Fête des mères – Zohra, comme une rose en son jardin

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Fête des mères – Zohra, comme une rose en son jardin..

Lazhari Labter 

Zohra, comme une rose en son jardin..*

Du plus loin que je me souvienne, je t’ai toujours appelée par ton prénom, Zohra, subtil mélange de zahra, la fleur, et de zhar, la chance. Ainsi d’ailleurs que mon père, Tayeb, « le bon » littéralement. Mais c’est mon oncle qui m’a donné mon prénom, Lazhari, référence à la fois à Al Azhar, la fameuse université du Caire, au saint Sidi Lazhari et à la chance qui m’a souri, quelquefois. De la chance, j’en eus beaucoup, en tout cas, d’avoir eu comme parents une mère qui sentait bon la rose et un père qui cultivait la bonté comme il entretenait son jardin.

Tu es partie, Zohra, en 2007, dix-sept ans après Tayeb, avec qui tu avais partagé pour toujours ta vie avec ses peines et ses joies, ses malheurs et ses bonheurs, le pire et le meilleur.

L’entretien quotidien du jardin, ton jardin, notre oasis dans l’oasis, faisait sans aucun doute partie du meilleur. Ce jardin, tu l’avais hérité de son vivant de ta mère Ouddada, hanna, ma grand-mère. Elle l’avait partagé moitié pour toi et moitié pour mon père qui construisit, sur une parcelle, notre maison où j’avais passé, heureux et insouciant, une partie de mon enfance et toute mon adolescence. Ce jardin, c’était ton jardin d’Éden. Tu y étais telle une Ève à laquelle tout fruit était permis, qu’aucun serpent ne tenterait par une pomme interdite et que personne n’expulserait.

Ta vie durant, en plus des tâches ménagères que toutes les femmes assumaient, tu as aidé mon père dans les menus travaux du jardin : nettoyage des allées, entretien des fleurs, cueillette des fruits, ramassage des dattes tombées à terre et des bouts de bois pour le feu. Tu t’occupais plus particulièrement de la basse-cour. Donner à manger aux lapins, aux chèvres et aux poules faisait partie des tâches quotidiennes que tu assumais sans jamais rechigner, sans te plaindre. Tu ramassais les œufs frais qui remplaçaient pour nous la viande que mon père, avec ses maigres revenus, ne pouvait nous offrir qu’une ou deux fois par mois. D’où l’importance des soins que tu accordais aux poules.

Debout avant l’aube, avant le soleil, avant les oiseaux, tu commençais dans l’obscurité ta journée d’abeille infatigable qui ne se terminait que tard dans la nuit. Traire les chèvres, mettre le lait sur le feu du kanoun et préparer le café moulu et torréfié par tes soins, dont le délicieux arôme arrivait jusqu’à nos narines d’endormis (1), étaient tes premiers gestes matinaux. Mon père, levé en même temps que toi, n’aimait pas trop attendre son café qu’il prenait avec un grand plaisir juste après avoir bu sa tasse de lait chaud. Jamais il ne mélangeait les deux, contrairement à toi,

Ton café à peine avalé, tu t’affairais déjà à préparer le repas de midi. À côté de la marmite où cuisait la chorba, tu pétrissais la pâte pour la kesra ; cette bonne kesra si chaude dont j’étais si friand ; tu me réservais toujours une, tout spécialement.

Tu en as « vu » des guerres, ma mère, et des misères. La Première Guerre mondiale qui t’a vu naître, la Seconde qui vint assombrir tes vingt ans et la guerre de Libération nationale qui te noua de peur le ventre, ton ventre fécond qui avait donné autant d’enfants morts que de survivants. Il en fallait beaucoup, des « ventres », pour contrecarrer l’œuvre dévastatrice de la faucheuse.

Oh ! oui, tu en as vu des guerres, ma mère, et des misères, tout au long des interminables et parfois douloureuses années qui ont défilé dans ta vie, ces années affublées des noms du malheur : ‘am ejrad, l’année des sauterelles – il y en a eu plusieurs -, ‘am echar, l’année de la disette, ‘am at-Tifis, l’année du typhus, ‘am el-Boun, l’année du bon, ‘am el-Hamla, l’année de la crue, etc. Chaque année charriait son lot de désolation et fauchait des vies à naître, des vies à la fleur de l’âge ou à son crépuscule. Et pour conjurer cette suite de malheurs, il n’y avait que les ktoub et les hrouz ou l’imploration des sidis, d’Abdelkader à Abdallah en passant par Mabrouk ou Yanès, impuissants comme toujours devant la colère de la nature ou la bêtise des hommes.

Sur la photo prise en 1959, à l’âge de quarante -trois ans, sur laquelle je m’attarde pour la première fois, je vois des détails que je n’avais jamais vraiment remarqués. Tu es (étais) ma mère et on ne dessine pas le visage de sa mère comme on le ferait avec celui de la femme aimée, délicatement, en le caressant du doigt.

Est-ce d’avoir trop regardé dans les yeux le malheur que tes yeux sont si tristes ? Tes cheveux couleur d’ébène, dont les tresses tombaient sur tes frêles épaules, encadraient ton visage mince, accentuant l’aspect laiteux de ta peau blanche. Tes lèvres sanguines, ton nez légèrement retroussé à l’odorat si aiguisé et tes petits yeux d’un noir profond sont les caractéristiques de la beauté des femmes sahariennes, résultante de cette merveilleuse alchimie berbéro-hilalienne ayant opéré depuis le XIe siècle dans cette région des Hauts Plateaux algériens.

Tu aimais les robes colorées et légères tout comme les foulards avec lesquels tu retenais avec une certaine coquetterie tes cheveux, le nœud sur le côté droit. Tes mcharf (2) en or ne te quittaient jamais ni ton collier de fil noir où des louis d’or cousus brillaient de tous leurs feux. C’était, hormis la maison et le jardin indivis, ton unique bien précieux. Et ton sandouq (3) dans lequel tu rangeais tes robes légères et tes foulards colorés, bien sûr.

Cette robe à carreaux – rouge et noir ? – que tu as dû mettre spécialement pour la photo était en coton, une robe d’hiver. Saurais-je jamais pour quelle occasion tu posas devant le photographe ? Si tu t’étais parfumée ? À quoi tu pensais en fixant l’objectif ? Et pourquoi tu avais cet air si grave et ce regard qui me bouleverse aujourd’hui ?

Légère, ta vie ne le fut certes pas. Ni colorée, ni riche, ni palpitante. Peut-être un peu quand le pays se libéra et les conditions de vie s’améliorèrent. Ton horizon se limitait aux murs de ta maison et de quelques autres où tu te rendais en ces circonstances particulières que sont les mariages, les décès, les circoncisions qui rassemblent les femmes au foyer. Quelquefois au hammam et une seule fois, si je ne me trompe, à une ziara au marabout Sidi Yanès dont le mausolée se trouve dans le cimetière qui porte son nom, avec le secret espoir d’arracher des griffes de la mort Rachid, ton enfant chéri.

Le cimetière de Sidi-Yanès où tu reposes est distant d’à peine quelques centaines de mètres de ta maison située dans zgag Es-Sghaiar, la ruelle qui porte curieusement ton nom de jeune fille. Ce cimetière, tu n’as pu le connaître vraiment que depuis le jour de ce voyage qu’on appelle dernier, sans espoir de retour. Car les femmes en terre d’islam, c’est connu, n’y vont – si ce n’est pour y « reposer » – que les lendemains d’enterrement et en quelques autres rares occasions.

Tu eus une ou deux fois l’autorisation d’aller à une ziara chez le marabout. C’était, aux dires de mon père, à la suite d’une maladie qu’attrapa Rachid, ton deuxième fils auquel tu donnas le même prénom que celui que la mort arracha à tes bras. Les membres de la belle-famille de mon père, superstitieux comme l’étaient en ce temps-là la plupart des Algériens, lui conseillèrent vivement de faire une offrande à Sidi-Yanès, l’un des nombreux marabouts de la ville dont le mausolée se trouvait dans le cimetière qui porte son nom. Mon père s’y opposa fermement. Comment pouvait-il, lui qui se battait contre les idées conservatrices et les pratiques surannées en usage dans la société, croire qu’un homme mort et enterré, fut-il un saint, pouvait guérir un malade ? Malgré sa farouche opposition, il finit par céder aux pressantes sollicitations de sa belle-mère qu’il respectait beaucoup. Il te permit donc de te rendre chez le marabout, mon frère mourant dans les bras. Comme il s’y attendait, la tournée chez le saint homme ne fut pas d’un grand secours pour l’enfant dont l’état de santé continua à se dégrader jour après jour. À l’article de la mort, alors que ce frère inconnu de moi agonisait dans tes bras, noyés de tes larmes inutiles et de tes sanglots vains, mon père, pointant le doigt vers son fils, criait d’une voix chargée de colère, comme un défi lancé à tous les saints de la Terre et du Ciel : « Délivre-le, ô Yanès ! Délivre-le, si tu le peux ! » Rachid rendit l’âme entre les cris de défi de mon père et tes lamentations sans que Sidi-Yanès, insensible à sa bravade et à ta détresse, n’eût pu le sauver.

Est-ce d’avoir trop regardé dans les yeux le malheur que tes yeux sont si tristes ?

Est-ce de ne les avoir jamais fixés longuement que c’est aujourd’hui seulement que je m’en aperçois ?

Trop tard pour leur demander quels chagrins et quelles peines les ont à jamais imprégnés.

Trop tard pour adoucir, ne serait-ce que par des paroles, la profonde tristesse qui y avait élu domicile.

Trop tard pour te chanter ces vers de Faïza Ahmed que j’écoute, de temps en temps, quand remontent les souvenirs des rendez-vous ratés avec toi et que la douleur, trop forte, me serre le cœur de son étau et me met les larmes aux yeux.

Chère d’entre les chers ô ma chère

Toi plus chère que mon âme et mon sang

Ô la douceur et toute la bonté

Que Dieu te garde ô ma mère

Chère d’entre les chers ô ma chère

Qu’il te garde là où tu es Ma Zohra, comme une rose en son jardin…

P.-S. Je ne demande qu’à croire que tes yeux ne furent pas toujours habités par la tristesse. Je ne demande qu’à croire qu’en mes souvenirs, j’y vis de la joie y faire son nid et le bonheur les éclairer quelquefois. Je ne demande qu’à croire que tu as vécu des moments sur lesquels ni les guerres ni les misères n’ont déployé leurs ailes sombres.

Je ne demande qu’à croire, ma mère…

Alger, 23 avril 2008

 

(1) Emprunté à Nadia Roman de son histoire de littérature de jeunesse « Le Réveil ».

(2) n.f. Pluriel de machroufa. Boucles d’oreilles en or ou en argent de forme ronde.

(3) n. m. Pluriel sanadiq. Coffre en bois joliment décoré où la mariée range ses effets personnels (bijoux, tenues, etc.)

Fête des mères

*Texte écrit pour l’ouvrage collectif « Ma mère » (dirigé par Leila Sebbar, coordonné par Behja Traversac), paru aux éditions Chèvre feuille étoilée, collection « D’un espace, l’autre », Montpellier, 2008.

Extrait de « La Cuillère et autres petits riens » (4e édition revue et augmentée), Hibr éditions, Alger, 2019, pages 111 à 116.

Un très bel hommage à la mère de  Lazhari Labter   et à toutes les mères pour la fête des mères

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