raison d’une certaine manière parce que « aucune demande ne précède l‘offre artistique » : en effet, ce n‘est pas le public qui propose, c‘est l‘offre qui domine, c’est la base d’une loi économique. Et d‘ajouter cette belle et juste citation de Gilles Deleuze « en Art, ce qui n‘existe pas, ne manque pas ».p34. Cette offre artistique démesurément énorme, atteint les 40.000 places ne serait-ce qu’à l’échelle de Paris. C’est Avignon tous les jours !

L‘effervescence créatrice

C’est certain, autour de lui, une assemblée d’artistes et de comédiens s’est cristallisée avec Jean-Michel Rabeux, Valère Novarina, Pierre Meunier, François-Michel Pesenti, Joël Jouhanneau, Alain Platel, les STAN, Gisèle Vienne, Tanguy, Jean-Jourdheuil et Jean-François Peyret le duo de choc lors de l‘âge d’or de la Maison de Culture du 93, sous la direction d’Ariel Goldenberg…

Jean-Marie Hordé le dit très bien, un théâtre vit de ses rencontres, cela ne se décrète pas, c’est l‘effervescence créatrice entre la rencontre et le Génie. Parce qu‘il est au cœur du théâtre, au coeur de la vie même.

« Qui dit quoi à qui, qui ne l‘ait déjà entendu cent fois ? ».

Des questionnements de Jean-Marie Hordé

Egrennons encore des questionnements de Jean-Marie Hordé : sur la configuration du succès, la relation du spectateur et de l‘acteur (je préfère comédien, c’est moi qui souligne) comment se traduit-elle au fil du temps ? « N’est-elle pas à interroger plutôt qu‘accuser l‘un des protagonistes sur scène ? C’est le spectateur qui devrait renouveler son regard au cœur des variations de l‘acteur qui n‘est le même qu‘au vif de ses différences ».

En effet, il n‘est pas juste de dire qu‘un acteur fait toujours la même chose en référence à un spectateur qui en sortant de la représentation fit une moue de dédain et Jean-Marie Hordé de poser : «  qu‘est-ce que le même ? » p36. Pour avoir fait l’expérience d‘assister à plusieurs représentations d’un même spectacle, il n‘y a rien de semblable, ni les comédiens, ni le public, ni le texte qui «bouge» parfois, ni soi-même.

Questionner le théâtre pour mieux questionner le monde

Je n‘ai pour ma part, pas entendu des propos aussi essentiels qui rendent le spectateur actif, réfléchi, intelligent.

Au sujet de la banalité de la logique économique qui atteint le domaine de l‘art, l’institution répond par l‘abonnement « le théâtre de la Bastille était sans garantie, nous étions pauvres sur ce plan » et compare la relation du spectateur à une relation d‘amour échappant à toute tractation mercantile.

Et de citer Bernard Stiegler, Jean-Christophe Bailly et Denis Guenoun:

«L’économie libidinale industrielle qui a épuisé la libido détruit la philia et substitue la télécratie à la démocratie. C’est dans ce contexte très inédit que le théâtre doit se penser à nouveau comme invention d’un peuple qui manque toujours». (Le théâtre, le peuple, les passions Rencontres à Rennes, Besançon, Les Solitaires Intempestifs 2006).

Pendant plus de 40 ans, Jean-Marie Hordé fut « un spectateur ébloui, contrarié, parfois lassé… illuminé et parfois à côté comme un spectateur raté… » et aussi « angoissé et heureux ». En d’autres termes, il n‘a cessé de questionner le théâtre en particulier pour mieux questionner le monde et inversement, de les transformer au passage.

Un homme curieux plein d’amour 

D’autres questions jalonne ce très beau livre d’un homme curieux, plein d‘amour, discret et attentionné : Sur le contemporain et le cliché, la beauté de l‘art, théâtre d’accueil /théâtre de production, la Gauche et la culture, salle pleine /assemblée, l‘argent, le répertoire, l’émergence des collectifs, la question du réel, Brecht, la fidélisation du public et au final flamboyant : la Lettre à Valère Novarina et Coda, Portrait du jeune artiste qui s’ignore…

Je voudrais lui dire qu’il a bien fait d’écrire ce livre, de dire ce qu‘il dit, que j‘attendais de telles  paroles ainsi que plusieurs d’entre nous sûrement, livre unique et riche qu’il nous offre sur un plateau. Pour ma part, j‘ai toujours eu grand plaisir à me rendre au Théâtre de la Bastille, rue de la Roquette vivifiée par le théâtre, pas pour dire «  c’est très Bastille ! » phrase qu‘il n‘aime pas en parlant de la programmation, parce que je savait que j‘en sortirais grandie, plus curieuse, me questionnant à mon tour, parce que sur scène un flambeau invisible m’a été remis, ce flambeau choisi préalablement par Jean-Marie Hordé et dont j‘ai eu à cœur de transmettre modestement à mon tour.

Les mots de la fin

Les derniers mots reviennent à deux personnes importantes, vitales, (valable pour l‘équipe toute entière qui fait que l‘on est vraiment accueilli) dans un théâtre : Il remercie son directeur artistique Marc Sussi et son directeur technique Raoul Demans.

 

Djalila Dechache Auteure, chercheure sur l ‘Emir Abdelkader l ‘Algérien et le théâtre arabe.

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