Le Désert en partage de Mohed Altrad, Editions Actes Sud 2025, 304 pages. Un grand roman de l’exil intérieur.
Le Désert en partage de Mohed Altrad : un récit puissant entre autobiographie et fiction
Par Djalila Dechache
Un roman polyphonique
Ce livre est une grande surprise pour moi. Dès le départ, en le découvrant, j’ai cherché le nom du traducteur ou de la traductrice. Je n’ai pas imaginé une seconde que ce livre pouvait être écrit en langue française par un syrien, eut égard à l’histoire dévastatrice de son pays depuis 2011. Préjugé quand tu nous tiens ! Ce livre est admirablement bien écrit, l’auteur est aussi conteur, il est cultivé, connait bien son histoire depuis des siècles, fin observateur, il tient en haleine le lecteur avec des récits imbriqués les uns dans les autres à la manière des poupées russes, dates et lieux se chevauchent comme dans les films avec des fondus enchainés, des flash-back, des personnages qui surgissent et interagissent, des rebondissements.
La surprise est là, dans la découverte d’un auteur qui n‘en est pas à son premier livre, dans sa qualité à nous emmener loin dans son univers truffé d’histoires, d’atmosphères, de lieux et de mésaventures en trois chapitres aux titres significatifs: Les sables, Les braises, Le vent.Tout est dit ou si peu.Une fois que tout a brûlé, le vent disperse les cendres comme si rien n’avait existé.
L’ensemble est largement autobiographique et on peut le comprendre, lui a du défier un certain nombre d’obstacles en venant en France à Montpellier en 1969, sans vraiment connaitre la langue française.Il s’est bien rattrapé, il a du y mettre une hargne farouche pour arriver à ce résultat de langue assez bluffant. Il écrit qu’il était « l‘Arabe de l’Arabe » au milieu de la communauté maghrébine de la ville. Formule assez sibylline pour dire qu‘il était englouti sans repère avec l‘un des siens.
Revenons à l‘histoire de son roman :
Rihab et Nour, un amour en attente
Rihab, le bédouin et Nour l’infirmière en quête de mécénat n’ont rien de commun en apparence, si ce n‘est qu‘ils ressentent une attirance l‘un vers l’autre, ils sont du même pays mais si différents.Ils ont été mariés, leur mariage n‘a pas duré. Mohed Altrad les met en scène, ils se séparent, se perdent de vue, ne réussissent pas à se poser.Entre le désert de l‘un et la ville de l‘autre, ce sont deux mondes qui s‘entrechoquent sans se rencontrer vraiment. Est-ce que leurs conditions, leur vécu est le véritable empêchement, où est-ce la guerre qui s’étend avec leur exil intérieur ? Sans doute un peu tout cela.
Leur rencontre à Dubaï est très bien décrite entre désir, pudeur, trouble immobile, silence qui en disent long.Sur ce point l‘auteur signe une scène « très arabe » dans sa manière de narrer l’attirance amoureuse produite de l‘un sur l‘autre et inversement. ( p 33 -34)
Toute une vie à se chercher
Mohed Altrad rappelle la quête de l‘homme qu‘il soit Sisyphe ou un anonyme, l‘exilé ne peut plus revenir en arrière.Ce monde est perdu à tout à jamais. Peut-être pas tout à fait.
En toile de fond, la Syrie déchirée, Alep ravagée en juillet 2015.Son écriture est vivante, elle rend proche de nous ce qui s’est passé là-bas, des flash-backs le traversent, lui enfant assiste à des scènes très dures, son père irascible qui répudie sa mère, comme ça, sur le champ.
Tout est clair et précis dans la tête de Rihab comme celle de l’auteur, une mémoire d’ordinateur. Mohed Altrad fait endosser à son héros ses angoisses, ses regrets, ses peines.
Cette double déchirure intérieure, de son pays et de ses parents est terrible, elle reste présente tout au long de sa vie, rien ne peut l‘enrayer ni l’oublier. Il en portera les stigmates à tout jamais. Parfois on pourrait penser de Rihab est indolent, impassible, il ne parle pas, ne se confie pas, il prend tout sur le même plan, sur le même degré.
Son silence pèse lourd, c’est une prison, il est enfermé en lui-même. Il a eu du mal à trouver sa voie universitaire, passant des Lettres modernes à l’Histoire, il s’occupait l‘esprit, sans plus.Alors que son seul ami Pasquale avait un but, un projet qu‘il a réalisé.En fait, Rihab est un homme seul, très seul.
En fait c’est faux, c’est une façade, il se protège de l’extérieur. Quand tout se dérobe autour de soi, à quoi s’accrocher pour survivre ? Il ne le dit pas mais c’est l‘exil qui le ravage et la solitude, et le manque d’amour, et l’échec et le reste.
Il se heurte de plein fouet à un mur lorsqu‘il demande un prêt à la banque. Il a à faire à un banquier zélé voire circonspect, qui cherche la faille dans son dossier au vu de son origine. En effet cela fait partie des examens de passage lorsque l’on venait d’ailleurs à cette époque.
Une citation qui devint sa profession de foi lui revint à l’esprit : « Allons, construisons-nous une tour qui touche au ciel et faisons-nous un nom ». Tout un programme !
Il finira par se lancer dans les affaires et surtout il réussira à écrira ce qu’il ne peut dire dans une lettre d’amour où il invite Nour à le rejoindre.
Je n’évoquerais pas ce qu’il est advenu de Mode Altrad dans sa vie nouvelle vie, un capitaine d’industrie que la presse a bien vite répandu dans ses tabloïds. Cela le regarde. Il s’est donné la mission de réussir. Dont acte.
Ce qui peut être souligné est que ce roman est très bien écrit avec du style, du panache, des rebondissements, des références, des incises historiques du monde arabe bien menées, l’auteur tire les ficelles des mondes et des pays qu’il a traversé. De plus ce roman pourrait être analysé comme une manière de réparation de ce qui s’est passé là-bas, chez lui après qu’il soit parti.
Peut-être n’a-t-il-pas exprimé que l’exil, qu’il soit intérieur ou extérieur fait partie de tout un chacun. Et que c’est un passage obligé pour cerner ses rêves et se retrouver.
Ce roman permet à l’auteur de se téléporter. Et qu’importe la distance ou le lieu !
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