De la langue du pouvoir au pouvoir de la langue – Youcef Bacha
De la langue du pouvoir au pouvoir de la langue
Youcef Bacha
Par nature, toute langue révèle/relève (de) la spontanéité des discours et non (de) la régularité des gardiens de la cour – baptisés les immortels de l’Académie. Nous parlons ce que nous sommes ou plutôt nous parlons donc nous sommes, pour pasticher approximativement les fameux propos cartésiens. La syntaxe, la sémantique et le lexique ne s’inventent pas, mais se découvrent et se pratiquent. La grammaire historique arabe nous enseigne que les célèbres grammairiens n’ont rien inventé comme « Norme grammaticale » : Abu l-Aswad al-Du’alī, vu comme le premier à avoir posé les fondements de la Arabiyya, a codifié le langage à partir de son usage raisonné, mais ne l’a pas inventé. Comme le montre cette citation : « Le premier parmi les gens d’al-Baṣra qui se chargea de rétablir l’exactitude du langage et de ses flexions désinentielles d’après ce qui provenait des ˁArab fut Abū l-Aswad al-Du’alī.»[1]
Cette codification linguistique, présentée sous forme dialogique entre ce savant et sa fille, se résume dans les règles de « déclinaison » : le cas sujet, le cas direct et le cas indirect.
L’épisode dialogique et pédagogique ci-après montre la formalisation grammaticale et la reformulation lexicale réalisées par ce savant :
-« Et l’on rapporte que sa fille lui dit : Ô mon père, quelle est la plus forte chaleur ? C’était par un jour d’intense chaleur. Il lui dit : c’est lorsque tu as le soleil au-dessus de toi et le sol embrasé au-dessous de toi. Elle dit : je voulais seulement dire que la chaleur était intense. Il dit : tu dois dire alors – comme la chaleur est intense ! Et al-ṣaqˁā’ c’est le soleil. »[2]
Il rectifie également la confusion lexicale, par exemple, entre les mots : (al-šaffār) et (al-šaqqār) dans un vers déclamé de Abū ˁAqīl.
Quant à al-Ǧāḥiẓ. Al-Aṣmaˁī, eut pour maîtres al-Aṣmaˁī, Abū ˁUbayda et Abū Zayd al-Anṣārī, amassa un capital lexicographique et poétique considérable, dont une partie fut appelée al-Aṣmaˁīyyāt.
Ces témoignes heuristiques élucident que la langue ne se décrète pas, mais elle se décrit telle qu’elle se pratique au quotidien par ses propres locuteurs.
Une norme n’est qu’une erreur laudative
Le mot qui semble représentatif de la « Norme » d’aujourd’hui n’était que l’erreur d’hier, et l’erreur d’aujourd’hui ne sera, sans conteste, que la « Norme » de demain. Les balbutiements, les déformations et les glissements sémantiques, voire asémantiques, seront le « Bon Usage », car un dictionnaire n’est pas un conservatoire de mots mais un observatoire de pratiques linguistiques[3], comme l’affirme Alain Rey. En ce sens, la pureté linguistique n’est qu’une représentation qui sclérose la langue et qui gèle les réflexions fluides des sujets parlants.
Nous reprenons les exemples illustratifs de certains mots français cités par Michel Feltin-Palas[4].
-« Un nombril » : vient du latin umbilicus qui ne porte pas « n » à l’initiale comme cordon ombilical. En faisant fréquemment la liaison entre l’article indéfini « un » et le substantif « ombril », on finit par normaliser inconsciemment l’usage du mot « nombril ».
-L’expression « il y a belle lurette » est une déformation morphologique de « il y a belle heurette » : heurette signifie une petite heure.
-Nous ne devrions pas dire « je ne mange pas », mais « je ne mange mie » : car « pas » est réservé à l’origine aux seuls verbes de déplacement.
-« Legs » : doit s’écrire « lais » issu du verbe « laisser », mais par glissement morphologique, on l’a associé au verbe « ligoter ».
« Cette fois était une autre fois, autre que celle qu’on vivait », dit Barbara Janicas
Les tics de langage se considèrent comme nouvelle forme de communication oralographique relevant de l’économie linguistique en usant des abréviations, des troncations, des acronymes ainsi que des émoticônes miroitant la créativité et l’imaginativité des locuteurs. Cette forme de communication s’émancipe du carcan de la syntaxe de la phrase et de la grammaticalité des mots où les locuteurs recourent plus à l’expressivité qu’à l’expression pour traduire leur enthousiasme et leur fantasme. Les fragments ci-après illustrent cette pratique langagière qui ne minimisent et ne dévalorisent en aucun cas la langue, mais ils l’enrichissent, l’ouvrent sur un nouveau mode d’expression, transgressant la normativité et affirmant une contre-légitimité linguistique[5].
Selfie, cc, t’es un bolos (bouffon), Mdr, De ouf ! chui en PLS (qui désigne le haut degré ; avant on disait « top » dans les années 60), BG (beau gosse)…
Le célèbre sociolinguiste L.-J. Calvet conclut ainsi : « Si vous voulez savoir comment on parle la langue demain, allez écouter les gosses. »[6]. Et nous paraphrasons cette réflexion, si nous voulons saisir réellement la pratique linguistique, allons constater son usage médiatique.
Youcef BACHA, jeune chercheur et docteur en Sciences du langage
[1]Marie-Andrée Gouttenoire, Le plus ancien traité critique sur les grammairiens d’Abº Îæmid al-Tirmiƒî (III e / IXe siècle), Institut français d’archéologie orientale – Le Caire, 2006, p. 06.
[2] Ibid.
[3] Alain Rey : « La faute d’orthographe d’aujourd’hui est la norme de demain »
[4] Un nombril ou un ombril ? Quand les fautes de français deviennent la norme… Sur le bout des langues, Express. Publié le 16-03-2021.
[5] Henri Boyer, Introduction à la sociolinguistique, Dunod, Paris, 2001, p.35.
[6]Renaud, Louis-Jean Calvet, Greenpeace et Robin des Bois – Archive vidéo INA
Tableau de couverture : La vague de Hokusai