Poésie

Jean Ristat sera toujours présent

Jean Ristat, le dernier des élégiaques

Par Aymen Hacen

Né le 23 juin 1943, Jean Ristat est décédé le 2 décembre 2023 et a été inhumé au Centre funéraire de Nazelles le vendredi 8 décembre à 14h15.

C’est à Lodève, dans le cadre du Festival des Voix vives de la Méditerranée, que nous nous sommes rencontrés en juillet 2008. Notre amitié dure depuis plus de quinze ans, nourrie par la présence chaleureuse de son compagnon, lui-même poète et photographe, Franck Delorieux.

Notre émotion est bien grande et nous pensons au défunt, ainsi qu’à toute la famille des Lettres françaises.

Ce texte, publié le 22 septembre 2008 dans La Presse de Tunisie, célèbre la voix élégiaque de feu Jean Ristat. Que le poète repose en paix. À nos yeux, il sera toujours présent.

Ode pour hâter la venue du printemps, suivi de Tombeau de Monsieur Aragon, Le Parlement d’amour et La Mort de l’aimé[1] est, à notre connaissance, avec Les Poésies de Georges Schéhadé[2], l’un des plus brefs volumes publiés à ce jour dans la collection « Poésie » aux éditions Gallimard. Comparaison n’est pas raison, certes ; mais, imitant d’Omar Berrada — dont la préface est une excellente introduction à l’univers de Jean Ristat et qui a cité Jean Grosjean parlant de Marguerite Desbordes-Valmore —, nous pouvons nous référer à Gaëtan Picon qui, à propos de l’auteur de Le nageur d’un seul amour, parle en ces termes de la magie de la poésie : « D’où vient qu’en touchant la tristesse du poème, nous la perdions dans le poème ? C’est que les mots renaissent de leurs cendres. Ou plutôt, non. Les mots ne laissent pas de cendres. Ils brûlent toujours à feu doux, petit tas de silex sur la ligne du désert, fidèles, douces veillées dans la nuit de la chambre. » (p. 12)

Jean Ristat            Jean Ristat, le dernier des élégiaques

Magie de la poésie lorsque les mots se recoupent et, tissés ensemble, créent un monde où le poème, en l’occurrence « Ode pour hâter la venue du printemps », dédié, qui plus est, par Jean Ristat à « [s]es camarades du P.C.F », lui-même tord le cou au vers qui lui sert de support, l’alexandrin :

Ô peuples asservis à toutes les morales Ô

Misère de l’amour Ô ma force qu’on brise

Sur l’enclume du malheur je te salue a

Venir de la tendre violence du dé

Sir sans partage je t’appelle Ô sœur de l’in

Telligence je te déplie Ô corps cousu

De la main des parques comme une fleur de pa

Pier je te dé

Lie comme un tronc des chênes le nœud ou au

Tricot la maille Ô grammaire des caresses à

Réinventer frappe-moi du silex de ta

Langue fais sortir des flemmes de ma bouche a

Vec tes cheveux construis une tente à l’amour

Qui frissonne comme un serpent là-bas l’espoir

Se meurt on emprisonne Maïakovski l’ordre a

Posé sa patte su les têtes qui pensent

La révolution » (3, p. 46)

Rejets et enjambement, coupes et césures, déconstruction et reconstruction, métaphores et allégories se relayent pour donner à voir la misère d’un monde où Les sœurs filandières, les Parques, et le dernier des grands poètes soviétiques, Vladimir Maïakovski, perdent les majuscules qu’ils méritent en cette ère où l’ignorance et la démagogie ont mis fin à toute pensée critique au sein du Parti. Cette jonction entre le mythologique, le politique et l’historique, Jean Ristat est de nos contemporains celui qui l’a le mieux réussie. Ce « silex » dont parle G. Picon et que nous retrouvons chez J. Ristat, n’est-il pas cette pierre contre laquelle le poète frotte son poème afin qu’il en porte la trace. Oui, les vers de Jean Ristat sont pareils à ces armes préhistoriques en silex avec lesquels il peut fustiger et plus encore ses contemporains :

La rue appartient à la misère Ô

Travailleur immigré mon frère au comptoir des

Cafés tous ils tournent la tête on les nomme

Bons français coqs un peu gras au chef déplumé

Et quand ils font l’amour ils éteignent les lampes (10, p. 53)

Cette écriture du quotidien, voire de « l’intime », d’après Omar Berrada, n’empêche pas Jean Ristat d’être le dernier des élégiaques, non seulement parce qu’il écrit des tombeaux et des élégies funèbres, mais encore parce que son regard est encore plus actuel du fait de la capacité qu’il a à méditer le passé et, par là même, à deviner le futur. En un mot, le poète construit, fonde, édifie. Omnia fert aetas, animum quoque : ce vers de Virgile, cité à la fin de « La parlement d’amour », montre très bien que le souci de la poésie est avant tout le temps. « Le temps emporte tout, l’énergie comme le reste », ce vers de Virgile, repris en capitales par J. Ristat, donne à voir, aussi, le poids implacable de la finitude humaine. Et, conscient du poids de la parole et de l’aptitude que les vivants ont à porter la mémoire des morts, le poète en deuil écrit le deuil. Certes, « Tombeau de Monsieur Aragon » et « La mort de l’aimé » sont des poèmes du deuil, mais ils sont incontestablement des poèmes de la vie et de la joie de vivre, car le poète qui amorce de la sorte son « tombeau » en disant « Écriture rends-nous la mémoire avant que/ L’oubli n’enfouisse nos songes » (p. 71), se situant ainsi du côté de la mémoire et, partant, de la vie, ne peut chanter, comme Orphée, que ce qui n’est plus.

Cependant, nous remarquons, non sans étonnement, que, dans les livres à venir annoncés par l’auteur, celui-ci prépare un volume ayant pour titre Œuvres posthumes, tome II. Cela nous semble à la fois étonnant et inquiétant, car il s’agit là d’une première qu’un auteur vivant fasse l’annonce d’un livre posthume, et néanmoins nous en lisons l’explication dans la préface : « Déjà, en 1980, Aragon m’avait glissé, à la fin d’un repas, un billet ainsi rédigé : “Jean, je ne veux pas mourir avant de lire ton dernier livre”. » (p. 19-20)

Aussi Jean Ristat tient-il à exaucer ce vœu formulé par celui qui l’a remarqué, en 1965, au moment de la parution de son premier livre Le lit de Nicolas Boileau et de Jules Verne, et qui lui a consacré un article très élogieux dans Les Lettres françaises. En somme, Jean Ristat, d’un livre à l’autre, depuis plus de vingt ans, rend un permanent hommage, grâce à cette formule, à celui qui a été son maître et son père spirituel. Nous ne pouvons désormais que lire et relire « Tombeau de Monsieur Aragon », ainsi que toute la magnifique poésie de Jean Ristat à la lumière de cette considération.

Écoutons le XIIIe et dernier fragment de « Tombeau de Monsieur Aragon », peut-être ferons-nous d’une pierre plusieurs coups : nous familier avec la très belle voix de Jean Ristat, voir et lire Aragon avec les yeux et la bouche de son digne disciple et apprendre, peut-être, que l’acte et la parole poétiques sont avant tout amour :

Alors l’aube montra sa lame étincelante

À la gorge d’un oiseau la promesse du

Sang des motards dans paris qui s’éveille avec des

Soleils comme boucliers font reculer la

Nuit ses fantômes de glace rue de varenne

Comme un théâtre endimanché de velours O

Paris a perdu son poète paris ce

Matin n’a plus d’amant je vois des hommes se

Découvrir à ton passage et des femmes se

Signer regarde Ô peuple de France comme il

Va d’un pas tranquille et blessé il ne

Savait que dire j’aime (p. 85)

[1] Jean Ristat, Ode pour hâter la venue du printemps, suivi de Tombeau de Monsieur Aragon, Le Parlement d’amour, La Mort de l’aimé, préface d’Omar Berrada, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », avril 2008, n° 404, 140 p, 6.20 euros.

[2] Georges Schéhadé, Les Poésies, suivi de Portrait de Jules et de Récit de l’an zéro, avec une nouvelle édition augmentée de Le Nageur d’un seul amour (Poésies, VI), Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2001, n° 363, 168 pages 6.20 euros.

Aymen Hacen 

Souffle inédit

Magazine d'art et de culture. Une invitation à vivre l'art. Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.

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