Mohammed Bennis invité de Souffle inédit
Mohammed Bennis invité de Souffle inédit
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Entretien avec le poète marocain Mohammed Bennis
Nous avons eu l’immense plaisir de nous entretenir il y a bientôt quinze ans avec Mohammed Bennis. Intitulé « Écrire, un acte de résistance », cette rencontre, publiée dans La Presse de Tunisie du lundi 13 octobre 2023, nous a permis de découvrir une voix substantielle des lettres arabes de notre temps…
Mohammed Bennis « Rester en éveil »
Né à Fès en 1948, Mohammed Bennis — poète et universitaire —, est considéré comme l’un des plus grands poètes arabes. Auteur de plus d’une vingtaine de titres, il a publié, en français, Anti-journal de la métaphore, textesur des lavis de Colette Debré (Jean-Michel Place, 1995), Le Don du vide (traduit par lui-même en collaboration avec Bernard Noël, éd. L’Escampette, 1999), Désert au bord de la lumière, traduit par Abdelwahab Meddeb (éditions Al Manar, 1999), et Funérailles entre deux fleuves (L’Escampette). En 2008 paraît chez Al Manar Le Livre de l’amour, traduit par Bernard Noël et l’auteur, accompagné par des dessins de Dhia Azzaoui. Autres recueils de lui sont traduits en italien, espagnol et macédonien. Une anthologie de sa poésie vient de paraître en Turc à Istanbul.
Lauréat de plusieurs prix dont le Prix du Maroc du Livre en 1993, le Prix de l’Atlas en 2000, le Premier Prix Calopezzati de la littérature méditerranéenne en 2006, il s’est vu décerné en 2007 les prestigieux Prix Feronia de littérature internationale en Italie, et le Prix de la Fondation culturelle « Sultan Bin Ali al-Owais », précédemment accordé à Adonis, à Saadi Youssef et à Mahmoud Darwich.
Rencontre
Aymen Hacen. Pouvons-nous dire que beaucoup d’eau a coulé sous les ponts ? Mais dans quel sens ? Comment pourriez-vous résumer les quinze dernières années en question ? Qu’est-ce qui a changé chez vous, dans votre travail de poète et de chercheur ?
Mohammed Bennis. Quinze ans sont déjà passés ! Terrible. Mais, il faut plutôt suivre le chemin de la raison. Cela veut dire tout simplement, que notre Monde arabe nous a surpris, en premier lieu, par la révolution de la jeune génération, baptisée en « Printemps arabe ». Les Tunisiens nous ont guidés dans un mouvement de liberté. La majorité des pays arabes a vécu cet événement avec enthousiasme et espoir. Malheureusement, le printemps n’a pas abouti. Et le désastre islamiste a émergé ici et là. Sans insister sur la suite.
Il va de soi que nous n’étions pas seulement surpris par ces bouleversements socio-politiques, aussi bien dans le Monde arabe que dans le monde entier. L’humanité, par ailleurs, était imprégnée par les mutations dans l’univers technologique. Je me limite au domaine de l’image (sous les formes indéfinies de la photo) et sa domination dans les rapports entre les êtres humains au sein du village planétaire où nous vivons actuellement. La domination de l’image se traduit par l’abandon de la langue. Il ne s’agit, ici, que d’un signe parmi d’autres, de cet univers, qui nous laisse en état d’aphasie.
Observer est le travail par excellence des poètes. Ainsi, me suis-je attaché à rester en éveil. C’est le premier pas vers une résistance que je qualifie de « poétique ». Pendant les événements du « Printemps arabe », j’avais suivi l’actualité avec beaucoup d’attention. J’avais donc écrit une suite de textes de réflexion publiés dans la presse arabe et ensuite réunis dans un recueil intitulé : Ils brûlent la liberté.
Dans mon travail de poète, j’ai centré mon attention sur la résistance et opté pour le travail dans la solitude. Ce qui veut dire que je me suis libéré de plusieurs jugements de valeur qui m’encerclaient et me bloquaient dans les quatre coins de la doxa. Ma petite histoire de poète marocain est pleine d’illusions. J’avais besoin de la solitude pour voir ce que je ne voyais pas. Une ascèse dure à apprendre et dure à pratiquer sans concession. Depuis, l’espace de la poésie s’est élargi et j’ai découvert la voie de l’inutilité et de l’autosuffisance. Elle est la voie de l’errance qui n’a de fin que l’errance.
Aymen Hacen. Beaucoup de grands poètes sont partis au cours de ces dernières années, dont Serge Sautreau, en 2010, Édouard Glissant en 2011, Jean-Claude Pirotte en 2014, Alain Jouffroy en 2015, Yves Bonnefoy en 2016, Lorand Gaspar en 2019, Salah Stétié en 2020, Philippe Jaccottet et Bernard Noël en 2021, Michel Deguy en 2022. Comment la poésie se portera-t-elle désormais ? De quel œil voyez-vous ce qui se fait aujourd’hui, entre ce qui est écrit et publié, et ce qui répugne au livre et se présente comme performance ou installation ?
Mohammed Bennis. Effectivement, ces grands poètes français ou francophones, qui nous ont quitté, accompagnés d’autres grands poètes, y compris certains poètes arabes comme Mahmoud Darwich, Saadi Youssef, Ouled Ahmed et Abdelawahab Meddeb, ont laissé leurs marques sur leur temps. Personnellement, j’ai senti le départ de ces poètes avec beaucoup de chagrin. J’avais, parmi eux, des amitiés très profondes. Puis-je dire que je suis dorénavant seul ? Sans doute.
La poésie continue. Et dans la continuité de la poésie, ces poètes resteront vivants dans la parole poétique. Ce à quoi il faut prêter attention est l’état de solitude que vit la poésie aujourd’hui. Solitude grandissante dans le monde de l’information et de la consommation. Le poème écrit et publié dans le livre en papier devient presque un prestige, alors que les formes de la performance et de l’installation se désengagent par rapport aux mots. La poésie est faite de mots, avait écrit Mallarmé. Le désengagement de la nécessité de veiller sur les mots et sur le sens des mots, est l’un des aspects de l’abandon de la poésie. Voici maintenant une vingtaine d’annéesque la performance et l’installation font de la poésie un spectacle, destiné à généraliser la confusion. Parfois, les poètes eux-mêmes deviennent les ennemis de la poésie.
Aymen Hacen. Votre dernier ouvrage s’intitule La poésie et le mal dans la poétique arabe, paru en 2023 aux Éditions Toubkal. Dédié à Jamel Eddine Bencheikh, décédé en 2005, votre essai s’ouvre par deux citations : l’une est du poète arabe Abu Tammam (804-845) et l’autre du philosophe allemand Friedrich Nietzche (1844-1900). Pourquoi cette double référence et qu’est-ce que vous visez à travers cette étude d’envergure qui n’est pas sans nous rappeler l’œuvre majeure de Georges Bataille (1897-1962), La littérature et le mal (1857) ?
Mohammed Bennis. Mon dernier livre, La poésie et le mal dans la poétique arabe, est tout à fait différent de celui de Georges Bataille. Premièrement, parce le temps est venu de cesser de croire que ce sujet est réservé à la culture occidentale. Deuxièmement, ma démarche se base sur la langue arabe et sur sa propre culture, dans le champ de la critique poétique et de la linguistique. Le sujet fut traité depuis la révélation coranique. Et mon analyse part d’un dit d’al Asama’i, l’un des trois grands savants de la poésie arabe ancienne au XIIIe siècle de l’hégire. Ce dit est non pensé ou écarté de la part des critiques arabes anciens et modernes. Alors que la double référence est significative. Elle est à l’écoute de deux auteurs, l’un arabe et l’autre occidental, qui se rencontrent et se complètent dans la critique de la pensée qui fait amalgame entre la poésie (ou les arts) et le bien. Ma démarche critique vise à rendre visible ce dit d’al Asma’i, dans la perspective de reconstruire la poétique arabe, refoulée à la fois par les études coraniques et les commentaires arabes du livre de La poétique d’Aristote.
Je sais que cette démarche est trop risquée dans notre Monde arabe, encerclé par l’obscurantisme et le fanatisme. Mais le poète doit mener une vie de résistance continue pour une vision libre de notre culture et de notre modernité.
Aymen Hacen. Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Enfin, si un seul de vos textes devait être traduit dans d’autres langues, en français par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?
Mohammed Bennis. Par quoi recommencer ? C’est une question qui me hante. Vous savez que j’appartiens à une génération qui a connu l’école moderne à un âge très tardif. Ma première année à cette école (bilingue) date de 1958. Il fallait apprendre beaucoup : la culture arabe et ensuite la culture universelle. Ma génération avait traversé les déserts et les océans pour apprendre les ABC de la poésie moderne. Effort dans la soif de s’ouvrir sur la vie et la liberté. S’ouvrir sur le monde. Je suis heureux d’avoir appris le français, langue de la vie et de la liberté. La soif d’hier est celle d’aujourd’hui. Je me suis rendu compte depuis des années que la grande ouverture sur le monde exige l’apprentissage de l’anglais. Voilà par quoi je dois recommencer.
J’accepte le défi du rêve. Il est la scène de la vie. Donc, je me réincarne en palmier. Il est l’arbre de la singularité et de l’autosuffisance.
Le don du vide est le livre que je choisis, etil est déjà traduit, en collaboration avec mon grand ami Bernard Noël, et publié en 1999, par mon ami Claude Rouquet, dans sa belle maison d’édition L’Escampette.
Au-delà du temps et du rêve, le silence m’envahit. À moi, le vide.
Si Mohammed. Je pense souvent à toi ces derniers temps. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être que cette rencontre fortuite au salon du livre de Rabat est pour quelque chose. Tout dernièrement– Ali Alioua, notre très sympathique élève de terminale– a attiré mon attention sur l’entretien que tu as accordé au journaliste Aymen Hacen (de Souffle inédit), texte que j’ai lu avec beaucoup d’intérêt et de plaisir. Autant cet intérêt et ce plaisir étaient grands, autant je restais perplexe devant la trajectoire de nos cheminements intellectuels. Est-ce un effet de nos formations? De notre passé et nos hérédités sociales (tu es natif d’une cité de culture, je suis originaire d’une campagne aride, tu as été élevé au sein d’une famille aimante, j’ai subi toute mon enfance la violence du père, du fkih, etc.)? Mais, à la fin, je me suis rendu compte que des itinéraires éloignés peuvent, au tournant d’une confidence inattendue, confluer vers une même vérité. Voici le passage de ton entretien qui me fait aboutir à cette conclusion: « Dans mon travail de poète, j’ai centré mon attention sur la résistance et opté pour le travail dans la solitude. Ce qui veut dire que _je me suis libéré de plusieurs jugements de valeur qui m’encerclaient et me bloquaient dans les quatre coins de la doxa. Ma petite histoire de poète marocain est pleine d’illusions. J’avais besoin de la solitude pour voir ce que je ne voyais pas. Une ascèse dure à apprendre et dure à pratiquer sans concession. Depuis, l’espace de la poésie s’est élargi et j’ai découvert la voie de l’inutilité et de l’autosuffisance. Elle est la voie de l’errance qui n’a de fin que l’errance. » Cette phrase « _je me suis libéré de plusieurs jugements de valeur qui m’encerclaient et me bloquaient dans les quatre coins de la doxa_ » est au cœur du concordat de nos cheminements, toi le grand poète que tu es devenu, moi le lutteur obstiné qui se bat avec des outils qu’il ne maîtrise qu’à moitié. Je t’invite à lire le texte de ma communication au salon du livre de Rabat (dont un extrait est paru dans Al Bayane du 22/06/2023, sous le titre « L’écriture, un voyage en soi ») où se sent cette éphémère rencontre entre nos trajectoires.