Pierre Michon invité de Souffle inédit

Coup de coeur
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© Jean-Luc Bertini Editions Gallimard

Entretien exceptionnel avec Pierre Michon autour de son œuvre « J’écris l’Iliade » : littérature, mémoire, politique et transmission universelle.

Pierre Michon : écrire, aimer, survivre — l’Iliade d’un homme debout

Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen

Pierre Michon, né le 28 mars 1945 dans la Creuse, a publié Vies minuscules en 1984, œuvre aussitôt couronnée par le prix France-Culture. Depuis lors, au fil des livres publiés, dont L’Empereur d’Occident, illustré par Pierre Alechinsky en 1989, Rimbaud le fils, en 1991, La Grande Beune, lauréat du prix Louis-Guilloux en 1997, ou encore Les Onze qui a reçu, en 2009, le Grand prix du roman de l’Académie française, il est considéré comme l’un des plus grands écrivains français.
En janvier 2025, il publie aux éditions Gallimard J’écris l’Iliade, œuvre d’emblée saluée comme un chef-d’œuvre.

Pierre Michon invité de Souffle inédit

A.H : Pouvez-vous nous raconter la genèse de J’écris l’Iliade, œuvre atypique à bien des égards, et qui pourtant suscite un vif intérêt auprès des lecteurs ?

Pierre Michon. Depuis 2012, où j’étais tombé en dépression à la suite d’une rupture sentimentale, j’écrivais un roman sur cette rupture, mais ça marchait mal, ça ne m’intéressait plus. Je me sentais littérairement fini. Deux événements m’ont ramené au cran littéraire. D’abord j’ai rencontré en 2019 la femme de ma vie, il n’est jamais trop tard pour bien faire. Surtout, j’ai failli mourir : de Noël 2020 à juin 2021, les médecins me tenaient pour condamné à brève échéance. C’est cette femme et le désir littéraire revenu qui m’ont ressuscité. J’ai vite bâclé La Petite Beune, et suis passé au gros morceau.

C’est parti autour d’Homère mais quasiment à l’aveuglette (comme Homère lui-même !) : je dis souvent que ce livre s’est fait comme une autoanalyse.

A.H : « Je me revois souvent tel que j’étais à ce moment-là, debout contre la vitre, écoutant ce petit tchouk-tchouk dans la nuit, regardant la grue hydraulique, le mécanicien, la Grande Ourse, me disant ceci : si tu veux devenir Pierre Michon, c’est ainsi que tu devras écrire. Mets-y Villon et Rimbaud, dans les silences entre deux râles. Et quand de nouveau tu tiendras une femme, tiens-la comme ça », écrivez-vous au début de J’écris l’Iliade.
S’agit-il d’une injonction ? De quel genre s’agit-il ? Est-ce un « récit » ou une autofiction ?

Pierre Michon : C’est un récit autobiographique et une autofiction, de bout en bout. Les histoires contemporaines y prennent toujours leur source dans une aventure qui m’est réellement arrivée ; une seule est racontée dans sa vérité quasi vraie, La Bataille d’Eryx ; les autres sont amplifiées, ou extrapolées. Ainsi dans Hoplite, le voyage ferroviaire nocturne, la convocation à Lyon, l’ivresse lyrique dans le train, la locomotive effroyable, son plein d’eau vu comme un accouplement, le militaire réformé, j’ai vécu tout ça, tout est vrai. Tout, sauf la rencontre de l’Italienne miraculeuse qui crie Mamma mia dans l’amour. Là j’assouvis nos fantasmes, ceux du lecteur et les miens. « L’aventure ferroviaire », le grand fantasme…

A.H : Vous confiez à Augustin Trapenard être « Michon à la pensée folâtre ». Est-ce pourtant le cas ? Le lecteur assidu de votre œuvre et le commentateur attentif qui a lu Le roi vient quand il veut. Propos sur la littérature (Albin Michel, 2016), peut-il s’y contraindre aisément ? Qu’est-ce qui est « folâtre » chez vous ? Mais aussi, qu’est-ce qui est sérieux chez l’auteur des Onze ?

Pierre Michon : Folâtre… je voulais dire que, quelle que soit l’admiration que j’ai pour celui-ci, je garde toujours un fond d’ironie envers mon sujet. Homère lui-même est souvent gentiment moqué, ici.

Les Onze est mon livre le moins folâtre (avec Vies minuscules) : épique, dressé sur ses éperons, chargeant. Dénué d’érotisme et d’’ironie : on est chez Robespierre.

Pierre Michon invité de Souffle inédit

Pierre Michon invité de Souffle inédit

A.H : À la question : « Quels sont les écrivains dont vous vous sentez proche ? », vous répondez à Thierry Bayle en 1997 : « Les écrivains, peut-être particulièrement aujourd’hui, sont des espèces de monades vaticinantes, isolés chacun sur leur pente qu’ils dégringolent comme ils peuvent. Pour en rester aux auteurs de ma génération, peut-être y a-t-il une parenté avec Bergounioux et Quignard, dans une certaine mesure Millet et Macé, et moi. C’est du moins ce qu’on dit. Mais je ne me sens pas si loin d’écrivains comme Echenoz, Volodine ou Rolin, par exemple : leur voie n’est pas la mienne, mais leurs présupposés sont les mêmes. » Le roi vient quand il veut. Propos sur la littérature (p. 159)
Presque trente ans après, une mise à jour s’impose-t-elle ? Quels sont les écrivains d’aujourd’hui, et bien sûr d’hier, qui comptent pour vous ?

Pierre Michon : La liste d’il y a trente ans est toujours valide. Mais elle s’est énormément élargie. Aujourd’hui dans le pack central il faut ajouter Houellebecq, Jean Rolin frère de l’autre, Chamoiseau, Kamel Daoud, Angot, Catherine Millet, Sylvie Germain, Dominique Barbéris, Deville, Philippe Bordas, Puech, à la rigueur Tesson. Et de plus jeunes, Désérable, Tom Buron et tant d’autres. Mais tous demeurent des « monades vaticinantes », isolées.

Je suis de plus en plus éclectique, en vieillissant, je les lis presque tous avec plaisir.

A.H : Dionys Mascolo, qui était si proche de Marguerite Duras, de Robert Antelme et d’Edgar Morin, écrit : « Sont également de gauche en effet ― peuvent être dits et sont dits également de gauche des hommes qui n’ont rien en commun : aucun goût, sentiment, idée, exigence, refus, attirance ou répulsion, habitude ou parti pris… Ils ont cependant en commun d’être de gauche, sans doute possible, et sans avoir rien en commun. On se plaint quelquefois que la gauche soit “déchirée”. Il est dans la nature de la gauche d’être déchirée. Cela n’est nullement vrai de la droite, malgré ce qu’une logique trop naïve donnerait à penser. C’est que la droite est faite d’acceptation, et que l’acceptation est toujours l’acceptation de ce qui est, l’état des choses, tandis que la gauche est faite de refus, et que tout refus, par définition, manque de cette assise irremplaçable et merveilleuse (qui peut même apparaître proprement miraculeuse aux yeux d’un certain type d’homme, le penseur, pour peu qu’il soit favorisé de la fatigue): l’évidence et la fermeté de ce qui est. »
En partant de cette thèse, seriez-vous un homme résolument de gauche ? Si oui, en quoi cela consiste-t-il exactement ?

Pierre Michon : Pour être franc, oui je suis de gauche, mais je crois qu’il n’y a plus de gauche politique en France, Mitterrand et le marché mondial ont tout saccagé. Je sais qu’il en va différemment dans les pays arabophones. Rester de gauche chez nous en Occident chrétien consiste à penser qu’il existe toujours quelque chose qu’on appelle le peuple, ou le prolétariat, et que c’est de lui que nous sommes solidaires. Nous refusons qu’on prétende que cette classe a disparu. Je suis crypto-marxiste vous savez, comme beaucoup de mes collègues politiquement silencieux. On n’accepte rien.

A.H : Le monde, déjà ténébreux, s’est sauvagement obscurci depuis le 7 octobre 2023. Le monde dit « civilisé » a l’air de sombrer dans la barbarie et l’injustice car ceux-là qui soutiennent l’Ukraine contre Vladimir Poutine soutiennent Benjamin Netanyahou contre la Palestine et le Liban. Outre le deux poids deux mesures, il y a un véritable problème politique et éthique. Comment le romancier et avant lui l’homme aborde-t-il cette actualité brûlante ? De quels outils disposons-nous pour y faire face ?

Pierre Michon : Tout laisse croire qu’il n’y a aucune solution au problème du double État Palestine/Israël. Il n’y avait pas d’État là depuis des siècles, ça avait fini par faire partie de la province de Syrie sous l’Empire ottoman, les diverses religions y cohabitaient plutôt bien que mal. L’Occident a décidé d’y découper un État ; très, très mauvaise idée, à mon avis. Jusqu’au coup de force israélien de 1947, déportations et massacres d’habitants musulmans, colonies. À vous, musulmans qui vous êtes libérés de l’assujettissement du religieux au politique, et juifs qui voulez la liberté diasporique, reste une littérature de combat dont vous faites bon usage, et qui a beaucoup de répercussions sur l’opinion mondiale.
Même chose pour Poutine : l’Occident aime les positions colonialistes. Pas les écrivains.

A.H : Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez vous incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Enfin, si un seul de vos textes devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?

Pierre Michon : Je voudrais me réincarner en tout, comme Zeus dans Ovide ; être tous les autrui. Mais avec l’âge, je suis doucement appelé vers les animaux : je me souviens de tous ceux avec qui j’ai eu des espèces de conversations, quand j’étais seul dans ma maison isolée dans les bois : corbeaux, loirs, faisans, sauterelles et lézards, tous. Au moment où nous les détruisons, nous prenons enfin conscience de notre fraternité avec les espèces qui ne sont pas nous.

Pour le choix du livre à choisir de traduire dans mon œuvre, tout dépend du pays et de sa langue. Pour le Japon et les USA, ça a commencé avec mes histoires de peintres, Vie de Joseph Roulin, etc. En Amérique du Sud, Vies minuscules. Je conseillerais ce même livre aux traducteurs arabophones. C’est une histoire sans patrie, n’importe quelle campagne reculée dans le monde, où des hommes souffrent et espèrent. Faites-le enfin retentir en arabe !

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Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.
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