Immortalité de Christian Bobin

Poésie
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Immortalité d’un grand poète et écrivain : Christian Bobin

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L’amour contre la mort

Immortalité de Christian Bobin

Le ciel rouge

C’est un livre qu’on offre à celle qu’on aime. C’est un livre à lire à voix haute à celle qu’on aime. C’est un livre dont il faut apprendre des pages, beaucoup de pages, par cœur, pour dire haut et fort à celle qu’on aime qu’elle est l’incarnation de l’amour même.

Ce livre existe et, dans un monde dystopique à la manière de Ray Bradbury, certains risqueraient de se chamailler pour l’incarner. Ce livre existe et il a nom Le murmure, et il est le livre posthume d’un grand poète et écrivain que nous aimerons par-delà la mort, Christian Bobin, décédé le 23 novembre 2022 :

« Le vol magique des étourneaux, seconds violons du ciel. Quand ils rencontrent un obstacle – comme d’un roc qui dépasse d’une rivière –, ils scindent en deux cette masse de grâce sans se heurter, vite recomposent leur amitié après le franchissement de l’épreuve. Cette passe s’appelle “le murmure”.

Quand tu mourras notre amour se recomposera. Il se recomposera dans le ciel rouge, comme le murmure des étourneaux après le franchissement de l’obstacle. » (p. 127)

Oui, ces lignes émeuvent, du moins m’émeuvent, car toute cette beauté, dite, écrite et par là même vécue par feu Christian Bobin, à commencer par la dédicace ― « Pour Lydie/ À travers les sphères » ―, montrent que « le ciel rouge » est de tous les dangers. À l’image de la vie qui est menacée par la mort.

Ce qui est admirable, chez Christian Bobin, c’est que tout fait sens, c’est-à-dire que tout est beau et peut être lu, interprété et surtout vécu (comme chez lui-même) à l’image d’une épreuve cherchant à être la preuve légitime de la vie envers et contre la mort : « J’ai, tournés vers moi, les yeux des bêtes que j’ai connues dans les campagnes ou dans la jungle des livres d’aventures. Ces yeux me regardent écrire, m’avertissent : la société est le haut-mal, sa dangerosité est sans limites. » (p. 38)

La vie contre la mort

Nous les avons comptées, oui, les occurrences de la vie contre la mort : trente-six contre une petite douzaine.

« Commencé chez lui, au Creusot, en juillet 2022, poursuivi sur son lit d’hôpital durant les deux mois précédant sa mort, le 23 novembre 2022, Le murmure appartient à ces œuvres extrêmes écrites dans des conditions extrêmes », lisons-nous sur la quatrième de couverture, sachant que la dernière page, avec cette phrase ultime, aphorisme ou inscription funéraire ― « Nous serons deux enfants réenfantés. » (p. 129) ―, nous indique les lieux où ce bijou a vu le jour avant l’envol de son lumineux auteur : « Hôpital de Chalon-sur-Saône, allée Saint-Jean-des-Vignes. »

Mais, la mort ne peut pas avoir le dernier mot, pas en présence de la dédicataire de ce fascinant volume, Lydie Dattas, poétesse née le 19 mars 1949, qui partage la vie de feu Christian Bobin depuis 2000. Cette commune présence, cette vie en poésie, ne pouvait aboutir qu’à une si merveilleuse page, la cent vingt-troisième du Murmure :

« Appeler, écrire, lire sont le même verbe. J’enlève tout ce qui est inutile pour que tu m’entendes. Je m’enlève moi-même.

Rien n’égale ton amour. J’ai tout vu mais je n’avais jamais vu ça. Je sais que Dieu existe puisque l’homme l’a créé, et que tout ça est assez simple – et c’est par toi que je le sais.

Je n’ai jamais été autant aimé de toute ma vie. Tu m’aimes tellement que, même mort tu vas me sauver. Se séparer quand on ne fait qu’un, c’est dur pour des nouveau-nés comme nous. Mais on partage un monde alors on est invulnérables. »

La poésie ne supporte pas la moindre injustice

Immortalité de Christian Bobin

La lecture du Murmure, révèle un ultime Bobin, engagé, virulent, intrépide. Est-ce la mort, son fantôme, sa menace, son intransigeance qui rendent le poète aussi téméraire ?

Il y a d’abord ces lignes, page 26 :

« Les faussaires de la poésie sont les coucous de l’écriture. Ils sont nos pires ennemis. Je ne parle pas des mauvais poètes. Non : je parle de ceux qui prennent la défroque du poète pour mieux servir le monde. L’époque les multiplie.

J’écris un livre de guerre. Pas pour faire des morts, mais pour faire des vivants. »

Ces deux fragments ne se conjuguent-ils pas comme pour dire, non pas la même chose, mais la chose à dire, c’est-à-dire à faire ? Celle-ci doit être lue en présence de cette mise en garde aussi prophétique (car absolue) que téméraire : « Je suis au bout du langage. La poésie n’est rien, l’écriture n’est rien, la musique n’est rien. Mais ce qui n’est rien ignore la mort. Les larmes et les sourires sans cause survivent à la fin du monde. On va vers des jours extraordinaires. » (p. 126)

Cette prose, limpide, qui, comme tout l’indique, souhaite aller droit au cœur, est certes celle de l’auteur de Lettres d’or (Fata Morgana, 1987) du Très-Bas (Gallimard, 1992) et de L’Épuisement (Le Temps qu’il fait, 1994), mais elle est désormais celle de l’homme du Murmure, à la fois chant du cygne et parole désormais éternelle parce que posthume : « La poésie ne supporte pas la moindre injustice. Ne publiez plus, interdisez et sanctionnez toute pensée personnelle, vous n’empêcherez pas les nouvelles catacombes, refuges des âmes simples et pures, d’être plus illuminées que le plus riche des palais. / Trouvez-moi quelque chose de plus beau que l’écriture, bande de chiens ! » (p. 105)

L’insulte, sous la plume ou dans la bouche de Christian Bobin, a un goût différent, un goût moins amer ou vulgaire que vivifiant. Soyons à la hauteur de ce courage, de cette foi, de cet amour et célébrons ensemble, main dans la main, la fête de l’amour en présence de ce poète éternel et vivant.

Aymen Hacen

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Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.
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