Photographie

Robert Capa vu et raconté par Alexis Jenni

Robert Capa vu et raconté par Alexis Jenni – La résistance de l’Homme démocratique

Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen

Robert Capa vu et raconté par Alexis Jenni
Alexis Jenni

 Un regard certain

Dès le premier contact avec Robert Capa. Libérations, de Alexis Jenni, paru le 5 avril 2024 aux éditions du Seuil, il s’est passé quelque chose d’inouï : le sentiment d’être en présence d’un vrai beau-livre, non seulement à cause des photographies qui y sont reproduites, mais encore pour la qualité de la plume de Alexis Jenni, lauréat du prix Goncourt en 2011, ainsi que pour l’excellente postface de Clara Bouveresse alliant passion et érudition.

Robert Capa vu et raconté par Alexis Jenni

Ainsi, après un « Prologue » intitulé « L’art de raconter », nous voyageons en compagnie d’Alexis Jenni qui nous fait revivre pas à pas Robert Capa. Il s’agit d’un regard certain sur une œuvre-vie des plus passionnantes parce que passionnée. Si, pour l’auteur de L’Art français de la guerre, la Seconde Guerre mondiale peut être assimilée à une Iliade, alors « Robert Capa est un de ses aèdes, dans une version moderne de cette très vieille fonction. Par ses photos il montre ce qui eut lieu, ce que l’on sait mais dont il faut encore une fois s’imprégner. Il ne s’agit pas seulement d’une vérité historique mais d’une vérité mythique, une Iliade que nous tous devons entendre réciter encore une fois. »

Robert à El Guettar

Après quoi, nous découvrons « Profession photoreporter » qui couvre la période 1941-1943 en Grande-Bretagne et en Afrique du Nord. Ici, nous passons du vert et néanmoins flegmatique cadre londonien, avec des vaches anglaises qui broutent autour des bombardiers américains, au désert tunisien : « Au printemps de 1943, il débarqua en Afrique du Nord. Les batailles avaient lieu en Tunisie. “Demande à n’importe qui où est la guerre, tu ne peux pas la rater”, lui dit un journaliste du Times qui l’avait embarqué dans sa jeep. Les avions allemands mitraillaient la route, il fallait régulièrement arrêter le véhicule et sauter dans le fossé, c’était plein d’émotion mais il ne prit pas une photo. Plus tard, sur la piste qui filait à travers le désert, il ne vit rien de marquant, pas âme qui vive, seulement des véhicules détruits et des armes abandonnées. La vie de correspondant de guerre manquait de romanesque, nota-t-il, mais c’était la guerre au désert qui est une guerre de matériel et de grandes manœuvres, une guerre abstraite qui fut assez propre comparée à celle qui dévasta les autres théâtres d’opérations en Europe, elle se fit entre militaires. La bataille d’El Guettar à laquelle il assista enfin dura trois semaines, et il la raconta avec une admirable économie de moyens : “Après nous avoir bombardés, ils firent avancer cinquante chars et deux régiments d’infanterie jusqu’au pied de notre djebel. Et ils se replièrent, laissant derrière eux vingt-quatre tanks détruits et beaucoup de cadavres boches. J’avais des photos de poussière, des photos de fumée et de généraux, mais aucune qui montrait la tension et l’action de la bataille que j’avais suivie à l’œil nu.” Après Fabrice à Waterloo qui ne voit rien et ne comprend rien d’une bataille historique comme le raconte Stendhal avec ironie, voici Robert à El Guettar, avec ses appareils photo, gros progrès sans doute, mais qui ne pouvait rien enregistrer de ce que son œil avait pourtant vu. »

La qualité de cette écriture n’a d’égale que son aptitude à nous faire voyager dans l’espace et dans le temps. En intégrant la voix de Robert Capa dans son texte, où le récit se marie harmonieusement avec l’analyse relevant du genre de l’essai, nous revivons l’épopée à la fois collective et personnelle de celui qui a fait « profession photoreporter ». Si L’Iliade peut qualifier la Seconde Guerre mondiale, c’est une Odyssée personnelle qui est vécue par Robert à El Guettar et là où il a tourné son regard.

Mais la guerre était partout

« Un monde plus ancien », qui se passe en Sicile et en Italie (Monte Cassino) en 1943, raconte le passage de l’Afrique à l’Europe via la Tunisie et la Sicile. On y retrouve certes des églises, des paysages nuageux et enneigés, mais les limites entre les djebels de Tunisie et les monts d’Italie sont quasiment invisibles tant les combats et la mort sont les mêmes parmi les soldats et les civiles : « Cet hiver ― lisons-nous à la fin de ce chapitre mélancolique ―fut glacial, triste et dangereux. La guerre était hors champ comme au théâtre, jamais sur scène, toujours racontée par un messager qui dit l’avoir vécue, en parle d’abondance mais ce ne sont que des mots. Il ne voyait rien des combats, mais la guerre était partout. Toute personne qu’il pouvait voir, quoi qu’il fasse, était un personnage de la guerre. La guerre était devenue universelle, de plus en plus, et elle le resterait jusqu’à la fin. C’est ça qu’il photographiait, un impalpable omniprésent, incarné par ses acteurs immobiles, au repos, blessés, morts. »

Voici venus les moments forts, inouïs de « Débarquer. Juin-juillet 1944 »et « Libérer. Août 1944. France ». Ici, pour ainsi dire, les photos nous dévorent les yeux. Entre les images floues du débarquement sur les fameuses plages de normandes portant le nom de code « Omaha Beach », et les fresques épiques des corps de soldats sur les plages, nous ne pouvons être saisi d’une vive émotion : « Il photographia, écrit Alexis Jenni, des blessés soignés, des prisonniers allemands, des soldats américains et parfois britanniques, des civils, de plus en plus de civils, qui évacuaient, qui acclamaient, qui offraient à boire aux libérateurs. » (p. 103)

Comme l’a écrit Maurice Blanchot en 1994, dans L’Instant de ma mort, comme pour donner autrement à voir le quarantième anniversaire du débarquement : « C’était cela, la guerre : la vie pour les uns, pour les autres, la cruauté de l’assassinat. »

Puis vient la bataille pour la libération de Paris, la liesse de Paris célébrant sa libération et la visite chez Pablo Picasso rue des Grands-Augustinsle 2 septembre 1944, atelier, apprenons-nous, « qu’il n’a pas quitté durant l’occupation allemande. »

Enfin, viennent les moments forts, douloureux même du chapitre intitulé « Un crépuscule assez peu wagnérien. 1945 », qui retrace les combats outre-Rhin et la prise de Berlin.

Si elle n’est pas wagnérienne, la fin se veut spielbergienne avec des photographies la célébration de Roch Hachana dans la synagogue de Berlin le 7 septembre 1945 : Ce serait comme une image de La Guerre des mondes après que les Martiens se sont désagrégés, quand les derniers humains sortent des ruines et recommencent à chanter. Spielberg a filmé ça aussi, car par le biais de la fiction c’est son sujet caché : survivre à l’extrême et absurde violence de la Shoah. Des militaires américains de confession juive sont là avec eux, ils ont passé un châle de prière par-dessus leur uniforme, et ils lisent ensemble, prient avec tous, ils sont venus jusque-là, plusieurs années de guerre, pour que ceci ait lieu. »

Ulysse aux mille ruses

Comme nous l’avons déjà suggéré, après L’Iliade représentant la Seconde Guerre mondiale, c’est l’autre hymne homérique qui est invoqué. Et Alexis Jenni de se demander non sans malice : « Qui c’est, finalement, ce Robert Capa ? C’est Personne, au sens d’Ulysse aux mille ruses, tout à la fois fuyant et plein d’audace. C’est celui qui s’est inventé lui-même, et qui s’y est tenu toute sa vie. C’est aussi celui qui a inventé une façon tout à la fois stricte et romanesque de voir la réalité, et de la raconter. »

Ce qui nous interpelle également, c’est que l’auteur de Nous et autres chroniques (Gallimard, 2023) ne se contente pas de célébrer la « légende dorée de reporter héroïque qui s’approchait au plus près de la guerre pour en rapporter des images. » Non, pour lui, « il était aussi l’homme vif et séduisant qui racontait au bar des histoires à mourir de rire, mourir parce que la mort était toujours toute proche dans sa vie, et le rire aussi. »

Cette complexité, elle aussi exprimée en des termes peu ordinaires, à travers la figure des Hobbits dans Le Seigneur des anneaux de Tolkien, peut se résumer en ce que l’auteur de L’Art français de la guerre appelle « la résistance de l’Homme démocratique ». ― Formule ou expression aussi judicieuse que lumineuse. À creuser, en reprenant la lecture de ce vrai beau-livre qu’est Robert Capa. Libérations, d’Alexis Jenni.

Alexis Jenni, Robert Capa. Libérations, postface de Clara Bouveresse, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Beaux-livres », parution le 5 avril 2024, 192 pages, prix : 39,90 euros, ISBN : 9782021554847

Photo de couverture : crédit @ WIKIMEDIA 

Aymen Hacen 

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