Jean-Claude Pinson
« Vies de philosophes » – Les douze apôtres de Jean-Claude Pinson
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Le livre des douze
Douze, oui, comme les apôtres, mais ceux-là sont philosophes. Jean-Claude Pinson nous offre un copieux volume de « récits », lesquels sont paradoxalement en vers libres, non seulement pour poétiser ces vies placées sous le signe de la pensée, mais encore pour nous permettre de mieux les lire, de mieux les respirer et par là même de mieux les vivre nous-mêmes. (Jean-Claude Pinson invité de Souffle inédit)
De ce point de vue, le souffle et le rythme changent. Aussi changeons-nous nous-mêmes à la rencontre de ces douze êtres ― rares, précieux, authentiques. Or, les douze en question sont : Salomon Maïmon (1753-1800), G.W.F. Hegel (1770-1831), Giacomo Leopardi (1798-1837), Karl Marx (1818-1883), Gustave Chpet (1879-1937), Georg Lukács (1885-1971), Bernardo Soares (1888 ?-1934 ?), Martin Heidegger (1889-1976), Walter Benjamin (1892-1940), Alexandre Kojève (1902-1968), Hannah Arendt (1906-1975) et Tran Duc Thao (1917-1993).
Comme nous pouvons le constater, certains sont très célèbres, mais pas quelques-uns, que nous découvrons en la bonne compagnie de Jean-Claude Pinson dont le travail d’écriture allie savoir voire érudition, amour voire passion du partage, et bien sûr ce style propre à lui, où poésie et philosophie, poème et noème se donnent la main.
Cela apparaît dès les épigraphes choisies où se côtoient Diogène Laërce à travers Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, Montaigne et ses lumineux Essais, Roland Barthes, avec une citation extraite de Sade, Fourier, Loyola, Marcel Schwob, en ses Vies imaginaires, et notre contemporain, Jean-Claude Milner, à travers Mallarmé au tombeau.
Hegel, encore et toujours
Si tous ces « récits » de vie sont intéressants parce qu’éclairants, nous nous sommes naturellement et personnellement rué sur celui consacré à Hegel, non seulement parce que Jean-Claude Pinson est un hégélien chevronné, puisqu’il est, entre autres, l’auteur, aux Presses Universitaires de France, en 1989, de Hegel, le droit et le libéralisme, mais encore parce que nous pressentions un ton autre, altier, presque transcendant dans ce portrait en particulier.
Lisons-en le commencement pour nous en rendre compte :
il mourut comme un homme ordinaire,
du choléra, mais son enterrement lui
ne le fut pas (et encore moins sa postérité)
pour la raison qu’il avait su épiloguer
suprêmement, se faisant le grand Ré-
capitulateur, le régisseur en chef, le Roi
synthétiseur de tout ce qui fut
avant lui pensé, conceptuellement élaboré
il fut, de la longue marche du Concept,
le rigoureux secrétaire et l’inspiré rhapsode ;
de la dialectique, le grand prêtre,
célébrant des contraires le mariage (non
sans en vivre les plus domestiques dommages)
et de la conscience, l’odyssée,
l’itinerarium mentis in Deum
Procession aussi bien de l’Histoire,
autre nom selon lui d’un Esprit absolu
autrefois transcendant et désormais sur terre
très chrétiennement descendu, n’hésitant pas,
hache en main, à se frayer passage au milieu
des cadavres
Lui G.W. F. néanmoins ne fut pas soldat,
n’apprit pas à marcher au pas,
à la différence de son frère Ludwig
officier dans l’armée napoléonienne
mort en 1812 lors de la campagne de Russie
Lui fut homme non d’action mais de cabinet,
statique en sa bibliothèque, seule
villégiature qui vaille pour le songeur
Souabe qu’il était. Plume à la main
lisant Platon, mais pas question
d’aller au coin des rues ratiociner
façon Socrate. Et si malgré tout
sa philosophie peut être dite ambulatoire,
c’est parce que les concepts ont
sur la page l’agitation sans fin
de l’océan sur la plage.
Le ton est ainsi donné et il est continu, s’étendant sur une bonne quarantaine de pages, au cours desquelles nous voyageons dans l’espace, le temps, par les mots, en pensée, par tous les moyens possibles et imaginables pour que justement « la vie de l’esprit ne [soit] pas la vie qui s’effarouche devant la mort » (p. 63).
Découvertes
Vies de philosophes est un livre où nous faisons des découvertes. D’aucuns pourraient reprocher à Jean-Claude Pinson un certain nombre de choix, mais ceux-là feraient mieux d’écrire leurs propres récits. De notre côté, nous avons découvert avec le plus grand plaisir les noms de Salomon Maïmon, Tran Duc Thao, Gustave Chpet et Bernardo Soares. Nous ne respectons pas sciemment l’ordre de leur présence dans le livre, qui est chronologique, pour mieux apprécier le goût de ces multiples découvertes.
Il en va ainsi du nom de Salomon Maïmon, auteur de l’important Histoire de ma vie :
s’il aima toujours dessiner et avait pour la peinture
un goût très vif, les belles-lettres jamais
ne furent vraiment son affaire (les poètes
comme il le dit sans ambages à Mendelssohn,
ne sont-ils pas des menteurs ?)
Ce n’est qu’assez tard qu’il se mit malgré tout
à lire Homère et Ossian (en traduction allemande,
précise-t-il), les idylles également de Gessner,
lui aussi Salomon de son prénom, prenant
goût ainsi à l’art du récit et ses enluminures
D’où sans doute que les vingt-huit
chapitres de son Histoire de ma vie
sont comme autant de tableautins, chacun
dûment pourvu de quelques anecdotes électriques,
hautes en couleur, car il est un conteur
hors pair qui n’hésite pas à picaresquement
épicer les péripéties de son odyssée
sans doute aussi ayant très tôt
subi l’influence de ces dévots
de la secte des hassidim aimant à raconter
toutes sortes de contes et
légendes à propos de leurs saints
Mais, lire ceci puis, par exemple, découvrir cela à propos du philosophe vietnamien Tran Duc Thao :
il naquit au Vietnam, dans le dème
de Chân-Khê, non loin de Hanoï
l’année même, ô très rusé hasard,
de la Révolution d’Octobre, en 17
Bien que père employé simple des Postes,
au temps de l’Indochine coloniale
il reçut à Hanoï loin de la métropole
une éducation d’excellence
au Lycée s’illustrant si bien
qu’une bourse lui fut octroyée
envoyant l’indigène à Paris
où brillants, très brillants débuts
(rue d’Ulm, puis de philo, haut la main,
l’agrégation, sous la houlette
de Cavaillès diplôme mieux que remarquable
qui fait de lui un interlocuteur
avec qui bientôt d’égal à égal
dialogueront Merleau-Ponty
Sartre et tutti quanti)
C’est exprimer pleinement et définitivement son goût pour l’ouverture et la curiosité, qui est l’apanage des esprits ouverts, curieux et, disons-le, forts, à l’instar de Jean-Claude Pinson dont l’œuvre-vie, entre poésie et pensée, entre écriture poétique et philosophique, mérite d’être racontée dans un récit semblable ― beau, sobre et jubilatoire à la fois.
Jean-Claude Pinson, Vies de philosophes, Éditions Champ Vallon, novembre 2024, 368 pages, 25 euros.