Dans son premier livre, publié en 2025 aux éditions Nirvana, l’enseignant et essayiste Jomaa Souissi explore le métier de professeur comme un espace de liberté, d’humanisme et de création.
Jomaa Souissi : Imaginons des profs heureux !
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Ancien élève de l’École Normale Supérieure de Sousse, Jomaa Souissi a été enseignant de français à Bouhajla, Korba, Béni Khiar et au Lycée pilote de Nabeul. Entre 2002 et 2004, il a collaboré aux pages culturelles du journal Le Temps. En avril 2025, il publie son premier ouvrage aux éditions Nirvana, Imaginons des profs heureux !

A.H : Pouvons-nous dire que vous avez attendu longtemps avant de vous mettre à écrire et de publier votre premier livre ?
Jomaa Souissi : Longtemps ? Par rapport à qui ? Par rapport à quoi ? Nous avons, me semble-t-il, un rapport quantitatif aux choses qui inclut aussi notre rapport au temps. Moi, je n’adhère pas à cette vision. Les Grecs anciens avaient inventé un mot que j’adore: le « kairos », le moment opportun. Le moment opportun, on ne le crée pas. On le saisit. Et c’est opportunément, au sens où je viens de l’expliquer, que j’ai écrit ce livre. Ni trop tard. Ni trop tôt.
A.H : Votre ouvrage n’appartient pas à un genre précis. Vous racontez, précisément vous vous racontez à la première personne, vous citez des auteurs, vous analysez, vous écrivez. Comment avez-vous mené l’écriture d’Imaginons des profs heureux ? Et pourquoi cet impératif ?
Jomaa Souissi : Je voulais écrire un beau texte sur le métier (et non pas la profession) de professeur. Je voulais dire ma passion pour ce métier et rendre hommage à tous ceux qui ont contribué de près ou de loin à faire de moi, d’abord un prof, puis un prof heureux. Je voulais aussi défendre ma philosophie de l’ecole et de l’éducation en dehors du champ étouffant de la pédagogie « pédagogisante », qui est une philosophie humaniste. L’humanisme auquel je reste attaché, n’en déplaise aux révisionnistes atteints de strabisme idéologique et moral.
Mon livre, je l’ai écrit à la première personne pour incarner ma réflexion. Pour lui donner chair. Pour que la pensée ne soit pas une simple abstraction. Et puis j’aime les écritures du moi. J’aime ces écrivains qui ne font pas semblant. Qui ne se déguisent pas. Qui prennent le risque de se dévoiler et d’apparaître dans leur force et leur fragilité. Leur humanité assumée dans ce « je » qui se décline en des identités multiples, me touche au plus haut point. Ce livre, je l’ai écrit sous forme de fragments, qui se sont imposés à moi spontanément. Un fragment en appelant un autre. Puis, à la fin, j’ai procédé à un assemblage qui a donné cette forme. C’était comme une partition en deux actes.
Quant au titre Imaginons des profs heureux !, ce n’est pas du tout une injonction. C’est plutôt une hypothèse où je fais un clin d’œil au mythe de Sisyphe d’Albert Camus qui se termine par cette invitation, qui peut paraître absurde, mais qui est le remède même à l’absurde: « Imaginons Sisyphe heureux ! » .
Que fait Camus en osant cette invitation ? Il nous invite à changer d’angle de vue. Et en suivant son invitation, on peut changer de point de vue. Et on peut , ainsi, envisager l’hypothèse du bonheur pour Sisyphe, venant du fait qu’il est dans l’action et que la tension de ses muscles en action le sauve du malheur…
Je fais, en vérité, un parallèle entre le prof et Sisyphe, et j’envisage possible le bonheur pour un prof qui veuille envisager autrement son métier. Mon idée est que pour peu qu’il sorte des lamentations et qu’il ouvre les yeux sur les ingrédients qui lui sont donnés , il pourra vraiment goûter aux délicieux fruits de la passion de ce métier singulier, ce métier « où il n’ y a pas de juste milieu, où on est soit un élu, soit un damné ». C’est ce que je dis dans mon texte.
A.H : Vous vous placez sous l’égide d’Albert Camus en citant sa lettre à M. Louis Germain, le maître d’école qui lui a permis de devenir l’homme de lettres et par là même l’homme qu’il est devenu. Pensez-vous qu’un enseignant puisse changer le destin d’un enfant ?
Jomaa Souissi : Absolument. Il n’y a pas que l’exemple de Camus. Dans mon livre, je cite aussi l’exemple de Daniel Pennac, sauvé, lui, par un professeur de français qu’il avait l’heur de rencontrer dans une « boîte privée », et l’expression est de Daniel Pennac pour parler d’une école privée, sans doute de basse qualité. Et puis, dans le village où j’ai grandi, nous étions nombreux à avoir été sauvés par nos maîtres d’école. Il y a peut-être de moins en moins d’ enseignants qui ont ce souci aujourd’hui, mais quand bien même ils seraient une minorité, ils n’en continueraient pas moins de sauver des destins. Grâce leur soit sincèrement rendue !

A.H : Après une référence à Michel Onfray (p. 64), vous racontez l’anecdote de la collègue qui a pris ses jambes à son cou quand elle a reçu la visite de l’inspecteur. Vous vous dites réfractaire à « toute autorité qui n’est là que pour minorer et terroriser ». Comment peut-on enseigner sans autorité ? Est-ce que c’est possible, notamment avec tous les débordements, toute la violence et tous les problèmes que l’on sait ?
Jomaa Souissi : D’abord gardons-nous de confondre « autorité » et « autoritarisme ». Je dirai que l’autorité, c’est le pouvoir sans la tyrannie. À l’opposé, l’autoritarisme, c’est la tyrannie sans le pouvoir, et donc c’est de la violence illégitime. Justement, la collègue dont je cite le cas est victime d’autoritarisme, le même autoritarisme qui ne marche pas avec les élèves, si on veut leur transmettre quelque chose digne de ce nom. Ceci dit, c’est naturellement qu’on ne peut pas enseigner si on n’a pas d’autorité. Et un professeur qui n’a pas d’autorité est condamné à osciller entre deux abîmes : le ridicule et l’écrasement. Soit il devient le pantin de ses élèves et le triste objet de leur risée, soit il devient leur bourreau et une machine à broyer de l’individu. L’autorité, du latin « auctoritas » fait l’auteur et l’auteur est un créateur…
A.H : Vos lectures vous apparentent à un homme de gauche. Or, Dionys Mascolo, qui était le mari de Marguerite Duras, et l’ami intime de Robert Antelme et d’Edgar Morin, écrit : « Sont également de gauche en effet ― peuvent être dits et sont dits également de gauche des hommes qui n’ont rien en commun : aucun goût, sentiment, idée, exigence, refus, attirance ou répulsion, habitude ou parti pris… Ils ont cependant en commun d’être de gauche, sans doute possible, et sans avoir rien en commun. On se plaint quelquefois que la gauche soit « déchirée ». Il est dans la nature de la gauche d’être déchirée. Cela n’est nullement vrai de la droite, malgré ce qu’une logique trop naïve donnerait à penser. C’est que la droite est faite d’acceptation, et que l’acceptation est toujours l’acceptation de ce qui est, l’état des choses, tandis que la gauche est faite de refus, et que tout refus, par définition, manque de cette assise irremplaçable et merveilleuse (qui peut même apparaître proprement miraculeuse aux yeux d’un certain type d’homme, le penseur, pour peu qu’il soit favorisé de la fatigue) : l’évidence et la fermeté de ce qui est. »
En partant de cette thèse, seriez-vous un homme résolument de gauche ? Si oui, en quoi cela consiste-t-il exactement ?
Jomaa Souissi : Une inclination quasi congénitale, due peut-être à mon naturel insulaire, m’a toujours conduit à me méfier des étiquettes qui, par nature, réduisent l’individu pour l’enfermer dans telle ou telle chapelle idéologique où c’est, justement, le groupe qui compte au détriment de l’individu. Personnellement, je placerai l’individu et la liberté individuelle au-dessus de tout. La vie est ce temps donné à chacun pour qu’il puisse sculpter son propre être, à sa manière, mais avec les matériaux des autres, des matériaux dont il a hérité (une pensée de gauche, par exemple). En cela, je me sens plus proche de Nietzsche que des penseurs de gauche. Ceci dit, si vous voyez que ma pensée est de gauche, c’est que le bon sens est peut-être de gauche. Et le bon sens, ici, est à entendre dans deux sens : comme intelligence et comme orientation.
A.H : Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Enfin, si un seul de vos textes ou un texte que vous aimez devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?
Jomaa Souissi : Pour le choix, je ferais exactement la même chose : prof. « Bon qu’à ça ! » Pour le mot que je souhaiterais incarner, c’est le mot « Amour ». Il n’y a rien de plus grand que l’amour. C’est à lui qu’on doit tout, y compris nos errances et nos malheurs. C’est paradoxal, mais ça dit la vérité profonde de ce petit mot qui commande à nos existences…
Pour l’arbre, j’aimerais bien me réincarner en figuier. Le figuier, c’est mon enfance. Mais le figuier, c’est aussi la générosité, l’hospitalité et la paix.
Quant à l’animal, je voudrais être le loup de La Fontaine, dans sa fable « Le Loup et le Chien ». Cet animal épris de liberté qui préfère la misère dans la liberté à l’or des palais avec une laisse autour du cou.
Et enfin, le texte que je voudrais qu’on traduise, ce sera le dernier chapitre de mon livre, avant la conclusion : « Des pouvoirs de la parole ». La raison en est simple : nous, les êtres humains, nous sommes les seules créatures qui disposons de langage articulé. Entre nous, de conscience à conscience et d’âme à âme, c’est par ce langage que nous communiquons et que nous construisons du commun. Un bon usage de la parole fait de ce commum un lieu d’hospitalité et de partage. À l’opposé, un mauvais usage disloque le commun et condamne ainsi chaque individu à vivre dans la méfiance, l’angoisse et la peur. Ce mauvais usage fait aussi de l’autre un « enfer ». À l’heure actuelle, la parole a plutôt goût d’enfer. Nous avons besoin d’une prise de conscience de l’impact de la parole sur nos exitences et sur nos vies pour créer l’oxygène moral dont nous avons besoin pour mieux respirer dans une époque qui suffoque sous l’hégémonie prise par la parole toxique.



