Célébration de Lorand Gaspar – Hyacinthe
Lorand Gaspar, le médecin, l’humaniste et le grand poète
Les jeudis d’Hyacinthe
On ne sort jamais indemne de la lecture d’un poète de la trempe de Lorand Gaspar. Les mots dont il use, les vers, proses et jusqu’aux photographies dont il est l’auteur sont autant des gouttes de lumière dans un monde de ténèbres que des exercices spirituels et des leçons d’amour où l’homme reprend pied dans la vie et le monde qui n’ont pas lieu d’être sans lui.
Né le 28 février 1925 en Transylvanie, Lorand Gaspar est peut-être le poète français le plus lu et le plus apprécié en Tunisie. Nul mystère, il s’agit juste, aussi bien pour les lecteurs de poésie que pour les universitaires de mon pays d’adoption, d’une juste reconnaissance à un très grand poète dont une grande partie de l’œuvre a vu le jour sous le ciel bleu de la Tunisie. En effet, chirurgien à l’hôpital Charles Nicolle, de 1970 jusqu’au milieu des années 90, Lorand Gaspar est un poète hors du commun dont les proses, poèmes, carnets de voyage, photographies et recherches avancées en thérapie neurocognitive et comportementale sont l’expression authentique d’une quête, celle d’un « sol absolu », d’une terre qui pourrait avoir nom lumière.
Une œuvre saluée
Une œuvre comme celle de Lorand Gaspar ne peut passer inaperçue. Non seulement lue, saluée par de nombreux prix et traductions, elle fait également l’objet de colloques et de rencontres universitaires, d’ouvrages collectifs et de monographies. Il en va ainsi des deux ouvrages qui viennent d’être consacrés au poète, une monographie signée Jean-Yves Debreuille[1] et un numéro spécial de la revue Nunc[2], comme si, de l’individuel au collectif, les poètes et universitaires s’étaient donnés le mot pour célébrer un poète qu’on peut in fine qualifier d’humaniste.
Lecture
Si, en ouverture à sa substantielle monographie, Jean-Yves Debreuille note que « le nomadisme » est, pour Lorand Gaspar, « devenu un choix, et une éthique », c’est que celui que Georges Perros appelait « Lorand du Désert » « conna[ît] des matins fous d’étendue/ de désert et de mer — mouvoir qui refond les visages/ remploie ses traces.[3] » Autrement dit, seul « le voyageur sans titre », pour reprendre la très heureuse expression d’Yves Leclair qui est un ami du poète, peut du fait de son statut d’étranger, peut-être aussi d’exilé métaphysique, accéder au statut de Citoyen du monde. Le chirurgien qui opère des heures durant et qui tente de sauver les vies humaines est ici le poète qui prend la fuite, armé de ses sens et de sa langue, de ses acquis et de sa quête qui, à elle seule, couvre un infini. Conscient de la valeur de cet inconnu qui prend forme dans l’œuvre de Lorand Gaspar, Jean-Yves Debreuille le lit et le cite, non pour le commenter ou encore moins le simplifier, mais pour se laisser guider par ses pas, ses pas qui ont foulé et des terres et des sens jusque-là inconnus de nous tous. Comme suit : « En cela le poète, l’écrivain, et plus généralement le créateur, travaillant sur lui-même, ne travaille pas pour lui-même, car, “très souvent, le continent inconnu que le regard de tel artiste nous fait découvrir est en nous”. De fait, “création” est un mot impropre et quelque peu prétentieux, que Lorand Gaspar n’emploie guère. Ce qu’il vise au contraire à provoquer, c’est un désencombrement, un nettoiement des habitudes de pensée et des scléroses qui nous empêchaient de voir et nous enfermaient. Il ne souhaite pas construire un monument verbal qui ferait écran entre nous et le monde, mais au contraire offrir cette lustration salutaire qu’a été pour lui la rencontre du désert : “Le regard soudain lavé de celui qui voit ou revoit les choses comme si c’était la première fois. Je me demande bien ce que l’on pourrait espérer de plus rafraîchissant, de plus original chez un artiste” ». (p. 121-122)
Étonnante lecture en effet, puisqu’elle conjugue savoir et passion, science et admiration. Mais cela ne nous étonne guère de Jean-Yves Debreuille qui est l’un des plus brillants professeurs et enseignants-chercheurs de l’université française. Spécialiste d’Éluard, de l’École de Rochefort, de Jean Follain, de Jean Tardieu dont il a présenté les œuvres dans la collection « Quarto » chez Gallimard, et d’André Frénaud auquel il a consacré une monographie dans la collection « Poètes d’aujourd’hui », Jean-Yves Debreuille est aussi membre du jury du prix Kowalski de la ville de Lyon. Autant dire que la poésie, son enseignement et son amour relèvent, pour lui, du pain quotidien ou, mieux encore, des nourritures terrestres.
Lorand Gaspar, médecin, humaniste et grand poète
Dommage cependant que nous ne puissions pas en dire autant du volume collectif consacré à Lorand Gaspar par la revue Nunc qui, malheureusement, souffre d’un flagrant déséquilibre au niveau des contributions publiées. À commencer par l’étouffante présentation de Maxime Del Fiol qui, usant de mots et d’expressions littéralement bancales au sujet de la poésie, à l’instar de « territoire du vent » ou encore « cercle comme magique », nuit à l’ensemble. Cela sans compter une faute d’accord inimaginable en pareil lieu. De même, nous restons interdits que la Tunisie, les poètes tunisiens amis de Lorand Gaspar dont nous pouvons citer Moncef Ghachem[4] et Khaled Najar, ainsi que les nombreux ouvrages qui ont été consacrés à l’auteur de Patmos et autres poèmes où Sidi Bou Saïd et Raouad occupent une part considérable, ne soient ni cités ni même mentionnés. C’est d’autant plus étonnant que Maxime Del Fiol a réuni et publié en collaboration avec Moncef Khémiri un « hommage à Lorand Gaspar », intitulé Un poète près de la mer[5], ouvrage réunissant les travaux de la journée d’étude organisée à l’Université de la Manouba le 24 octobre 2003.
Ce volume a toutefois l’avantage d’offrir au lecteur des textes d’une grande qualité littéraire, notamment les poèmes de James Sacré, Bernard Noël et Jacques Réda, ainsi que trois textes inédits et des photographies de Lorand Gaspar. Citons, à titre d’exemple à la fois sensible et significatif, le très beau « Poème » où Jacques Réda, mêlant brillamment prose et poésie, témoigne son amitié fraternelle à un pair dont il a eu la chance de publier les textes dans la Nouvelle Revue Française du temps où il en était le directeur (1985-1995) : « […] On croira que j’ai voulu me dérober derrière des propos anecdotiques. Il n’en est rien. Mon intention était de prouver que cette bilocation est un phénomène assez courant, puisque je puis être moi-même fixé à Sidi Bou Saïd par un poème dont les heptasyllabes allègres ne risquent pas de m’engourdir, et plus ou moins présent au bord de la Seine, sur un de ces ponts qui sont une métaphore de l’amitié. » (p. 102)
Décédé le 9 octobre 2019, cet homme, Lorand Gaspar, médecin, humaniste et sûrement grand poète, mérite-t-il de recevoir de la Tunisie plus que des universitaires salutations. Il lui faut une avenue de la nouvelle République, oui, en marche, à son nom car il a œuvré pour. Pour Lorand Gaspar, oui, nous y veillerons, amoureusement et, cela va de soi, poétiquement.
[1] Jean-Yves Debreuille, Lorand Gaspar, Paris, Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », octobre 2007, 259 pages, 21 euros.
[2]Nunc n°17, novembre 2008, éditions de Corlevour, numéro spécial Lorand Gaspar, présenté et dirigé par Maxime Del Fiol, avec des contributions de Daniel Lançon, Bernard Noël, Dominique Combe, Patrick Née, James Sacré, Colette Camelin, SarraLadjimi-Malouche, Jean-Pierre Lemaire, Bruno Tristmans et Jacques Réda, 112 pages, 19 euros.
[3] Lorand Gaspar, Le quatrième état de la matière, in Sol absolu et autres textes, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1982, p. 36.
[4]Cf le très beau livre de Moncef Ghachem, Matin près de Lorand Gaspar, Tunis, L’Or du temps, 1998, 70 pages, 6 dinars.
[5]Un poète près de la mer, « Hommage à Lorand Gaspar », sous la direction de Maxime Del Fiol et Moncef Khémiri, collection « Entrelacs », Tunis, Sud éditions, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2004, 179 pages, 12 dinars.