Essai

Cristina Campo, une voix familière

Distiller son esprit en compagnie de Cristina Campo

Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen

Cristina Campo

Une forme de quête à notre portée

Cristina Campo, née à Bologne le 28 avril 1923 et décédée à Rome le 10 janvier 1977, est notamment l’autrice d’un volume singulier, Les impardonnables, réédité dans la collection  « L’Imaginaire » chez Gallimard le 16 février 2023. Or il se trouve que nous ne cessons depuis cette date de lire, relire et relire encore ce volume qui nous a littéralement séduit par sa justesse, sa profondeur et son originalité. Pour nous, il s’agit d’un événement en soi, tant lire et par la suite écrire sur nos lectures est des plus naturels. Mais, pourquoi ce blocage ? Nous avons certes sollicité l’une des traductrices du volume, Francine de Martinoir, mais pour des raisons longues à expliquer, les questions sont restées lettres mortes et l’entretien ne s’est pas réalisé.

Les impardonnables de Cristina Campo

Ce qui est en revanche sûr, c’est que nous vouons aux trois traducteurs du présent volume, Les impardonnables, une réelle passion, car, aux côtés de Francine de Martinoir, nous retrouvons Jean-Baptiste Para et Gérard Macé, qui, en compagnie de Violaine Huisman, signe l’une des deux préfaces par lesquelles s’ouvre cette édition, sachant que celle d’origine du titre italien Gli imperdonabili date de 1987 et sa traduction française, dans la collection « L’Arpenteur », est de 1992.

Précisons toutefois que la préface de Gérard Macé est double, avec d’une part un premier texte intitulé « Un livre introuvable », et d’autre part un second extrait, « La Flûte et le Tapis », tiré du volume Colportage, paru dans la collection « Blanche » en 2018. Prêtons l’oreille à l’admirable auteur de Vies antérieures, suivi de Les trois coffrets , qui écrit ceci qui a sans doute scellé notre admiration de Cristina Campo en même temps que l’impossibilité d’écrire sur elle : « Au début des années quatre-vingt du siècle dernier, un Américain vivant à Rome m’a soufflé le nom de Cristina Campo, aussitôt devenu un mot de passe et un signe du destin. Je devais lire son unique livre publié, il m’en avait convaincu, mais ce livre mystérieux était introuvable. Même mes amis ignoraient le nom de l’auteur. On sait combien la recherche d’un livre dans une ville étrangère est excitante : c’est une forme de quête à notre portée, dont on espère qu’elle ménage d’heureuses surprises, des rencontres inattendues, un sens auquel on veut croire. »

L’amour est par essence tragique

Cette ouverture n’est-elle pas excitante en soi, en ce sens où elle attise notre curiosité et par là même notre désir de cet ouvrage et de la figure de son autrice ? Et Gérard Macé de conclure « Un livre introuvable » par ces lignes des plus belles : « J’ai su après coup que j’aurais pu connaître Cristina Campo, que j’ai même rencontré des gens qui l’avaient connue, sans que je le sache. Bref, elle est un personnage que j’ai frôlé, dans Rome et dans mes rêves, à la manière dont on rencontre l’auteur entre les pages de son livre. »

Ce propos est d’autant plus pertinent que les textes de Cristina Campo, écrits entre 1962 et 1972, peuvent être présentés de cette façon, comme par ces lignes qui servent de prologue à « La Flûte et le Tapis » : « Les écrits rassemblés dans ce livre datent de diverses périodes et certains d’entre eux sont assurément des œuvres de jeunesse. Pourtant, sous des prétextes différents et des couleurs variées, il me semble que ce livre répète d’un bout à l’autre une discrète tentative de dissidence à l’égard du jeu des forces, “une profession d’incrédulité en l’omnipotence du visible”. C’est pourquoi je n’ai rien supprimé, pas même les répétitions. Dans la chambre peinte des artistes d’autrefois, il était courant que des figures dissemblables, sur chacun des murs, fissent allusion avec la même grâce à un seul centre, à un seul hôte absent ou présent. »

La grâce de ces lignes n’a d’égale que les textes, y compris les poèmes que nous retrouvons dans Les impardonnables, où entre analyse critique, impressions personnelles, vers et fragments poétiques, ainsi que des citations saluant la littérature comme présence, être indélébile au monde, pratique humaine souveraine.

À ce titre, les « notes » regroupées en fin de volume témoignent de la richesse de cette œuvre de lectrice qui a lu plus qu’elle n’a écrit, précisément qui a distillé son écriture et son esprit sur cette tâche prométhéenne qui, de son italien maternel à l’anglais de William Shakespeare et d’Emily Dickinson et de William Carlos Williams, en passant par le français de Simone Weil et de Paul Valéry, Cristina Campo trace son propre chemin, se fraye une voix, à l’instar de cette flèche : « L’amour est par essence tragique, lui seul est l’archer qui libère instantanément la flèche de notre présent et la plante droit dans le futur : ainsi se trouve franchi d’une volée tout l’espace que nous devrons lentement parcourir, de même qu’est fixé un but, un terme inconnu auquel notre âme ne pourra en aucune façon se dérober. “J’ai posé le pied en ce point de la vie au-delà duquel on ne peut plus aller en gardant l’intention de revenir.” » (p. 178.)

Cette profondeur de la lecture, cette écriture si dense, cette présence si forte se trouvent illustrées dans Si tu étais là. Lettres à Maria Zambrano (1961-1975), traduit et annoté par Léa Bardet à partir de l’édition italienne de Maria Pertile, avec une préface par Élisabeth Bart, paru chez R&N Éditions en mars 2023, volume où Cristina Campo nous livre une « image idéale » (p. 21) de ce que la vie peut être en littérature, avec l’amitié et l’amour comme cerises sur le gâteau de celle-ci, comme en témoignent les derniers mots de la dernière lettre datée de la fête de la Saint-Jean, soit le 24 juin 1975 : « Je t’embrasse fort. Parle-moi de toi. Parle-moi de la grande table à laquelle tu travailles. De ce que tu disposes et prépares sur cette table ― qui me fait penser, je ne sais pas pourquoi, à la maison de Nazareth. » (p. 67)

couverture SI TU ETAIS LA de Cristina Campo

C’est ainsi que la voix de Cristina Campo nous semble familière et sa présence aussi familière que salutaire. Mais, avoir enfin réussi à écrire sur elle n’est pas une fin en soi. Sa présence n’en sera pas dissipée. Nous serons d’autant plus ensorcelé, passionné, curieux.

Aymen Hacen

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