Théâtre

Othello, le héros africain

Othello, le héros africain

Victime de haine et de « racisme »

Par Amina Dachraoui

Le racisme et la haine ne sont pas inscrits dans les péchés capitaux, ce sont pourtant les pires, ainsi disait le poète Jacques Prévert à propos des deux vices majeurs qui empestent la vie commun des hommes depuis l’éternité.

« Le racisme » est un concept relativement nouveau, lié à la haine et au rejet de l’autre mais il représente le fléau ancestral de la discrimination entre les races humaines. Développé depuis l’histoire de l’esclavage et de l’asservissement, ce péché a réussi à inculquer ces racines et à se transmettre d’une génération à une autre.

Sans tomber dans l’anachronisme, le répertoire classique du théâtre occidental nous offre une figure emblématique de la haine et du racisme qu’est Othello, le héros africain du grand dramaturge anglais William Shakespeare (1564-1616). À travers les siècles, la tragédie d’Othello, le maure de Venise, écrite en 1603, représente un sujet de controverse pour les critiques anciennes concernant la cruauté de la pièce et suscite un débat pour le récepteur d’aujourd’hui antiraciste.

Othello, le héros africain

Certes, il est inconcevable que Shakespeare, ce génie de philosophie, d’éthique et d’humanisme ait pensé écrire une pièce raciste ou attiser la haine. Bien que l’image de l’étranger soit récurrente dans ses œuvres, reflétant la différence et la malfaisance de l’autre, comme Shylock le juif dans Le marchand de Venise ou Aaron l’africain dans Titus Andronicus, Othello prend une ampleur exceptionnelle puisqu’il est le héros noble de cette tragédie adaptée d’une nouvelle italienne de l’Heccottimati de Giraldi Cinthio (1504-1573).

Qui est Othello ? À quoi est due sa victimisation de haine et de racisme ?  Au contexte historique ? Aux critiques postérieures ? À son auteur ou bien à lui-même ?

« Étranger, sans feu, ni lieu » 

Cinthio, le créateur original de ce personnage, se contente du lexème « Maure » pour le désigner, alors que Shakespeare retrace les traits poétiques et dramatiques de son héros en lui donnant un nom : Othello, dont quelques études sur l’onomastique considèrent qu’il est dérivé du nom arabe « Atallah » ou le « don de Dieu ». Cet homme noble d’origine africaine, général de guerre, calme, serein, vertueux et d’une grande valeur éthique, est épris de Desdémona, la jeune fille d’un sénateur vénitien. Cet amour est couronné par un mariage inacceptable pour le père de Desdémona et pour les autres personnages, et il attise la haine et l’envie de l’anti-héros, Iago, l’enseigne du général Othello. Semblable à Méphistophélès de Faust, Iago a perfectionné une stratégie de complot en semant le doute dans l’âme d’Othello autour de l’infidélité de sa femme jusqu’à l’acte de violence et de féminicide, effectué sur scène avec une cruauté inhabituelle par rapport à la règle aristotélicienne classique de la bienséance dans la tragédie. Othello se suicide en découvrant l’innocence de sa femme et la fin tragique est déterminée.

En fait, Othello est bouleversé parce qu’il a perdu son idéal, selon l’expression de Pouchkine, citée par Dostoïevski. Il s’est débarrassé du seul être qui le respecte en l’appelant par son nom ou « my lord » car il est pour les autres désigné par le maure, homophone de mort, qui subsiste comme signe d’altérité et d’étrangeté outre ces  périphrases haineuses citées par Iago et Roderigo, l’amoureux éconduit de Desdémona : Bête, voleur, le diable, un cheval de barbarie, un vagabond, étranger ici et partout, le brigand….[1]. Plus encore, la célèbre réplique du monologue d’Iago, I hate the moor, démontre la source de sa stratégie diabolique.

Bien que les anciennes critiques du 18ème siècle aient analysé le comportement d’Iago comme du mal pour le mal, le texte dramatique shakespearien ne manque pas d’indices prouvant que la haine envers Othello provient de son étrangeté. C’est ce qui explique le rejet de ce vagabond étranger sans feu ni lieu, selon Iago, lequel vagabond occupe une place importante dans l’armée du pays et dans le cœur de Desdémona.

Traitant de l’esthétique de l’amour et de la haine dans des limites extrêmes, la tragédie d’Othello expose le reflet d’une époque basée sur la hiérarchie des classes sociales. Mais, réagir au contexte ne veut pas dire le fournir comme prétexte à notre époque des droits de l’homme.

Il est indéniable qu’Othello soit victime de haine et de rejet, mais avec la relecture de la pièce, la construction de ce personnage, les critiques et les différentes interprétations au cours des siècles, on pourrait déduire en désacralisant les intentions de l’auteur, que l’amour entre Othello et Desdémona s’est déconstruit à cause du fait de l’étrangeté, car il paraît que les deux ne se connaissent pas, ce qui a fourni à Iago un terrain favorable pour bien tisser son complot.

D’une part, Iago est arrivé à convaincre Othello de l’infidélité de sa femme en lui disant qu’il ne connaît pas les femmes vénitiennes. D’autre part, Desdémona ignore en réalité la face cachée d’Othello car elle répond au sujet de la jalousie de son mari à Emilia, femme d’Iago, que le soleil sous lequel il était né l’a extrait de cette humeur. Mais paradoxalement, c’est ce même soleil qui l’a tuée comme l’étranger de Camus.

Ce complexe de l’étranger fait d’Othello un homme naïf qui, emporté par ses passions, ne doit ses valeurs qu’aux services militaires. Même le personnage du doge tolère le mariage d’Othello par nécessité et convainc le père de Désdémona en lui disant : Your son-in-law is far more fair than black[2], car c’est légitime d’envoyer un général étranger à la guerre.

Ce regard vers Othello suscite des émotions humanistes pour le récepteur d’aujourd’hui mais c’était longtemps la source d’un discours haineux pour les critiques des siècles précédents puisque cette pièce cruelle comprend des passages choquants en décrivant la nature d’othello.

C’est la faute à qui ? Aux codes textuels envoyés par Shakespeare, ou bien au regard critique mis dans son contexte historique ?

Othello, le héros africain

« Un vieux bélier noir »

Othello a déclaré explicitement, devant son beau-père, Barabantio, que Desdémona l’aime par pitié suite à son passé dans l’esclavage. C’est ce qui nous pousse à comprendre que le choix du mariage est probablement irréfléchi et manque de murissement vu le décalage d’âge apparu à travers une des plus célèbres répliques de la tragédie An old black ram is tapping your white ewe[3]. Citée par Iago, la traduction de Victor Hugo est : un vieux bélier noir est en train de couvrir votre brebis blanche. Une telle métaphore riche en connotations comprend trois volets comme objet d’analyse. Tout d’abord, la différence d’âge dans un couple « Un vieux ». Ensuite, l’image bestiale d’un accouplement entre deux animaux, confirmé par des périphrases choquantes employées ultérieurement dans lesquelles Othello est désigné comme un cheval de barbarie ou un barbare vagabond et Desdémona comme une Vénitienne rusée. Et le troisième volet est le contraste entre noir et blanc, le noir symbolisant l’enfer dans les origines bibliques alors que le blanc la pureté et l’innocence.

En effet, la peau noire dans la métaphore du bélier désigne un être diabolique, capable de sorcellerie. Il est indéniable que l’imaginaire occidental trouve ses références dans tout un contexte historique envers cet autre Africain. Commençons par Barabantio, qui pense que cet amour entre sa fille et Othello est impossible et qu’il l’a subornée par ses maléfices et ses sortilèges.  Le sujet de la sorcellerie revient avec le mouchoir, objet magique attribut d’une Égyptienne, symbolisant la garantie de l’amour de Desdémona. Cet objet, signe de trahison par sa perte, et preuve de complot d’Iago, conduit Othello à la folie et à la violence et revient comme confirmation des soupçons du père quant à la personnalité d’Othello.

Symbole de force et de narcissisme, Othello va jusqu’à battre Desdémona devant ses cousins et le doute s’est rapidement tourné en conflit misogyne et en actes violents et barbares.

Au sujet du racisme, le poète palestinien Jabra Ibrahim Jabra, qui défend les intentions de Shakespeare, pense que celui-ci a voulu montrer le contraste entre la noirceur du visage et la blancheur de l’âme d’Othello, à travers la réponse de Desdémona sur son amour I saw Othello’s visage in his mind[4].

Dans ce contexte, s’inscrit tout un débat célèbre des critiques postérieures sur l’origine ethnique d’Othello à travers sa couleur de peau. Tandis qu’il est désigné par « Thick Lips » ou « Lèvres épaisses » dans la pièce, autre signe de négritude, les critiques du 17ème et 18ème siècles (A.C.Bradley, Thomas Ryer et Coleridge) sont arrivés au point d’interpréter que le maure peut être maghrébin, arabe du Moyen Orient mais pas un subsaharien, pour tolérer à Shakespeare son choix. Notons, par exemple, la critique de Coleridge (1772-1834) : Il serait monstrueux d’imaginer qu’une belle jeune fille vénitienne puisse s’éprendre d’un véritable nègre[5].

Les interprétations d’Othello

Cette intolérance autour de la négritude qui fait encore d’Othello une victime de haine et de racisme forme une image stéréotypée dans l’imaginaire occidental pendant les premières décennies du 20ème siècle. Ainsi, affirme Stanislavski : Othello l’Africain devait avoir en lui, me semblait-il, quelque chose de primitif, de sauvage, une nature de tigre…[6] Ce grand théoricien de l’art du comédien choisit de noircir le visage de son acteur avec une poudre de chocolat fondant dans le processus de la recherche de son personnage. Cela fait partie de toute une tradition selon laquelle le personnage d’Othello était longtemps joué par un acteur blanc grimé en noir.

Le contre-exemple survient en 1833 où le rôle est interprété pour la première fois par un acteur noir, Ira Aldridge, ce qui a éveillé les critiques haineuses de la presse londonienne considérant que cela était un sacrilège face à la noblesse du genre théâtral.

Deux autres adaptations cultes sont d’ordre cinématographique, celle d’Orson Welles en 1952 et de Sergei Yutkevich en 1955, mais ils se trouvent inacceptables de nos jours. Ces deux exemples peuvent susciter chez le récepteur antiraciste une sorte de distanciation dégoûtante et haineuse face au grimage noir qui rend artificiel le jeu des deux merveilleux acteurs se transformant en une sorte d’Othello pitoyable et ridicule.

Il convient de mentionner le film d’Oliver Parker, en 1995, où il imagine Laurence Fishburne dans le rôle d’Othello en faisant de lui un maure d’Hollywood, avec un profil charismatique et dans une dramaturgie où plusieurs passages dans le dialogue incitant au racisme ont été supprimés et remplacés par des images riche de beauté et de poéticité.

D’après Adama Diop, interprète récent d’Othello, le fait de grimer le visage d’Othello Rien que ça, c’est problématique ! Cette pièce nous ancre dans un jeu de miroir de la figure de l’autre et de l’étranger, jusque dans sa représentation[7]. D’ailleurs, certaines lois actuelles accusent ce délit du blackface, forme de spectacle inhumain montrant les noirs comme imbéciles et provoquant un rire raciste et haineux.

Hugh Quarshie, interprète d’Othello, en 2015, en répondant à la question Othello est-elle une pièce raciste ? affirme the play is racist by omission[8] puisque Shakespeare ne s’était pas intéressé à la psychologie d’Othello, vu peut-être le contexte historique. Ce héros africain ne s’est pas défendu face à la vague de haine et de racisme et il s’est montré, contrairement à ce qu’on attend de cet homme, symbole de force, d’éthique et de vertu, passif et naïf ayant une confiance aveugle en Iago, le traitre méchant.

En guise de conclusion le chef-d’œuvre shakespearien demeure une pièce plurielle et riche en thématiques dont nous avons choisi un aspect crucial qui s’inscrit dans notre actualité qui est la haine et le racisme. Shakespeare demeure notre contemporain comme le désigne Jan Kot et les adaptations scénique ou cinématographique d’Othello, pourraient prendre la forme d’un cri de révolte contre la haine et le racisme, la misogynie et la société masculine patriarcale.

[1] – Shakespeare William, The tragedy of Othello, The Moor of Venice, The new Folger Libreary Shakespeare , WSP, New York, 1993.

[2] Ibid., ACTE I, scène 3 p.49, traduite ainsi par Victor Hugo « vous avez un gendre plus brillant qu’il n’est noir. »

[3]Ibid.

[4] Ibid., Acte I, scène 3, p.47, traduction de Victor Hugo “C’est dans le génie d’Othello que j’ai vu son visage ».

[5] -Shakespearien criticism, Coleridge cité par Thomas  M.Raysor (ed), Londres, JM Dent, 1960, P.62.

[6] – Stanislavski constantin, la formation de l’acteur, Petite bibliothèque de Payot, traduite de l’anglais par Elisabeth Janvier. Paris ,2021 .P. 14.

[7] – Adama Diop ; interviewé par Luc Hernandez le 24 Janvier 2023, Exit Mag.

[8] – Is othello a racist play? Full audio version Debates, Royal Shakespeare company, vidéo mise en ligne le 15 Décembre 2015.

Amina Dachraoui 

Comédienne, coach de théâtre, metteure en scène et chercheuse en sciences culturelles, spécialité théâtre et art du spectacle.

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