Bénédicte Letellier invitée de Souffle inédit

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Entretien avec Bénédicte Letellier, spécialiste des littératures arabes et traductrice d’Adonis, qui revient sur son parcours, ses recherches et l’importance de la poésie comme réponse au chaos du monde.

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Bénédicte Letellier : une passeuse entre les lettres arabes et l’universel

Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen

Maîtresse de conférences HC en littérature comparée et traductrice, Bénédicte Letellier s’intéresse principalement aux littératures arabes contemporaines, aux relations transdisciplinaires entre la poésie et la science et, plus largement, aux questions de mondialité et d’altérité.

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Elle a publié au Seuil Adoniada (2021) et, aux Éditions de la Différence, Soufisme et surréalisme (2016), du grand poète Adonis. Elle a participé à la traduction qui paraît le 3 octobre 2025 au Seuil un ouvrage collectif en hommage aux écrivains palestiniens, Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie. 17 écrivains pour la Palestine. Elle a aussi publié des traductions dans la revue d’André Velter et de Sophie Nauleau, Kali Yuga. Elle a consacré au corpus arabe de nombreux articles et un ouvrage d’une importance majeure, Penser le fantastique en contexte arabe, paru chez Honoré Champion, en 2012.

A.H : Tout d’abord, nous aimerions savoir comment vous êtes devenue arabisante. S’agit-il d’une vocation personnelle ou d’une histoire de famille ?

Bénédicte Letellier : Je n’ai pas de lien familial direct avec le monde arabe, ni d’anecdote fondatrice à évoquer. Lorsque j’ai décidé de m’inscrire à l’INALCO pour apprendre l’arabe, j’étais avant tout portée par le désir d’entrer en dialogue avec d’autres formes de pensée, de découvrir des manières différentes de percevoir et de raconter le monde. En fait, j’hésitais avec le russe — un projet que je garde encore en réserve — mais j’ai eu le sentiment que l’arabe, sans m’être complètement familier, n’était pas non plus une langue étrangère au point de me sembler inaccessible.

Cela fait longtemps que je n’ai pas pu retourner dans le monde arabe, bien que je sois régulièrement invitée depuis plus de trois ans au festival de Babylone. Mes projets de recherche actuels en littérature comparée devraient toutefois m’y conduire à nouveau prochainement.

Bénédicte Letellier invitée de Souffle inédit

A.H : Vous semblez nourrir pour Adonis une passion singulière, car, non seulement vous avez traduit deux de ses œuvres, mais encore vous dialoguez avec lui dans le très beau numéro de la revue Europe qui lui a été consacré en 2022. Que pouvez-vous nous dire à ce titre ?

Bénédicte Letellier : La rencontre avec la pensée et l’œuvre d’Adonis a représenté pour moi une véritable force d’émancipation à l’égard de mes propres schémas culturels. Tout a commencé par la lecture de Soufisme et surréalisme, un texte qui m’a immédiatement captivée au point que j’ai aussitôt éprouvé le désir de le traduire. Cette première lecture a ouvert la voie à une longue immersion dans les écrits consacrés au soufisme, un domaine de connaissance alors inédit pour moi, et qui allait profondément transformer mes perspectives de recherche. J’ai ensuite poursuivi ce cheminement avec la lecture de sa thèse, tout aussi érudite que lumineuse. En 2005, j’ai enfin eu l’occasion de le rencontrer en personne. De nos échanges est né un entretien, publié par Jean-Baptiste Para dans la très belle revue Europe, et qui porte la trace vivante de ce dialogue. Adonis représente pour moi une figure intellectuelle de portée internationale, un poète véritablement universel, mais aussi un homme d’une rare délicatesse, dont la présence vivfiante impose autant qu’elle inspire. Avoir eu l’occasion de le côtoyer demeure pour moi un privilège.

A.H : En consultant votre bibliographie, nous constatons que vous nourrissez une grande passion pour les lettres arabes. En effet, des « Les Lumières de l’islam ou “l’ignorance occidentale de l’islam” : Voltaire et al-Nâbulusî » à Jabrâ et Munîf, vous allez de la philosophie au roman, en passant par la poésie. Comment travaillez-vous et sur quoi reposez-vous vos différentes recherches ?

Bénédicte Letellier : Mon travail s’efforce de déconstruire les stéréotypes, d’expérimenter des outre-pensées — comme on dit des arrière-pensées — et de rendre visible et audible des savoirs sur le monde arabe trop souvent laissés dans l’ombre et dans le silence, et surtout si tout cela participe des malentendus culturels. La figure d’al-Nâbulusî en est un exemple éclatant : un penseur d’une audace intellectuelle telle que le réduire à l’étiquette de « Voltaire arabe » revient à en amoindrir la portée. J’ai voulu montrer, par contraste, combien Voltaire lui-même reste prisonnier d’une ignorance persistante à l’égard du monde arabe, ou bien d’une forme de duplicité. Quant à Jabra et Munif, leur collaboration romanesque est tout simplement époustouflante. Elle est à saluer pour cette écriture innovante. J’en ai parlé comme une mise en récit de l’infini, montrant comment cette notion peut s’approprier et se raconter. Car j’ai le sentiment que l’infini est victime d’un évitement intellectuel et de tous nos cloisonnements scientifiques. Plus largement, l’ambition de mes recherches est de mettre en lumière tout ce que l’altérité recèle de fécond — une richesse capable de transformer nos façons de penser et d’élargir nos horizons. À cet égard, le monde arabe est pour moi source de richesses scientifiques au sens où la culture arabo-musulmane a été l’une des rares cultures à penser à une « science de la poésie » / علم الشعر.

A.H : Vous écrivez également en arabe. Entre la recherche et la création littéraire et poétique que vous ne cessez de commenter, pensez-vous un jour être la première écrivaine ou poétesse française d’expression arabe ?

Bénédicte Letellier : Oui, j’écris en arabe (des poèmes pour moi-même, quelques articles ou prises de parole) mais l’écriture reste pour moi une expérience intérieure très singulière. Même si je sais que ce phénomène est aujourd’hui totalement désinhibé et que l’on écrit comme l’on parle, qu’on expose en quelques clics ses réactions, ses certitudes, sa philosophie, sa pensée ou ses opinions à tous, j’aime l’idée que cet acte peut être observé et pratiqué pour soi-même comme un cadre poétique conscient et structurant. L’édification d’une voix pour ma propre clarté et celle du monde. De tout ce que j’ai écrit, cette clarté reste pour moi un effort poétique qui n’a rien de fluide et de facile, y compris dans ma langue maternelle.

Bénédicte Letellier invitée de Souffle inédit

A.H : Le monde, déjà ténébreux, s’est sauvagement obscurci depuis le 7 octobre 2023. Le monde dit « civilisé » a l’air de sombrer dans la barbarie et l’injustice car ceux-là qui soutiennent l’Ukraine contre Vladimir Poutine soutiennent Benjamin Netanyahou contre la Palestine, le Liban et tant d’autres pays. Comment l’arabisante que vous êtes perçoit-elle l’avenir des lettres arabes devant cette actualité brûlante ? De quels outils disposons-nous toutes et tous pour y faire face ?

Bénédicte Letellier : Le premier mot qui me vient est « poésie ». Les lettres arabes témoignent d’un extraordinaire besoin de poésie face au chaos et, la pratiquant jusque dans la rue, apportent un nouveau souffle. La conscience « du coefficient de poésie », pour reprendre les mots de Bonnefoy, dans nos existences est déjà un progrès humain. Si vous avez conscience qu’un seul mot, une seule lettre, peut tout changer dans l’écosystème du poème, vous avez aussi conscience qu’il.elle peut tout changer dans des écosystèmes environnants. On le sait tous intuitivement. Pourquoi, par exemple, est-il plus facile de faire circuler de la drogue dans les prisons égyptiennes qu’un poème ? Nous avons donc les outils. Face aux discours politiques qui accentuent les dualismes, qui enveniment les débats et provoquent les émotions fortes, il y a le poème qui apaise, qui résiste, qui recrée, qui invente d’autres possibilités. Mes recherches sur la poésie arabe contemporaine me laissent penser qu’il existe d’autres modes d’expression que la politique pour restructurer le monde à partir du pluriel et de la complexité. La culture arabe est une culture profondément poétique. Elle peut tout à fait relever ce défi et ne montrer une voie possible. Non pas rendre le monde poétique mais rendre le monde au poétique, comme le disait Michel Deguy.

A.H : Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Enfin, si un seul de vos textes ou livres devait être traduit en d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?

Bénédicte Letellier : La question est étrange pour moi. Mais si cela devait être le cas, je reviendrais dans mon corps avec plus de conscience, plus de lumière. L’un de mes articles, paru sur Fabula, « La bibliothèque de Schéhérazade : enquêtes sur les lectures assassines », a déjà été traduit en arabe selon le vœu d’Abdelfattah Kilito pour le glisser dans un de ses livres. J’en suis très fière car j’adore le travail d’Abdelfattah Kilito que j’évoque dans cet article. Si je devais être traduite en arabe, alors j’aimerais que ce soit pour un livre à venir dont je ne dévoile pas encore le sujet.

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Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.
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