Interview avec la poète franco-tunisienne Arwa Ben Dhia
Par Ridha Bourkhis
Arwa Ben Dhia est une jeune poète franco-tunisienne prometteuse.
Elle a déjà à son actif quatre recueils de poèmes publiés en France. Son tout dernier recueil Les quatre et une saisons est coédité en France et en Tunisie.
Afin de mieux faire connaître son parcours et sa poésie aux lecteurs, nous l’avons fait parler dans un long entretien que voici :
R.B : Depuis 2014, vous publiez en France des recueils de poèmes dont Silence Orange, Éditions Mindset, 2023, Voyage de senteurs, Éditions Tsémah, 2015, L’amour aux temps du web, Éditions Tsémah, 2014. On sait que vous êtes scientifique de par votre formation universitaire et ingénieure-docteure de votre état. Comment êtes-vous venue à la poésie et qu’est-ce qui se trouve derrière cette passion poétique qui semble vous habiter ?
Arwa Ben Dhia : Ce n’est pas parce qu’on est de formation scientifique qu’on ne peut pas être poète. Pour moi, la dichotomie entre sciences et lettres n’a pas à être.
Je suis une femme qui aime le savoir et l’écriture. Il y a moult exemples de personnes alliant science et littérature comme Omar Al Khayyâm et Margaret Cavendish. J’aimais lire depuis mon enfance et j’avais déjà commencé à écrire des poèmes d’enfant, alors que j’avais à peine dix ans. Je crois être mue par une grande sensibilité. C’est ce qui se trouve derrière ma passion poétique.
R.B : Votre nouveau recueil intitulé Les quatre et une saisons a été coédité en octobre 2024 par les Éditions du Cygne en France et les Éditions Arabesques en Tunisie. C’est votre premier ouvrage édité en Tunisie. Pourquoi avez-vous fait le choix de cette coédition ?
Arwa Ben Dhia : Je voulais avoir un lectorat en Tunisie sans barrière pécuniaire et satisfaire mes amis et proches dans mon pays natal qui se plaignaient de ne pas pouvoir se procurer aisément mes recueils.
R.B : Dans l’avant-propos de votre nouveau recueil, le lien entre le contenu de votre livre et la grande symphonie du célèbre compositeur baroque italien du 17ème-18ème siècle Antonio Lucio Vivaldi « Les quatre saisons » est clairement expliqué. Pourriez-vous à votre tour l’expliquer ici au lecteur qui n’ont pas encore eu l’occasion de lire ce recueil ?
Arwa Ben Dhia : Cette œuvre musicale de Vivaldi m’a donné l’idée de classer mes poèmes en différents chapitres correspondant aux saisons (d’ailleurs, les mots « saison » et « chapitre » sont homonymes en arabe). Cependant, mes saisons ne sont pas que des saisons temporelles de la nature, mais ce sont des métaphores de la vie, en particulier de la vie humaine, commençant par la saison du printemps que j’appelle et associe au concept de « la Naissance » et rebouclant sur celle-ci.
R.B : En lisant vos poèmes et vos « saisons » qui sont toutes des métaphores de la vie que vous essayez de représenter par vos chants poétiques, on a le sentiment que la poète que vous êtes s’inscrit naturellement dans une espèce de « Cycle » qui tourne sur lui-même en reprenant les mêmes éléments tournants. Qu’est-ce qui matérialise exactement cette idée principale de « Cycle » dans la composition technique de vos poèmes ?
Arwa Ben Dhia : Je pense que ce qui matérialise l’idée principale de « cycle » dans la composition technique de mes poèmes est d’abord la rime et les figures de style répétitives comme l’anaphore, l’épiphore, l’épizeuxe, etc. Ainsi, la poésie peut être assimilée à un chant où l’organisation sonore et rythmique est fondée sur une structure cyclique, comme la vie, les saisons. Par ailleurs, on peut voir aussi l’idée de « cycle » dans ma reprise de thèmes déjà abordés dans d’autres poèmes, ainsi que dans ma reprise de pensées ou d’expressions d’autres écrivains.
R.B : Dans le titre de votre recueil comme dans son contenu, il y a une saison en plus, une 5ème saison qui n’existe pas dans le calendrier annuel occidental et arabo-africain, mais qui semble exister dans la vision du monde de la Chine qui la situe, comme une période transitoire ou une intersaison entre l’été et l’automne. Quelle signification ou symbolique a cette saison singulière dans votre imaginaire poétique ?
Arwa Ben Dhia : Cette cinquième saison n’a rien à voir avec l’intersaison entre l’été et l’automne dans la tradition chinoise, mais elle correspond au retour du printemps, au renouveau, à la résilience, à la réincarnation, au début d’un nouveau cycle. D’ailleurs, je l’ai nommée « la Renaissance » pour symboliser l’espérance, la lumière qui revient après l’obscurité et la rudesse de l’hiver. La poésie nous sauve de la dépression, à l’image du phénix qui renaît de ses cendres. Ma poésie s’inscrit dans le cycle de la détresse qui relance la vie. C’est une poésie de résilience.
R.B : La nature est fort présente dans votre nouveau recueil Les quatre et une saisons. Elle pointe déjà dans le titre où il s’agit des saisons de la nature, puis elle apparaît sous un beau jour à travers différents poèmes. Pourrait-on en déduire que vous vous inscrivez dans le combat écologique contre la destruction de l’homme et de son environnement par l’industrialisation à outrance ?
Arwa Ben Dhia : Complètement. Je dénonce la surexploitation des ressources naturelles par l’homme dans son délire capitaliste, aussi bien dans mon poème en prose « Homo Sapiens contra Gaïa » extrait de mon précédent recueil Silence Orange que dans mon nouveau recueil Les quatre et une saisons où je dis dans le poème intitulé « Crépuscule des hommes » :
Quand on abat le dernier arbre,
Quand l’air se remplit de fumée,
Quand le chant des baleines se tait,
(…)
C’est le crépuscule !
Crépuscule des Dieux ?
Crépuscule des Idoles ?
Non, c’est le crépuscule des hommes !
Ecce homo : destructeur, autodestructeur.
R.B : Votre poésie pose d’importantes et vieilles questions philosophiques au sujet de la métaphysique, de l’univers, de la création et de Dieu sur l’existence de qui vous ne cessez de vous interroger (exemple : page 18- Dieu existe-t-il ? /C’est la question la plus stérile, /La plus inintéressante qui soit). Ces questionnements, insistants par endroits, seraient-ils motivés par une profonde inquiétude en vous-même face au monde ou face à votre propre vie dans une époque où le doute et le flou éthique, axiologique et religieux des uns rivalisent avec les excès religieux et le fanatisme des autres ?
Arwa Ben Dhia : Je ne crois pas que ces questionnements soient motivés par une inquiétude quelconque, mais plutôt par un besoin de m’exprimer tout simplement, de donner mon avis sur la palette d’attitudes que vous décrivez, allant de l’agnosticisme des uns à l’intégrisme des autres. Je me rends compte que nous avons besoin de toutes ces nuances de croyances pour former une mosaïque divine, pourvu que nous soyons tolérants et respectueux les uns vis-à-vis des autres. D’ailleurs, dans un autre poème extrait de mes quatre et une saisons, je dis :
Oh, il y a autant d’hommes que de dieux,
Modes d’une substance unique,
Formant les tesselles d’une seule mosaïque :
Le Dieu Univers.
R.B : Le bon Dieu que vous interrogez sur les injustices et sur les guerres qui déchirent le monde et à qui vous exprimez votre amour tout en prenant vos distances par rapport à la religion (du latin « ligare » voulant dire attacher, lier) qui est censée vous « relier » à lui, semble habiter votre poésie comme votre esprit. Serait-il au fond chez vous l’incarnation même de l’Amour dont vous semblez faire le moteur de votre poésie ?
Arwa Ben Dhia : Absolument. À mes yeux, et cela n’engage que moi, Dieu est Amour ou n’est pas. Je me suis détachée de toute religion, car elles me semblent toutes limitantes et limitées. Je respecte trop l’idée de Dieu pour l’associer à une religion existante. Ma foi est tellement grande, changeante et protéiforme qu’elle refuse de se cantonner dans un dogme. Si je devais vraiment m’attribuer une étiquette, je dirais que je suis panthéiste comme Spinoza. Je crois en un Dieu immanent, qui n’est autre que la nature, l’univers. Bien entendu, il y a lieu de faire la différence entre « nature naturante » et « nature naturée » et pour cela, je renvoie à la philosophie de Spinoza dans l’Éthique.
R.B : D’après vos lectures et votre propre expérience existentielle et poétique, le poète qui a souvent tendance à chercher l’essentiel dans ce qui est caché pour les yeux, le mystère, la face voilée, les impénétrables voies de Dieu, peut-il être vraiment athée ?
Arwa Ben Dhia : Je connais des poètes athées. La spiritualité n’est pas toujours là où on s’attend qu’elle soit. J’ai des amis athées qui sont bien plus mystiques que ceux qui se targuent d’être croyants. Comme disait Ibn Arabi :
« Ne condamne pas l’incroyant, ne te juge pas supérieur à lui, son athéisme est aussi une prière mystérieuse que Dieu s’adresse à Lui-même ».
R.B : Vos écrivez dans l’un des poèmes de ce recueil ces vers : « Jamais je ne renoncerai /À ma liberté de croire et de penser /Jamais je ne commettrai /Le crime de me voiler ». Pourquoi éprouvez-vous le besoin de rappeler à vous-même et à vos lecteurs cette décision de ne jamais renoncer à votre liberté de penser ? Avez-vous subi un quelconque harcèlement de la part de personnes zélées ou embrigadées pour par exemple porter le voile et que vous avez refusé de vous assujettir à leurs volontés ? Pourquoi le voile serait-il un crime à vos yeux ?
Arwa Ben Dhia : J’ai été élevée dans une société conservatrice, sexiste et liberticide, qui aime et encourage le conformisme. Même au sein de ma propre famille, toute idée ou attitude qui défie la norme, la tradition est réprouvée et fustigée. Alors, oui, j’éprouve le besoin de rappeler que je ne renoncerai jamais à ma liberté de penser. Non, je n’ai subi aucun harcèlement pour porter le voile, mais j’y ai été incitée par certaines amies voilées. Porter le voile est à mes yeux un tort à plus d’un titre, car tout d’abord, par-là, on condamne tout désir qui est pourtant on ne peut plus naturel, on prétend que le désir masculin est incontrôlable et on renie totalement le désir féminin. Si l’on vise l’égalité entre hommes et femmes et partant du principe qu’il faut ménager les envies charnelles de tous, tout le monde devrait être voilé de la tête aux pieds. Personnellement, je peux être très attirée par une belle coupe de cheveux d’un homme, son torse velu ou encore ses membres musclés ou même sa voix. Couvrir uniquement la femme est clairement injuste et un signe de servitude devant l’homme, ce qui m’est inadmissible en tant que féministe. Il faut surtout remonter aux origines du voile et savoir que c’est un symbole de 3000 ans de machisme religieux. En effet, il est le résultat d’une croyance sémitique très ancienne attestée en Mésopotamie, considérant la chevelure de la femme comme le reflet de la toison pubienne. Cette croyance était si répandue dans les pays d’Orient qu’elle a fini par avoir force de loi. Aussi le port du voile est-il rendu obligatoire dès le XIIe siècle avant J.-C. par un roi d’Assyrie qui l’a imposé aux femmes mariées seulement. Par ailleurs, d’un point de vue scientifique, le voile est une aberration, car les cheveux, ainsi que la peau, ont besoin de vitamine D en s’exposant au soleil.
En réalité, quand je dis « je ne commettrai jamais le crime de me voiler », je ne parle pas uniquement du voile religieux, mais d’un voile au sens large, signifiant toute chose qui peut me cacher. En effet, je suis une personne qui aime l’honnêteté, l’authenticité et me montrer telle que je suis, sans aucun artifice ni maquillage.
R.B : « Je me tourne vers toi /Tu es l’autre qui est en moi ». Voilà ce que vous dites dans l’un de vos vers dans ce recueil et qui semble reprendre le vers célèbre d’Arthur Rimbaud « Je est un autre ». Pourrait-on penser que la poète que vous êtes, devient lorsqu’elle est en plein dans la création poétique, une espèce de bipolaire ou de schizophrène qui laisse en dehors du poème son être social pour entrer dans la peau d’un autre être, différent, qui vous dicte vos vers et libère en vous ce qui est caché ou retenu ou dont vous êtes inconsciente ?
Arwa Ben Dhia : D’abord, excusez-moi, mais vous employez le mot « bipolaire » à tort et je sais très bien de quoi je parle, car j’en suis une. Un bipolaire ne souffre pas d’un dédoublement de personnalité, mais d’une humeur variable. Bref, maintenant que les termes sont clairs, je réponds à votre question : quand j’écris et que je suis seule avec moi-même face à la feuille blanche, cherchant les mots, je me sens effectivement loin de mon être social, pollué par le bruit du monde. Quand j’écris, je n’écoute que le silence. Je suis plus proche de ce que je suis réellement, de mon être authentique à qui je donne audience et que je laisse s’épancher et s’exprimer librement. Cependant, quand j’ai écrit les vers que vous citez, je parlais à mon bien-aimé que je considère « l’autre qui est en moi ».
R.B : Vous êtes bipolaire et vous assumez pleinement et sereinement votre bipolarité. Y aurait-il quelque lien entre votre maladie et votre création poétique ? La poésie serait-elle votre propre protection contre cette maladie ?
Arwa Ben Dhia : En réponse à votre première question, je dirais qu’on associe souvent la bipolarité au génie artistique. Les personnes bipolaires sont dotées d’une hypersensibilité créatrice, comme la plupart des personnes atteintes de troubles psychiatriques, tel que l’autisme. Des études scientifiques ont établi un lien entre bipolarité et créativité. Van Gogh, Goethe, Hemingway, Robert Schumann, Virginia Woolf et Nietzsche sont des exemples de personnalités connues qui seraient atteintes de bipolarité, mais vu les difficultés de diagnostic, il n’est pas possible d’être affirmatif pour ces personnalités non contemporaines. Cependant, la souffrance mentale que peut engendrer la maladie peut freiner, voire paralyser, toute créativité. C’est pour cela qu’il est important de se soigner et d’être suivi régulièrement par un médecin. Finalement, il ne faut pas prendre sa bipolarité comme un handicap ou un drame, mais plutôt comme un don, un atout favorisant la création artistique. Il y a un proverbe qui dit : « Lorsque la vie vous donne des citrons, faites-en une citronnade ». C’est ma philosophie dans la vie, métamorphoser ma faiblesse en une force, « transformer la boue en or » comme disait Rimbaud. Je ne dis pas que ce soit toujours facile ni possible, mais il vaut mieux se mettre dans cet état d’esprit et toujours essayer.
Maintenant pour répondre à votre deuxième question, oui, l’écriture est souvent thérapeutique pour moi. Elle me permet de m’épancher, de maîtriser mes émotions exacerbées et de canaliser mon énergie débordante. Donc, pour résumer, d’une part, ma poésie semble être générée par ma bipolarité et d’autre part, elle fait partie du remède contre ce trouble mental.
R.B : Dans le poème intitulé « Nostalgie », vous écrivez en vous adressant à vous-même ou à l’autre qui est en vous : « Tu parcours un chemin de vie, /Loin des tiens, hors des sentiers battus, /Dans un pays que tu as choisi/Ou bien qui t’a choisi » (p. 59). En fait, c’est votre propre chemin que vous semblez évoquer ici et c’est bien de la France où vous vous êtes installée qu’il s’agit. On comprend aisément que vous avez choisi ce pays pour y étudier, travailler et y vivre, mais comment ce pays vous aurait lui-même choisi ?
Arwa Ben Dhia : Je crois fort au destin, au « Mektoub » comme on dit chez nous, que notre destinée est déjà écrite comme l’affirment les religions monothéistes, mais aussi d’autres croyances comme dans la mythologie grecque avec les oracles. Quoiqu’on fasse pour tenter d’échapper à son destin, il nous revient d’une manière dont on se doutait le moins. Tel était le cas par exemple d’Œdipe et de Persée condamnés à tuer leurs figures paternelles. Tel était mon cas quand j’étais jeune, car j’ai essayé à maintes reprises de ne pas m’expatrier en France, mais les opportunités me revenaient et j’ai fini par y voir un signe, un appel du destin, d’autant plus que c’était le rêve de papa de me voir étudier et vivre à Paris. Je voulais lui faire plaisir et j’ai fini par comprendre pourquoi il aime autant la capitale française.
R.B : « Tel un arbre, /Je tiens à mes racines. /Tel un arbre, /Je laisse mon feuillage/S’étaler à sa guise/Et se bercer par toute brise. /Enracinement et enrichissement/Sont les deux versants de ma colline, /Les deux arpèges de mon chant. /Je puise ma singularité/Dans la pluralité, mais…/Je n’oublie pas mes racines ! /Je ne peux oublier mes racines… ». Vous écrivez là un chant lyrique pour l’être à la fois enraciné et ouvert au monde que vous êtes. Mais dans la réalité, en dehors de la poésie, serait-il vraiment facile de s’ouvrir à la culture de l’autre sans perdre un peu de ses racines et de son identité ?
Arwa Ben Dhia : Je ne pense pas. Je n’ai jamais perdu de ma tunisianité. Au contraire, je me sens même plus affirmée dans mes racines grâce à mon ouverture aux autres. Je me considère, humblement et à ma petite échelle, comme une ambassadrice de la Tunisie, non seulement en France, mais partout où je vais à l’étranger. C’est mon apport dans l’échange et le partage culturel. J’essaie de toujours faire connaître notre patrimoine à autrui. Je suis fière de mes origines, je ne parle qu’en dialecte tunisien avec mes compatriotes (même les plus francisés d’entre eux), je cuisine des plats tunisiens, je chante en tunisien, etc. Ma naturalisation française ne m’a jamais changée. Je la conçois comme un enrichissement de mon identité. C’est pour cela que j’ai intitulé ce poème « Identité plurielle ». Si je pouvais obtenir d’autres nationalités, je le ferais, car je me considère une citoyenne du monde. Comme disait Laurent Schwartz : « Mon pays est l’univers et ma religion est l’humanité ».
R.B : « Quand, tout à coup, tu reçois /Un coup qui te fait mal, /Tu oublies toutes les langues que tu parles, /Et tu cries dans ta langue maternelle ! ». Voilà ce que vous écrivez dans un autre poème de votre dernier recueil. Par quoi expliquez-vous ce cri dans votre propre langue maternelle alors que vous êtes de nationalité française et que vous parlez et écrivez tous les jours en français ?
Arwa Ben Dhia : Certes, au quotidien, j’utilise le français plus que l’arabe tunisien, mais si je reçois un coup qui me fait mal, je vais sûrement crier dans ma langue maternelle, car c’est elle qui me vient le plus spontanément, le plus naturellement. Je dirais « A77ayyt » plutôt que « Aïe ». Je pense que ce serait plus expressif, plus représentatif de ma douleur, surtout avec le son guttural de la lettre « ح ». Ceci me fait penser à la citation de l’Algérien Jean El-Mouhoub Amrouche : « Je pense et j’écris en français, mais je pleure en kabyle ».
R.B : « Je guette le rythme…/J’attends la naissance d’un poème. /J’invoque ma muse qui ne répond pas. /C’est une fille capricieuse et bohème. /Elle me boude, me refuse et s’en amuse. /Confuse, je cherche des paroles muscat ». Vous évoquez ici la souffrance ou l’angoisse que le poète pourrait éprouver devant son impossibilité de trouver les mots du poème et que Stéphane Mallarmé a appelée « la crise de la page blanche ». Comment finissez-vous par résoudre cette crise ?
Arwa Ben Dhia : Eh bien, je finis par la résoudre en écrivant un poème qui en parle, tout simplement. J’ai écrit ce poème-là en réponse à un concours poétique sur Instagram. C’était la première fois que je participais à un concours de poésie. D’habitude, j’écris spontanément quand l’inspiration s’invite. Mais là, il fallait que j’écrive un poème sur un thème particulier qui était « Naissance d’un poème ». La verve me faisait défaut et je ne savais quoi écrire, alors j’ai composé des vers décrivant mon manque d’inspiration.
R.B : « La poésie est dans l’image /La rime n’est qu’un accessoire ». Voici ce que vous dites définissant la poésie qui est pour vous essentiellement image. Mais que faites-vous du vers de Paul Verlaine parlant de la poésie « De la musique avant toutes choses » ?
Arwa Ben Dhia : La rime vient justement en accessoire, mais je n’y renonce pas. D’ailleurs, le poème dont sont extraits ces vers que vous citez est lui-même rimé. Cependant, je considère que la rime est beaucoup moins importante que l’image. À mon humble avis, toute la puissance, toute la quintessence de la poésie réside dans les images et les figures de style employées par le poète. J’estime que la poésie est une peinture avec les mots. En langage logico-mathématique, je dirais que la rime est une condition nécessaire pour avoir un poème comme disait Verlaine, mais elle est non suffisante.
R.B : Vous venez de réaliser une tournée en Tunisie avec votre dernier recueil Les quatre et une saisons. Comment était donc la réception que vous ont faite les lecteurs et les amis de Tunisie ?
Arwa Ben Dhia : C’était superbe et encore mieux que je ne l’imaginais. J’ai été dans quatre endroits différents : à l’Alliance Française de Bizerte, à la foire Livre en Fête de Hammamet, à la Fnac de Tunis et à Dar Fatma Skanes de Monastir. Dans chacune de ces séances de dédicaces, j’ai été comblée par l’intérêt que manifestaient les nombreuses personnes venues m’écouter. Évidemment, il y avait des proches et des amis venus me soutenir et cela m’a énormément touchée, surtout que c’était une belle occasion de revoir des amis que je n’avais pas vus depuis longtemps. Mais ce qui m’a fait le plus plaisir, c’est qu’il y avait des personnes qui ne me connaissaient ni d’Ève ni d’Adam et qui m’écoutaient avec attention, me posaient des questions pertinentes, me félicitaient et me réclamaient une dédicace à la fin. Pour moi, c’est la plus belle des récompenses. Cela prouve aussi que les Tunisiens lisent et s’intéressent à la culture, ce qui me ravit. J’ai pu faire de nouvelles rencontres intéressantes. Je remercie tous ceux qui m’ont fait l’honneur d’assister à mes signatures et spécialement Aymen Ben Nasr, mon ami non-voyant et professeur de français, qui était venu de Sousse pour la séance de dédicaces à Monastir, afin de représenter l’Association Braille et offrir deux exemplaires de mon recueil transcrit en braille aux éditeurs. C’était un moment exceptionnel dans le centre culturel Dar Fatma Skanes sous l’égide de l’Association Mâlouf Tounès présidée par Ahmed-Ridha Abbès qui nous a chaleureusement accueillis et que je ne remercierai jamais assez.
Propos recueillis en janvier 2025 par Ridha Bourkhis, écrivain, universitaire à la retraite et journaliste bénévole.