Fairouz – Chant-lumière du matin du monde

Musique
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@ PF de Fairouz

Il y a des voix qui nous traversent comme une lumière, d’autres qui nous guident comme une étoile. Et puis, il y a Fairouz.

Fairouz, « la voisine de la lune »  

La voix qui éclaire les matins d’un monde en quête d’espoir

Par Monia Boulila

Fairouz : une voix qui ne se contente pas de chanter, mais qui éclaire. Une voix qui ne dit pas, mais révèle. Avec elle, des générations entières ont appris la poésie, la dignité, et ce silence vibrant qui, dans l’espace sacré de ses chansons, suspend le temps.

Fairouz – Chant-lumière du matin du monde
Fairouz à Paris @ PF de Fairouz

Écouter Fairouz, c’est entrer dans un espace secret du cœur. C’est vivre un instant suspendu, hors du tumulte, hors du temps – une vie dans la vie, ou peut-être une vie au-delà de la vie. Sa voix, fine comme l’aube, grave comme une prière, soulève le voile du monde et y fait passer la lumière. Elle fait entendre le Liban avant qu’il ne tombe, la tendresse avant la guerre, le chant avant le cri, la vie pour l’éternité.

Par ses chansons, elle a tissé un lien invisible entre les foyers arabes dispersés, entre les exilés et leur terre, entre l’enfant et le mystère du verbe. On y apprend le rythme comme une respiration, la langue comme un secret partagé. Chaque note, chaque mot est porteur de grâce. Une grâce qui ne s’explique pas, mais se reçoit.

Fairouz ne chante pas pour plaire. Elle chante pour que le monde tienne debout. Et c’est pourquoi, depuis plus de soixante-dix ans, elle ne nous quitte pas.

Fairouz
@ Beiteddine / Wikimédia

Nouhad Haddad

Avant d’être Fairouz, elle fut Nouhad. Une enfant discrète, née le 21 novembre 1934, dans un quartier populaire de Beyrouth, au sein d’une famille chrétienne maronite d’origine modeste.

Nouhad grandit entre les clochers et les collines, dans un Beyrouth encore paisible. On a commencé à remarquer la voix de Nouhad à l’église, dans les veillées de quartier, dans les rituels ordinaires où la musique devient offrande.

C’est à l’adolescence que sa trajectoire bascule. En 1950, elle intègre le chœur de la radio nationale du Liban, où elle est repérée par Halim el-Roumi, directeur musical et homme de goût, qui perçoit immédiatement en elle une étoffe rare. Il lui donne un nom de scène : Fairouz, la turquoise. Comme pour dire que c’est une voix sacrée, suspendue entre ciel et terre.

Fairouz – Chant-lumière du matin du monde

Mais la révélation artistique, elle, viendra de sa rencontre avec deux frères : Assi et Mansour Rahbani, poètes, compositeurs, architectes d’un nouveau théâtre musical arabe. Entre Assi et Fairouz, c’est plus qu’une alchimie musicale, c’est une alliance intime, une complicité créatrice. Elle épouse Assi, mais c’est surtout un destin commun qui se noue : celui de forger une œuvre à la croisée des traditions et de la modernité, enracinée dans les récits populaires, mais tendue vers le sublime.

Les années cinquante voient naître une voix nouvelle, une forme nouvelle. On chante l’amour, la terre, les villages oubliés, la lumière du matin. Avec les Rahbani, Fairouz incarne la renaissance d’un Liban poétique, presque mythologique.

Les frères Rahbani : architectes d’un monde lyrique

Nés à Antelias, au nord de Beyrouth, Assi et Mansour Rahbani s’imposent comme les bâtisseurs d’un univers musical singulier, nourri de folklore libanais, de chants byzantins et de poésie populaire. Leur rencontre avec Fairouz à la radio du Proche-Orient, au début des années 1950, marque le début d’une collaboration artistique majeure. Très vite, leur entente musicale devient fusionnelle, portée par une ambition commune. En 1955, Fairouz épouse Assi. De cette union naîtront quatre enfants et une œuvre monumentale.

Durant plus de vingt ans, les frères Rahbani écrivent pour Fairouz un répertoire riche, tissé d’utopies, de douleur contenue et de critique sociale. Ils explorent la forme du théâtre musical, dans lequel Fairouz incarne des figures multiples : jeune villageoise, amoureuse fidèle, voix d’un peuple meurtri. Ces pièces – Jibal al-Sawan, Petra, Sah en-Nom, entre autres – conjuguent musique, récit et poésie. Afin de porter cette réussite au-delà de la scène et des ondes, ils fondent la Fondation Rahbani-Fairouzienne pour produire des films, prolongeant ainsi leur art à l’écran.

Fairouz – Chant-lumière du matin du monde
@ PF Fairouz

En 1978, après des années de tensions personnelles et artistiques, Fairouz et Assi se séparent. Si cette rupture marque la fin d’un cycle, elle ne remet pas en cause la puissance du legs Rahbani. Assi, gravement malade, s’éteint en 1986.

Musicalement, les Rahbani ont su mêler les instruments orientaux – le oud, le qanoun – à l’orchestration occidentale, les harmonies savantes aux mélodies populaires. Le résultat est un pont entre l’ancien et le moderne, entre la liturgie et la scène. Certaines chansons s’élèvent comme des psaumes – Sanarjiou Yawman (« Nous reviendrons un jour ») – d’autres évoquent la poésie du quotidien : la boulangerie, la pluie du matin, un café à Antelias, une rencontre fugace.

Hommage à Sayed Darwich

Dans son immense répertoire, Fairouz a également rendu hommage à l’un des piliers de la musique égyptienne : Sayed Darwish, dont l’œuvre incarne la modernité musicale du début du XXe siècle. Elle reprit des titres comme Zourouni Kol Sana Marra (« Rendez-moi visite une fois par an »), ou EL Helwa di (cette belle) et bien d’autres mélodies profondément ancrées dans la mémoire populaire égyptienne.

Collaboration avec Mohamed Abdelwahab

Parmi les rares collaborations de Fairouz en dehors des frères Rahbani, celle avec Mohamed Abdelwahab se distingue par sa finesse et son importance. Elle débute avec Ya Jarat al-Wadi, poème d’Ahmed Shawqi popularisé par Abdelwahab dans les années 1930, réorchestré par les Rahbani pour la voix de Fairouz avec l’ajout d’un vers sur Zahlé. Le succès encourage d’autres projets : Khayef Aqoul illi fi Qalbi, puis Sahar Baad Sahar, une chanson originale en dialecte libanais, composée par Abdelwahab dans un style proche des Rahbani. Suivent Sakan al-Layl, sur un poème de Gibran, et Morr Bi, texte de Saïd Akl dédié à Damas, où Fairouz adopte subtilement certaines inflexions caractéristiques du maître égyptien.

Fairouz – Chant-lumière du matin du monde

Une nouvelle époque avec Ziad Rahbani

Après sa séparation artistique avec les frères Rahbani, Fairouz entame une nouvelle phase de sa carrière. En 1980, elle publie Dahab Ayloul, son premier album sans leur collaboration, ouvrant ainsi la voie à d’autres expérimentations musicales. Elle travaille notamment avec Philemon Wehbe et Zaki Nassif, mais c’est avec son fils Ziad Rahbani que s’opère la transformation la plus marquante.

Dès Sa’alouni ennass ‘annak ya habibi, composée alors que Ziad n’a que dix-sept ans, leur complicité artistique s’impose. Il introduit une écriture plus urbaine, intime, parfois teintée de jazz ou de mélancolie. Ensemble, ils créent des chansons devenues incontournables : ‘Ala Hadir el-Bosta, Kifak Enta, ‘Andi Si’a Fik, ‘Awdek Rannan, Addesh Kan Fi Nass ou encore Eh Fi Amal.

Ce nouveau répertoire, plus épuré, ancre Fairouz dans une modernité discrète. Ce dialogue mère-fils révèle une Fairouz ancrée dans son temps, fidèle à elle-même tout en se renouvelant avec profondeur.

Fairouz – Chant-lumière du matin du monde
@ PF Fairouz

Paris, Athènes, New York : la voix sans frontières

Dans les années 1970 et 1980, Fairouz se produit à l’Olympia, au Royal Festival Hall, au Carnegie Hall… Le public applaudit en silence, souvent ému, (pour certains sans comprendre les mots). C’est la musique, le timbre, l’aura qui opèrent. Sa voix devient alors un langage universel, reconnu bien au-delà du monde arabe.

Le Liban, miroir et blessure

Fairouz n’a jamais quitté le Liban. Pendant la guerre civile, elle adopte une posture de retrait, refusant de prendre parti pour préserver l’unité. Ses chansons portent l’exil et l’attachement, faisant d’elle la mémoire sensible d’un pays meurtri.
Dans les années 2000, lorsqu’elle remonte sur scène à Beyrouth, c’est un symbole : celui d’un retour sans fanfare, d’une fidélité muette. Même lorsque tout vacille, Fairouz reste, comme une promesse.

Une voix pour la Palestine

Fairouz a toujours exprimé une solidarité poétique et constante avec la cause palestinienne. Dès 1967, elle chante Zahrat al-Mada’in (« La fleur des cités »), un hommage vibrant à Jérusalem — « Pour toi, ville de la prière, je prie… ». Sans slogan ni discours, elle offre à la Palestine un chant de mémoire et de dignité, encore repris aujourd’hui dans tout le monde arabe, notamment lors des périodes de guerre et de soulèvement, où sa voix résonne comme un écho de résistance et d’espoir.

Distinctions et reconnaissances internationales

Fairouz a reçu de nombreuses distinctions dans le monde arabe, notamment en Jordanie, en Syrie et en Tunisie, où l’ensemble de sa carrière a été salué. À l’international, son œuvre a également été reconnue. En 1975, elle reçoit en Italie la médaille d’or du pape Paul VI, en hommage à la portée spirituelle de son chant. En 1998, la France l’honore en la décorant de la Légion d’honneur, remise par le président Jacques Chirac. En 2005, l’Université américaine de Beyrouth lui décerne un doctorat honoris causa pour son apport exceptionnel à la culture libanaise et universelle. Enfin, en 2020, le président Emmanuel Macron lui rend visite à Rabieh et lui remet la médaille de l’Ordre national du Mérite.

Fairouz
Fairouz par Hanna Asfours / Wikimédia

Une mère discrète

Fairouz a eu quatre enfants avec Assi Rahbani : Ziad, Hali, Layal et Rima. Si Ziad est devenu une figure artistique majeure, mêlant théâtre, musique et engagement social, les autres ont choisi des chemins plus discrets. Hali est handicapé, et Fairouz veille avec dévouement à son bien-être, lui offrant tout son soutien au quotidien. Layal, tragiquement disparue en 1988, demeure une blessure silencieuse dans la vie de la chanteuse. Rima Rahbani, quant à elle, veille aujourd’hui sur l’image et le legs artistique de sa mère, prolongeant l’héritage familial avec rigueur et ferveur.

Une légende vivante

À 90 ans passés, Fairouz n’apparaît presque plus en public. Elle est là, présente dans l’absence, plus actuelle que jamais. Une voix qui relie hier et demain.

Écrire sur Fairouz, c’est s’approcher d’un mystère sans jamais le percer. C’est tenter de nommer ce qui, en elle, relève du souffle, du sacré, de l’évidence.
Sa voix n’a pas seulement traversé le temps – elle a traversé les vies. Elle a accompagné les départs, les réveils, les attentes, les exils. Elle a enseigné, apaisé, éveillé.

Aujourd’hui encore, dans le tumulte du monde, il suffit d’écouter un morceau pour que tout se suspende.

Fairouz est là.

Et c’est déjà beaucoup.

Fairouz – chant-lumière du matin du monde
@ PF Fairouz
En marge de l’article
« Fayrouz, Moi je chante l’humanité » de Marjorie Bertin
À l’occasion du 90e anniversaire de Fairouz, Marjorie Bertin, journaliste à Radio France international et au courrier de l’Atlas, signe Fayrouz, Moi je chante l’humanité, un hommage littéraire publié aux éditions Orients. L’ouvrage explore avec sensibilité le parcours de la diva libanaise et son rayonnement universel, incarnant dignité, paix et beauté dans un monde en quête d’humanité.
Ils ont dit de Fairouz
Halîm al-Rûmî : « La voix de Fairouz est illimitée, dotée d’une capacité exceptionnelle et étrange à interpréter des styles musicaux très variés ».
Mohamed Abdelwahab : « Fairouz est un miracle libanais. Le chant n’a jamais connu une voix plus douce ni plus belle que la sienne. Sa voix ressemble à des fils de soie, à des rayons d’argent. Et jamais un poète lyrique n’a pu faire ce que les frères Rahbani ont accompli : transmettre les paroles avec une telle rapidité, des paroles rapides, une musique vive et plaisante — et Fairouz incarne tout cela… En une seule phrase, elle a su incarner ce miracle musical ».
Mahmoud Darwich : « Fairouz est un phénomène naturel. Après Maria Callas, je n’ai jamais connu une voix semblable à la sienne. Sa voix dépasse notre mémoire. Fairouz n’est pas seulement l’ambassadrice du Liban vers les étoiles, elle est aussi le symbole des peuples qui refusent de mourir — et qui ne mourront pas ».
Bibliographie
Wikipédia
History of Palestine in song
An artist uniting a nation Lebanons
La voix de l’espoir au Liban
« La voisine de la lune » fête ses 90 ans
Monia Boulila déléguée de la Société des Poètes Français
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Lire aussi
Musique 
Cinéma
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Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.
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