Poésie

Raphaël Laiguillée, invité de Souffle inédit

Raphaël Laiguillée

« Pour continuer à écrire des horreurs en toute impunité »

Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen

Raphaël Laiguillée, l’invité de Souffle inédit Raphaël Laiguillée, l’invité de Souffle inédit

Après Reprendre pied, paru dans la collection « Blanche » chez Gallimard en mars 2021, vous récidivez deux ans plus tard avec Le bel âge.

En vous remerciant, cher Raphaël Laiguillée, de votre sympathique dédicace, nous voudrions commencer par cet « avertissement de l’auteur » que vous glissez personnellement à vos dédicataires journalistes et critiques littéraires. Pourriez-vous nous en parler davantage ?

Raphaël Laiguillée. Dans cet avertissement, je demande en effet aux journalistes et aux critiques de ne pas dévoiler mon vrai nom. C’est qu’en poésie, entre le « je » et la personne de l’auteur, il y a l’épaisseur d’un papier à cigarette. Dans le roman, la convention met plus de distance ; l’épaisseur est celle d’un mur de bunker.

À mon éditeur qui me demandait pourquoi j’avais tenu à prendre un pseudo, je répondais : « Pour continuer à écrire des horreurs en toute impunité ».

Il faut prononcer Laiguillée comme dans « aiguille ». Je tiens au piquant autant qu’au féminin suggéré par le « e » muet final – à cette alliance du masculin et du féminin. Je n’avais pas songé en choisissant mon pseudo à l’éternelle disgrâce d’Arlette Laguiller, à qui on n’a jamais voulu donner du « ui », malgré son insistance. J’ai une vie de combat devant moi.

 

Qu’est-ce que le lecteur doit ou devrait savoir sur vous pour justement construire une relation avec votre poésie ? Celle-ci suffit-elle pour qu’on entre dans votre monde et entende comme il se doit votre rythme, votre musique, votre voix propre ?

Raphaël Laiguillée. Sur moi personnellement, rien, surtout pas. Seul compte le texte. On pouvait croire que depuis le Contre Sainte-Beuve de Proust, qui établit fermement la différence le moi social et le moi intime, la curiosité du public envers l’auteur en chair et en os (ce misérable tas de petits secrets) s’éteindrait. C’était une illusion de micromilieu littéraire, bien sûr. J’aime cette histoire : le journal l’Express avait reproduit dans un de ses numéros la silhouette en ombre chinoise d’Henri Michaux ; il en avait été très affecté. Il détestait ce qu’il appelait la « vedettomanie » (Bien entendu, les poètes ne seront jamais des vedettes. C’est leur faute aussi, ils n’avaient qu’à se faire chanteurs de variétés.)

 

Les poèmes de Le bel âge ont une forme éclectique, hétérogène, entre vers, proses et genres mélangés. Pourquoi ce choix ? Est-ce délibéré ? Ou pouvons-nous dire que vous cherchez encore votre forme de prédilection ?

Raphaël Laiguillée. Ces poèmes ont été écrits autour de la vingtaine, à un âge où on se cherche. D’où peut-être la variété des formes. Mais aussi bien, dans Reprendre pied, mon livre précédent (quoique écrit plus tardivement), il y a un sonnet, des fragments rimés et (approximativement) métrés, du vers libre, de la prose…

J’espère bien n’avoir jamais de forme de prédilection, cela pourrait vouloir dire que je m’y suis enkysté. Je me méfie des séries et variations à partir d’une forme fixe. Quand on voit qu’une forme fonctionne, c’est tentant, bien sûr, de s’y engouffrer. À l’arrivée, on n’a souvent qu’un bon texte sur dix. Voyez certains livres de Jacques Roubaud. Et Hugo, qui radote quand il n’est pas sublime, ou surtout, quand il n’est pas ce vif et merveilleux conteur qu’il peut être.

Je suis au fond de la vieille école : j’attends qu’une phrase cogne à la vitre de la conscience ; si elle me plaît, je la laisse résonner, je cherche ses harmoniques (sans aucune science musicale à l’appui). Au départ de Chlorophylle et Chloroforme, il y a « je jonche le sol ». Rien de prémédité, mais une boiterie semblable à celle qui serait à l’origine du Fou d’Elsa, selon Aragon : « la veille où Grenade fut prise » (au lieu de « la veille du jour où Grenade fut prise »).

Il y a en revanche un désir de forme dans le texte Petites nuits et longs matins, l’idée de composer un ensemble de haïkus érotiques. Par exemple : « sur la rose du prépuce / Puceronne se pose / le sang bondit / soudain bandit ». On ne peut pas titiller le lecteur puis le laisser sur sa faim, ça serait déloyal.

Une velléité de continuité aussi dans les deux Chagall (Au-dessus de la ville et Double portrait au verre de vin), et dans une mini-série autour de gravures de Max Ernst, que je publierai peut-être un jour.

À part ces quelques exceptions, je m’en tiens à un vieux précepte : la forme, c’est le fond qui remonte à la surface.

Un tournant, tout de même : j’ai commencé il y a quelques années à travailler avec des musiciens, et avec eux je suis « obligé » d’écrire des textes métrés et rimés. J’ai beaucoup appris de ces contraintes, au point de ne plus pouvoir envisager de n’écrire qu’en prose. Un de mes prochains livres, d’ailleurs, s’appellera Chanson française.

 

Quelles sont les poètes qui vous inspirent le plus, du moins qui vous accompagnent et aident à trouver votre voie ?

Raphaël Laiguillée. Au départ, il y a eu Rimbaud, Cendrars, et Michaux. De ce dernier, j’ai mis du temps à m’émanciper. Son influence est flagrante dans un certain nombre des textes du Bel âge. J’ai considéré que supprimer ces textes aurait été tricher. Une voix personnelle pointe, certes discrète mais suffisamment présente pour que j’aie pris le parti de proposer ce recueil.

Maintenant, je n’ai plus de modèle. Je vais piocher où bon me semble. Dans une recension de Reprendre pied publiée dans la revue Europe, l’enseignant Michel Assedo m’inscrivait (avec précaution) dans la catégorie (ainsi désignée par Jean-Michel Maulpoix) des « nouveaux lyriques » (Guy Goffette, Jean-Pierre Siméon, James Sacré…), mais il pointe avec pertinence des « emprunts » aux formalistes et aux objectivistes. Plus que d’emprunts, il s’agit d’une incorporation naturelle et incessante, au fil des lectures. J’aime mélanger – les registres de langage, les modes d’énonciation, le trivial et l’élégiaque. J’aime secouer. J’aime quand la phrase est vigoureuse, qu’elle gonfle et qu’elle gicle.

Et pourtant, j’aime aussi la ligne claire, l’économie de moyens. « Sévérité même en songe », précisait Cocteau après « Mes mensonges c’est vérité ». Dégonfler l’enflure, commandait Michaux (mais aussi bien les enseignants en école de journalisme). Je me tiens au milieu de ces mouvements contradictoires. Bien entendu, ça n’est (d’apparence) problématique que lorsque c’est analysé. Hors de l’exercice d’introspection, comme j’en plaisante avec mon éditeur (Jean-Pierre Siméon), « ça vient comme ça et voilà tout ».

J’ai peu de poètes de chevet. Quitte à froisser les professionnels de la profession, je trouve plus mon compte de poésie aujourd’hui dans le théâtre contemporain (Fabrice Melquiot, Wajdi Mouawad, Philippe Minyana, Joséphine Serre…), dans l’essai (Pascal Quignard), dans les narrations hors du mainstream (Pierre Michon). Et je ne parle que des formes écrites. Certains raccords dans les films de Chris Marker ou de Mikhaïl Kalatozov (Quand volent les cigognes), si ça n’est pas de la poésie, ça ?

 

Beaucoup de grands poètes sont partis au cours de ces dernières années, justement Yves Bonnefoy en 2016, Lorand Gaspar en 2019, Philippe Jaccottet et Bernard Noël en 2021, Michel Deguy en 2022. Comment la poésie française se portera-t-elle désormais ? De quel œil voyez-vous ce qui se fait aujourd’hui, entre ce qui est écrit et publié, et ce qui répugne au livre et se présente comme performance ou installation ?

Raphaël Laiguillée. Lorand Gaspar est un peu trop minéral à mon goût (je suis peu sensible au désert). D’Yves Bonnefoy, je n’ai lu que Du mouvement et de l’immobilité de Douve (en hypokhâgne). J’ai peu fréquenté les autres que vous citez. J’ai comme eu besoin, dans mes années d’adolescence et de post-adolescence, de voix presque sacrées, qui me vengent de la médiocrité de la langue banale. Alors bien sûr, Saint-John Perse, Bonnefoy, même Claudel faisaient l’affaire. Je n’y comprenais pas grand-chose mais je trouvais ça beau, ou bien envoyé. Char par exemple : « Obéissez à vos porcs qui existent. Je me soumets à mes dieux qui n’existent pas. » Ça avait quand même de la gueule.

Les « formalistes » se sont moqués d’abondance de la parole prophétique du poète mage, voyant… vieilles lunes, c’est entendu. Je suis beaucoup moins convaincu par les productions desdits formalistes. Pendant quarante ans, beaucoup plus de poétique (oukases, pamphlets, exercices laborantins, foutages de gueule de toute sorte) que de poésie. Le retour à une poésie du sensible et de l’émotion (quand elle ne tourne pas à la niaiserie) me semble comme chez Jean-Michel Maulpoix une bonne chose.

Sur la poésie francophone actuelle, je n’ai que des aperçus limités. Je rejoins plutôt le sentiment d’Yves di Manno, dont tout par ailleurs me sépare : on dirait que les nouveaux venus ont peu lu, qu’ils ne sont pas adossés à un patrimoine. C’est souvent irritant (est de la poésie ce qui a été griffonné fiévreusement sur un coin de table : c’est du performatif). On pourrait faire valoir que cette ignorance est libératrice en ce qu’elle libère du poids du passé. A d’autres. Si on ne lit pas de grands auteurs, on n’écrira le plus souvent que des platitudes.

On dit que la poésie connaît un regain de faveur, en partie parce qu’elle essaime à travers les réseaux sociaux. Je n’en sais pas grand-chose, je ne fréquente pas les réseaux. Ce que je vois en revanche, c’est qu’elle s’affiche d’une façon ridicule dans le métro parisien ou sur les banderoles des festivals spécialisés. Bribes d’états d’âme, sentimentalisme simplet, langue pauvre. En 140 signes s’il vous plaît. Dans le cas des festivals, serait-ce parce qu’il faut rester consensuel pour ne pas risquer de froisser les collectivités territoriales qui les financent ? S’il faut être bref, ne pourrait-on pas choisir par exemple « Le meilleur, c’est un sommeil bien ivre, sur une grève » (Rimbaud) ? Ah mais non, on se mettrait en infraction avec l’article L3323-2 du Code de la santé publique.

Je me souviens d’une photo publiée dans Télérama : un jeune homme dans le métro plongé dans la lecture des Illuminations. Les cheveux à la diable, tout le corps penché fébrilement sur le volume : là on la sentait, la brûlure de la poésie.

On dirait que tout est fait pour renforcer auprès du grand public les idées reçues : la poésie, c’est joli, ça gazouille. Poème = pommade + crème, notait Jean-Michel Espitallier. Ou alors ça tonne, ça tutoie les étoiles – autre fadaise.

Je ne voudrais pas être tout à fait négatif. Je ne manque jamais de saluer le travail des éditions Isabelle Sauvage, qui publient des voix singulières, souvent âpres (Christiane Veschambre, François-Louise Demorgny, Claire Le Cam, Nathalie de Courson, Anna Milani…) Il y a bien sûr de « nouveaux » talents, mais ils sont noyés dans une surproduction médiocre. « Je te publie / tu me publies / il me publie / nous nous publions / vous vous publiez / personne ne lit », note malicieusement la poétesse et performeuse Florentine Rey.

 

Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Enfin, si un seul de vos textes devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?

Raphaël Laiguillée. J’adorerais tout recommencer. Je saurais quoi faire, vers où aller. J’ignorerais les séductions du cinéma. Je ferais en sorte de m’assurer une place à l’université pour, à trente ans, trente-cinq ans, avoir un gagne-pain intéressant et faire l’artiste en dehors. Encore que… s’il n’y a pas du déséquilibre, de la mouise, du chaos dans sa vie, est-ce qu’on peut écrire de la poésie nécessaire ?

Mon fils prétend que si j’étais un animal, je serais un oiseau ou un dauphin. C’est bien vu. En poésie, j’aime me perdre dans des bestiaires, comme ici :

« sa place est ici parmi les bulles les algues et les lamantins dont les mamelles sont de bon aloi et douce la peine

il se fait des amis sous-maritimes

chevauche des astéries farandole avec les ophiures si graciles

féconde des hippocampes aux cris d’hip-hip-hip-pocampe

escrime à l’espadon brandit dans ses pinces des anémones urticantes à la semblance du crabe boxeur

épouvante et se fait respecter

s’habille de byssus et de tulle de méduse

fait le kéké » (in L’homme dans l’homme mort)

 

Si un seul de mes textes devait être traduit… peut-être celui-ci :

MARINE

Marine a toujours quelque chose d’humide sur la lèvre. Elle passe sa langue comme par réflexe, et cela n’arrange pas grand-chose.

Marine ne pincerait pas la queue d’un lézard, elle aurait trop peur que la queue ne repousse pas. Elle est vive pourtant, et serait douée pour la chasse au lézard.

Marine n’a rien de la vague – de la vague qui est poussive et prévisible. Marine tressaille plus qu’elle ne bouge. Et pourtant, elle est Marine.

Quand Marine dort, je la regarde accoudé, je scrute les nageurs qui croisent sous sa peau. Remous, remuement, murmure : cela dépend des nuits, de la façon dont elle s’emmêle au drap.

Toutes les nuits je cède et je prends l’oreille de Marine, l’oreille affleurante – Marine nage à l’indienne, sans préférence de côté.

Je colle cette oreille à la mienne, et je prends à la bouche le remous, l’ambroisie, le murmure : quand je me retourne, Marine est morte, et l’oreiller sanglant.

Je n’ai pas d’autre merveille que Marine. Toutes les nuits pourtant je cède, je prends l’oreille, et Marine meurt doucement.

Ce n’est pas que ce soit le meilleur ni mon préféré, mais je crois que la poésie est presque intraduisible, par essence intraduisible (cette « longue hésitation entre le son et le sens »…) Il y a des exceptions, sans doute : Pessoa, par exemple, et tous les secs, les simples, les peu métaphoriques. Marine me semble traduisible, au moins adaptable. En arabe, je ne sais pas…

Le bel âge

Reprendre pied

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Magazine d'art et de culture. Une invitation à vivre l'art. Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.

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