La flamme poétique de Grégoire Leprince-Ringuet
Entretien conduit par Grégory Rateau
Grégoire Leprince-Ringuet invité de Souffle inédit
Le réenchantement du monde, le fardeau de la conscience, l’amour vainqueur, l’attention à la nature et à l’enfance entrelacés, comme à ces êtres fragiles qu’on voit grandir auprès de soi sans oser les toucher : le coquelicot, le mimosa, une branche qui tombe en automne, la première bourrasque de l’hiver, l’enfant qui fait ses premiers pas et en qui l’humanité s’approfondit comme une ombre… Dans les alexandrins de son premier recueil, Les Entrelacs, Grégoire Leprince-Ringuet, que l’on connaissait comme comédien, nous déclare sa flamme poétique.
G.R : On vous connaissait comme acteur au cinéma, découvert dans le film culte de toute une génération (du moins la mienne) Les chansons d’amour, nous vous découvrons aujourd’hui en poète. Quel a été le déclencheur ?
Grégoire Leprince-Ringuet : En deux mots : Paul Valéry. J’ai découvert l’œuvre de Valéry tout à fait par hasard, en commençant par ses poèmes. Je me souviens précisément du moment où j’ai lu L’ébauche d’un Serpent, un poème où le serpent de la genèse invite Ève à cueillir le fruit de la connaissance. Je me souviens de la sensation de perfection que m’a procuré la lecture d’une strophe en particulier : « Je vais, je viens, je glisse, plonge… ». J’ai relu la strophe une dizaine de fois, n’en croyant pas mes yeux : un discours à la fois si précis et si entrainant, si clair et si complexe, si élégant sans perdre en vérité… une telle finesse psychologique et avec une telle séduction de rythme et de rime me paraissait tenir du prodige. … Mes poèmes sont venus par imitation : j’ai beaucoup travaillé à essayer de faire aussi bien que Valéry, et mes tentatives ont formé Les Entrelacs. Le livre comporte également des poèmes inspirés par Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé, mais l’impulsion générale m’a été communiquée par Valéry.
G.R : Vous semblez viser le chant, ce que vous ressentez comme intimité vitale de ce qu’il est : l’enfance de votre langue, avec laquelle vous investissez le monde tel qu’il est dans sa réalité. Le transfert amoureux qui permet une forme de réconciliation avec le réel, vous l’opérez depuis ce que vous ressentez à travers votre voix, en renvoyant au second plan, l’image de l’acteur. Je me trompe ?
Grégoire Leprince-Ringuet : A vrai dire, mon métier d’acteur entretient peu de rapport avec mon activité poétique. Être acteur, c’est user d’un savoir-faire technique qui n’a à peu près rien à voir avec le savoir-faire d’un poète. La seule association que je trouve entre les deux activités, c’est l’apprentissage des textes : j’ai en effet appris beaucoup de poèmes par cœur, avant de me mettre à en écrire. Je n’en aurais peut-être pas appris autant si mon métier ne m’avait pas habitué à l’apprentissage des textes, mais je connais beaucoup de gens de lettres qui ne sont pas acteur et qui connaissent par cœur plus de poèmes que moi !
Mais votre question porte aussi sur la composition du poème.
Un poème résulte de la tension entre deux pulsions : une pulsion d’analyse, de sens, d’intelligence, qui résulte d’une finesse d’observation faite sur une personne, un lieu, un sentiment… et une pulsion lyrique, d’autre part, qui vous incite à exprimer cette observation, et à la rendre séduisante pour celui qui lira le poème, c’est à dire d’abord pour soi-même. Ainsi, le poème se fraye un chemin, d’écriture en réécriture, entre les vérités que vous dites et le désir de les rendre belles, insolites, problématiques… Plus vous « poétisez », plus le risque s’accroit d’écrire n’importe quoi, moins vous le faites, plus c’est le risque de devenir plat et banal qui vous guète… Ainsi, le poème est l’exacte résultante d’une tension entre ces deux pôles : clarté et lyrisme. C’est, posé en d’autres termes, l’éternel problème du fond et de la forme. Ils sont, bien sûr, consubstantiels, mais leur union n’advient réellement que quand le poème est réussi, on peut même faire de leur consubstantialité un critère de validité d’un poème.
Le plus souvent, la difficulté consiste à ne pas se laisser entrainer au-delà du sens par le lyrisme, c’est-à-dire par la joie qu’on ressent à produire une parole. Le lyrisme, d’ailleurs, est de plusieurs sortes et se révèle très varié dans ses manifestations : il conduit aussi bien au pléthorique qu’à l’elliptique, à l’emphase qu’à l’épure, au coloré qu’au monotone… Mais à chaque fois qu’une belle formule nous vient, qu’elle soit courte ou longue, il faut tout de suite se demander : est-ce que cette formule décrit vraiment une réalité bien discernable ? Si la réponse est non, c’est qu’on s’est payé de mots, que notre pulsion formelle nous a entrainé vers des approximations, des exagérations…
Le poète, tôt charmé par la musique de ce qu’il écrit, doit sonder le sens de sa phrase, et souvent le découvrir bien faible, ou très confus. Commence alors le long, raisonné, nourri et fertile conflit entre le sens et le son.
G.R : Pour votre premier recueil, la versification (alexandrins, octosyllabes et sonnets) est là pour chanter la langue et on comprend l’importance que prend Molière pour ne citer que lui, pour un comédien ! Pourquoi ce choix de la forme dite classique ?
Grégoire Leprince-Ringuet : J’aime passionnément dire les vers, et notamment les vers de théâtre, bien sûr. L’oralité compte beaucoup pour écrire en vers, et j’ajoute que je suis incapable de lire un poème régulier (en vers fixes et rimés) sans avoir au préalable décelé la métrique qu’il adopte, comme si le nombre de syllabes constituait la clef du texte sans laquelle il resterait non seulement inappréciable à l’oreille, mais même inintelligible.
D’autre part, je ne cesse de trouver des avantages aux contraintes qu’imposent les règles de versification, dont voici quelques exemples :
- Du côté du lecteur : évidemment, le respect de la règle est une source d’admiration. Un auteur a plus de mérite à dire quelque chose en vers qu’en prose, puisque les vers imposent une épreuve supplémentaire à la pensée, une disponibilité de vocabulaire plus élargie, une habileté plus grande à manier la syntaxe. Les vers induisent aussi un risque plus grand d’être ridicule ou plat, ce qui décuple le prestige de la réussite.
- Le langage quotidien est comme de l’eau : fluide, rapide, fuyant. Les règles de versification transforment ce langage courant en une espèce d’argile verbal, plus dense, qui lui permet de rencontrer la main d’un sculpteur : le poète.
- Les rimes offrent le plaisir de voir deux systèmes se superposer sans se contredire : l’un sémantique, l’autre métrique. C’est cette harmonie, incongrue de prime abord, entre deux systèmes qui paraissent fermement indépendants qui provoque l’apparition de la beauté, et la joie de l’esprit.
- Le poète qui écrit en vers réguliers et rimés se propose de développer son idée avec la contrainte de cette rime. Or c’est en se confrontant à cette contrainte que l’idée est véritablement éprouvée. Elle sortira plus forte de cette épreuve, c’est-à-dire à la fois plus claire, plus précise et plus profonde. La contrainte de la forme a servi à renforcer le fond, c’est-à-dire le sens.
- En vers, les mots coûtent chers parce que chaque mot compte : ils ont un certain nombre de syllabes et se terminent par un son qui peut devenir une rime. Vous voulez vous adonner à une affèterie ? Il faut qu’elle rime : mieux vaut peut-être y renoncer. Une métaphore vous vient ? L’image doit être assez signifiante pour supporter d’être formulée avec d’autres mots que la rime exige. La poésie en vers est une zone de haute tension lexicale, syntaxique et sémantique. Le moindre mot mal choisi peut faire exploser le système. C’est un sport littéraire de haut niveau…
- Agissant comme un révélateur sur la pensée, les vers font tout de suite ressurgir les forces et les faiblesse d’un texte : les mots inutiles apparaissent plus lourd et incongrus qu’en prose, les fulgurances se détachent mieux par effet de contraste entre leur fluidité et la rigidité de la gangue formelle d’où elles sortent. Ainsi il faut parfois plusieurs vers sans trop d’éclat pour préparer un effet très beau.
- On en vient parfois à construire tout un passage autour d’une rime pour ne pas la faire tomber. Les phrases ainsi formées, ainsi mûries par cette contrainte, finissent parfois par devenir plus intéressantes ou plus belles que la rime protégée, qui tombe alors d’elle-même, comme un étai rendu inutile par la solidité de l’ensemble, alors même qu’on avait pris la rime pour la clé de voûte qui faisait tenir cet ensemble.
G.R : Vous lisez Paul Valery et Baudelaire à la Maison de la poésie, des figures tutélaires pour vous. Comment abordez-vous ces monuments pour vous les approprier ensuite sur scène et les transmettre aux autres ? Etes-vous parvenu à vous en libérer ?
Grégoire Leprince-Ringuet : Comme je le disais, Paul Valéry me semble indépassable. Mais le but pour moi ne sera jamais de m’en libérer : ce n’est pas en renonçant à la perfection qu’on s’améliore mais en dirigeant tous ses efforts vers elle. Le fait d’avoir un maître est une chance, non un fardeau. L’autorité de Valéry me stimule et me conduit. Du reste, je ne conçois pas de grand art qui ne s’inscrive pas dans la continuité d’une œuvre tutélaire. Valéry admirait Mallarmé qui admirait Rimbaud qui aimait Baudelaire, lui-même influencé par Théophile Gautier qui avait lu Shakespeare et Dante…
G.R : Comment comprenez-vous cette sentence de Rimbaud : Il faut être absolument moderne ? Prenez-vous position (pacifiquement) contre une certaine poésie contemporaine ?
Grégoire Leprince-Ringuet : Je prends effectivement position, et le moins pacifiquement possible dans les limites de la courtoisie propice au débat d’idée, contre ces différentes aberrations de la poésie contemporaine qu’on peut regrouper dans les trois catégories suivantes, qui d’ailleurs ne sont pas étanches (par certains aspects, certains poètes appartiennent à plusieurs d’entre elles) :
Tout d’abord, la poésie « perdue d’avance » : Bonnefoy en tête et tous ceux qui se sont rangés derrière lui. C’est la poésie qui chante l’impossibilité de chanter. « Ah ! Pauvre de moi ! Les mots ne sont que des mots… Le monde est intraduisible… écrire est un échec sublimé seulement ma douleur de cet échec… » Ces apories me fatiguent l’esprit et m’usent les nerfs. Ceux-là prétendent s’entretenir avec l’insaisissable : ils ne font que cultiver notre ennui… Un des symptômes de cette poésie est le non-sens délibéré : tous les éléments qui facilitent la compréhension en sont rejetés. Ainsi je déplore grandement l’abandon de la ponctuation dans la majorité de la poésie contemporaine. Ne pas mettre de point à la fin d’une phrase, c’est tout simplement ne pas faire de phrase. Or la phrase est la plus petite unité de sens d’une langue.
Ensuite, la poésie « révoltée de la dernière heure ». A moins d’être d’une parfaite clarté et d’une puissance suffisante pour exalter le sentiment de révolte et le désir de changement, la poésie ne me semble pas l’outil adéquat pour la revendication sociale et politique. Je prends la cause politique trop au sérieux pour supporter qu’on appelle « engagée » une poésie constituée de considérations vaguement amères sur l’absurdité du monde contemporain. Ainsi, je suis exaspéré par ceux qui pensent dénoncer les absurdités du monde en produisant une poésie qui vise à l’absurdité. Cela revient à jeter de l’huile sur le feu… C’est se faire plaisir et s’estimer résistant à peu de frais, attitude stérile et puérile. Si vous voulez crier votre colère, faites-le dans une langue irréprochable, avec une rigueur imparable, des ressources rhétoriques brillantes et propre à édifier vos lecteurs ! Alors vous serez digne de votre colère ou de votre dégoût. Mais si vous considérez ces sentiments comme incapables de produire un poème qui soit rigoureusement intelligible, alors vous n’aurez réussi qu’à partager le désagrément de votre sentiment, c’est-à-dire sa partie la moins digne d’intérêt.
Enfin, la poésie « super sincère », niaise et idiote. Je reproche à beaucoup de soi-disant poètes de mettre en jeu leur sincérité et non leur travail et leur talent. Le « cri du cœur » ne m’émeut jamais s’il n’a pas rencontré une forme de contrainte qui lui donne une légitimité poétique. Ce sont les « poètes à leurs heures gagnées », rimailleurs du dimanches, collectionneur de bagatelle en fer blanc qui ont toujours l’air de dire : « ne me reprochez pas d’écrire, je ne fais de mal à personne. » … Cette forme de bienveillance forcée ne mène souvent qu’à la mièvrerie.
D’une manière générale, je veux que le poème se place au-dessus de l’épanchement psychologique et du constat sociétal à l’emporte-pièce. Le poème doit être un triomphe de l’art, et il n’y a pas d’art sans contrainte.
Mais encore faut-il savoir utiliser la contrainte : certains cherchent à dire quelque chose en respectant une règle formelle, d’autres cherchent par elle des effets, seuls les seconds méritent le nom de poète. A ceux-là seuls, la contrainte donne des idées.
Quant à ceux qui ne respectent aucune règle formelle, et qui laissent libre cours à leur pulsion lyrique sans la discipliner, alors se sont des prosateurs, des littérateurs, des déverseurs de toutes sortes et de divers talents, mais certainement pas des poètes.
G.R : La préface de William Marx pointe le versant littéraire et souligne l’irruption de mots dans la versification savante de la tradition. Le chant du poème est loin d’être épuisé. L’harmonie semble être un continent largement en friche, pour la poésie de langue française. Qu’en pensez-vous ?
Grégoire Leprince-Ringuet : L’harmonie est toujours une quête pour quiconque commence un poème. La beauté de la poésie est évidemment inépuisable, et les perfections du passé inspirent celles d’aujourd’hui. Je crois à la continuité au point de croire nul et non avenu tout art qui prétend s’être constitué ex-nihilo… Ainsi je fais peu de cas des surréalistes, des dadaïstes ou de l’Oulipo, pour ne parler que des « écoles ».
G.R : Si vous deviez ne choisir qu’un poème dans l’histoire de la poésie, lequel serait-il et pourquoi vous a-t-il marqué ?
Grégoire Leprince-Ringuet : Ce poème phare de la langue française, c’est bien entendu, pour moi, La Jeune Parque de Paul Valéry. 512 vers qui combinent un niveau de détail jamais atteint dans la poéise français, une finesse psychologique édifiante, un lyrisme aux accents parfois rimbaldiens dans leur outrance, des métaphores d’une audace inouïe et d’une solidité impeccable… Je pourrais faire l’éloge de La Jeune Parque pendant des heures. C’est le point culminant de la perfection poétique en français. Pour prendre une image, disons que, si le babil d’un nourrisson constitue le tout premier degré du langage, l’autre extrémité de l’échelle mesurant l’éloquence, l’articulation, la puissance de ce langage serait La Jeune Parque.
Candlelight
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