Anna Gréki, la poésie au cœur de la lutte

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Figure majeure de la poésie algérienne d’expression française, Anna Gréki (1931–1966) fit de sa plume une arme de liberté. Militante, enseignante et poétesse, elle incarna jusqu’à sa mort prématurée la voix d’une Algérie en quête de justice et d’émancipation.

Anna Gréki, la voix insurgée de la poésie algérienne

Une vie entre engagement et écriture

Née à Batna le 14 mars 1931, Colette Anna Grégoire, dite Anna Gréki, passe son enfance à Menaa avant d’entreprendre des études littéraires à la Sorbonne. C’est là qu’elle rencontre Ahmed Inal, militant du Parti communiste algérien, qu’elle épouse et suit en Algérie en 1955 pour participer activement au combat pour l’indépendance. Enseignante et résistante, elle vit la guerre au plus près, marquée à jamais par la mort de son mari, tué par l’armée française en octobre 1956. Dans un poème déchirant, elle écrit : « Vivant plus que vivant au cœur de ma mémoire et de mon cœur… »

Arrêtée en mars 1957, Anna Gréki est torturée puis emprisonnée à Barberousse, où elle écrit ses premiers poèmes. Elle est ensuite internée au camp de Beni Messous avant d’être expulsée en France à la fin de 1958. À Avignon, où elle enseigne, elle poursuit l’écriture. Son premier recueil, Algérie, Capitale Alger, paraît en 1963 à Tunis, puis à Paris, préfacé par Mostefa Lacheraf. Ce livre, à la fois cri d’amour et de colère, s’impose comme un témoignage vibrant d’une Algérie insurgée.

Anna Greki poétesse algérienne

Une voix pour une Algérie libre et juste

De retour à Alger après l’indépendance en 1962, Anna Gréki s’engage pleinement dans la vie intellectuelle du pays. Elle signe désormais ses textes « Gréki », contraction de Grégoire et du nom de son mari, Melki, et devient membre fondatrice de la première Union des écrivains algériens. Si elle se réjouit de la liberté retrouvée, elle n’en demeure pas moins lucide face à la dérive autoritaire du jeune État.

Ses poèmes, profondément ancrés dans la réalité sociale et politique, mêlent ferveur et lucidité. Ils célèbrent la beauté d’une terre blessée, la dignité de ceux qui résistent et la force des femmes dans la lutte.

Une fin prématurée, un héritage intact

Titulaire d’une licence de lettres en 1965, Anna Gréki enseigne au lycée Abdelkader d’Alger et travaille à une étude sur les voyages en Orient de Lamartine, Flaubert et Nerval. Elle entreprend aussi l’écriture d’un roman, interrompue brutalement par sa mort, le 6 janvier 1966, lors de son accouchement.

Elle laisse derrière elle un second recueil, Temps forts, publié à titre posthume par Présence africaine, où l’on retrouve sa voix ardente, fière et fraternelle.

Anna Greki, poétesse algérienne

Avec la rage du cœur

Le poème Avec la rage du cœur concentre l’essence de l’écriture d’Anna Gréki : une poésie de combat, d’amour et de résistance. À travers des mots d’une intensité rare, la poétesse exprime la douleur et l’espérance mêlées d’un peuple en lutte. C’est une parole qui brûle, une voix qui refuse le silence, une manière d’habiter la douleur sans renoncer à la beauté.

Écrire, pour Anna Gréki, c’était aimer, se battre et survivre — avec la rage du cœur.

Avec la rage au cœur

Je ne sais plus aimer qu’avec la rage au cœur
C’est ma manière d’avoir du cœur à revendre
C’est ma manière d’avoir raison des douleurs
C’est ma manière de faire flamber des cendres
A force de coups de cœur à force de rage
La seule façon loyale qui me ménage
Une route réfléchie au bord du naufrage
Avec son pesant d’or de joie et de détresse
Ces lèvres de ta bouche ma double richesse

A fond de cale à fleur de peau à l’abordage
Ma science se déroule comme des cordages
Judicieux où l’acier brûle ces méduses
Secrètes que j’ai draguées au fin fond du large
Là où le ciel aigu coupe au rasoir la terre

Là où les hommes nus n’ont plus besoin d’excuses
Pour rire déployés sous un ciel tortionnaire
Ils m’ont dit des paroles à rentrer sous terre
Mais je n’en tairai rien car il y a mieux à faire
Que de fermer les yeux quand on ouvre son ventre

Je ne sais plus aimer qu’avec la rage au cœur
Avec la rage au cœur aimer comme on se bat
Je suis impitoyable comme un cerveau neuf
Qui sait se satisfaire de ses certitudes
Dans la main que je prends je ne vois que la main
Dont la poignée ne vaut pas plus cher que la mienne
C’est bien suffisant pour que j’en aie gratitude
De quel droit exiger par exemple du jasmin
Qu’il soit plus que parfum étoile plus que fleur
De quel droit exiger que le corps qui m’étreint
Plante en moi sa douceur à jamais à jamais
Et que je te sois chère parce que je t’aimais
Plus souvent qu’a mon tour parce que je suis jeune
Je jette l’ancre dans ma mémoire et j’ai peur
Quand de mes amis l’ombre me descend au cœur
Quand de mes amis absents je vois le visage
Qui s’ouvre à la place de mes yeux – je suis jeune
Ce qui n’est pas une excuse mais un devoir
Exigeant un devoir poignant à ne pas croire
Qu’il fasse si doux ce soir au bord de la plage
Prise au défaut de ton épaule – à ne pas croire…

Dressée comme un roseau dans ma langue les cris
De mes amis coupent la quiétude meurtrie
Pour toujours – dans ma langue et dans tous les replis
De la nuit luisante – je ne sais plus aimer
Qu’avec cette plaie au cœur qu’avec cette plaie
Dans ma mémoire rassemblée comme un filet
Grenade désamorcée la nuit lourde roule
Sous ses lauriers-roses là où la mer fermente
Avec des odeurs de goudron chaud dans la houle
Je pense aux amis morts sans qu’on les ait aimés
Eux que l’on a jugés avant de les entendre
Je pense aux amis qui furent assassinés
A cause de l’amour qu’ils savaient prodiguer
Je ne sais plus aimer qu’avec la rage au cœur
A la saignée des bras les oiseaux viennent boire.

Photos Colette Melki, alias Anna Greki © DR  (En attendant Nadeau )

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Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.
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