Essai

François Jullien, Moïse ou la Chine

François Jullien « Par la dé-coïncidence »

Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen

François Jullien, Moïse ou la Chine

Une trilogie

Aujourd’hui même paraît, dans la collection « Folio/ Essais », Moïse ou la Chine. Quand ne se déploie pas l’idée de Dieu, du philosophe, helléniste et sinologue, professeur à l’université Paris-Diderot, François Jullien (né le 2 juin 1952).

Portant le sous-titre suivant, « essai d’inter-culturalité », dédié « à Esther Lin, médiatrice, par le travail infini de la traduction, entre les langues-pensées de la Chine et de l’Europe », « cet essai, comme le présente l’auteur, est le dernier de trois livres tentant d’interroger du dehors chinois les principaux termes de la philosophie européenne et dormant triangle. Après la question du logos, entre discours et raison, dans Si parler va sans dire (Seuil, 2006) et celle de l’eidos, de l’idée à l’idéal, dans L’Invention de l’idéal et le destin de l’Europe (Seuil, 2009), vient enfin la question du theos, dans Moïse ou la Chine. »

Antériorité de la Chine

Le propos de François Jullien est d’autant plus clair que, juste après ces lignes et avant le premier chapitre intitulé « Papiers sur table », nous lisons cette épigraphe de Pascal : « Lequel est le plus croyable des deux, Moïse ou la Chine ? » (Pensées, § 593), interrogation que le philosophe étudie quelques pages plus loin, en ces termes : « L’alternative est d’autant plus cruciale qu’elle touche au cœur de la croyance, à l’intime de la Vérité. Une Histoire de la Chine écrite en latin par le père Martini venait de mentionner en effet des chronologies chinoises, acceptées par l’auteur, qui y faisaient remonter la première dynastie à une époque qui serait de plus de six cents ans antérieure à la dispersion des langues, dans la Bible, et au repeuplement d’après le Déluge. Voilà soudain que, du bout du monde, une autre Histoire s’inscrivait en parallèle à la “nôtre” en “Occident”, et ne s’y intégrait pas ; et même n’y renvoyait pas. Jusqu’alors, en effet, l’histoire humaine, en Europe, débutait avec Adam et Ève, nos “premiers parents”, se scandait par les grands événements du récit biblique, se déployant entre l’Égypte et la Mésopotamie, puis rencontrait l’histoire profane, des Grecs aux Romains, tranchée par l’avènement du Christ, puis s’étendait jusqu’à “nous”. »

Il faut lire la suite pour mieux comprendre et partant apprécier la subtilité de l’analyse proposée par François Jullien, jusqu’au sens profond du titre de ce premier chapitre : « Des comparaisons générales, de loin, n’y signifient rien. Il faut engager une étude minutieuse, patiente, ardente, s’inquiétant de n’être jamais assez informée et ne cessant d’inventorier. Pascal y revient et conclut sur la seule règle de sa méthode : “Il faut donc voir cela en détail, il faut mettre papier sur table.” Papiers sur table : c’est dans le “détail”, et d’abord au creux des langues, dans l’indice détecté d’une difficulté, dans l’infime devenant révélateur, que l’écart est à approcher. C’est l’étude de près, “de terrain” (du terrain de la pensée), qui seule ici fait avancer. Sinon, on n’aura pas commencé d’ouvrir son intelligence à l’altérité possible ; et l’on ne fera toujours que projeter fatalement sur l’Autre, parce que trop facilement, ce qu’on n’a pas su questionner de sa pensée. »

Une méthode singulière

Ces lignes, au-delà de la méthode de Pascal, esquissent devant nous la méthode de François Jullien lui-même. Si le « rapprochement » est nécessaire, avec l’examen de ce qui est « commun » et « partagé » entre les cultures et les civilisations, c’est désormais « l’écart » qui mérite d’être pris en considération. À ce titre, Moïse ou la Chine. Quand ne se déploie pas l’idée de Dieu, propose des éléments de cette méthode qui peut porter plusieurs noms, à commencer par celui de « dé-coïncidence » : « La seule définition viable de l’humain serait, alors, que, par écart d’avec tout ce qui fait monde, et donc participe à la commune mesure de ce monde, il revient à ce qui devient l’homme ― par la dé-coïncidence  qu’il ouvre d’avec le monde dans le monde, en s’ex-aptantde lui comme il ne cesse de s’adapter à lui, et ce par la promotion du langage, du langage, de la pensée, de la subjectivité… ― d’introduire un incommensurable dans la commensurabilité de ce monde. »

Il y a de quoi être en effet sensible à cette notion, car le religieux semble de nos jours être infiniment « incommensurable » et par là même dangereux pour l’homme. Ce qu’il se passe dans le monde peut certes être masqué par les enjeux politico-économico-géostratégiques, mais le religieux est présent incommensurablement : « Cet Incommensurable ne serait pas plus à personnifier qu’à ontologiser. La Métaphysique comme la Révélation lui ont servi si longtemps de support. Mais celui-ci se justifie-t-il encore, dès lors que l’Incommensurable fissurant, débordant et promouvant l’expérience dans l’expérience, commencerait de se penser en lui-même ? Pour penser plus rigoureusement ce qui cherchait à se signifier en “Dieu”, faut-il encore le nommer “Dieu” ? Cela n’y fait-il ombrage ? Ne versons plus dans la Mort de Dieu et son grand pathos. Mais n’est-ce pas de cette ultime commodité de “Dieu” que la pensée désormais, pour s’ouvrir à l’Incommensurable, n’a plus d’usage ? »

Voilà de quoi redistribuer les cartes, du moins certaines d’entre elles, à la lumière non pas de Nietzsche, mais de la Chine : « La question devient de ce fait tout autant politique que théorique, porte désormais, au vu de l’importance croissante de la Chine, sur le présent du monde dans sa globalité et interroge notre avenir. » (p. 291)

Toute la page est à citer tant elle interroge et ouvre des horizons. Le travail de pensée de François Jullien est aussi roboratif que nécessaire. À lire, à méditer et à suivre « par la dé-coïncidence », mais aussi pour elle, en vue d’une méthode à la fois fiable et viable.

Aymen Hacen

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