Omar Khayyam « Sois joyeux dans ce monde où tout naît pour mourir »
Extraits des 144 Quatrains
Ma loi est le vin et la belle humeur ; — ma religion, l’indifférence à la foi et au doute. — J’ai demandé à ma fiancée qui est le monde : « Quelle dot veux-tu ? » — Elle m’a dit : « Ton cœur joyeux est ma dot. »
As-tu vu le monde ? Tout ce que tu y as vu n’est rien. — Ce que tu as dit, ce que tu as entendu n’est rien. — Si tu as parcouru les sept climats, ce n’est rien. — Si tu es resté seul à méditer dans ta maison, ce n’est rien.
De tous les voyageurs engagés sur cette longue route — aucun n’est revenu nous en révéler le secret. — Prends garde de rien oublier — dans notre caravansérail, car tu n’y reviendras pas.
Suppose le monde ordonné à ton gré. Et puis après ? — Suppose achevée la lecture de la lettre. Et puis après ? — Suppose que tu as vécu cent ans selon les désirs de ton cœur. — Suppose que tu vives cent ans encore. Et puis après ?
Ceux qui étaient les pôles de la science — et dans l’assemblée des sages brillaient comme des phares, — ils n’ont su trouver leur chemin dans la nuit sombre. — Chacun d’eux a balbutié un conte, puis s’est endormi.
Ignorant, ce corps matériel n’est rien, — le cycle des cieux, la face de la terre ne sont rien. — Fais attention, dans ce combat entre la mort et la vie, — nous sommes attachés à un souffle, et ce souffle n’est rien.
Ô mon cœur, suppose que tu as tous les biens de la terre. — Suppose que ta demeure ornée est pleine d’agrément. — Sois joyeux dans ce monde où tout naît pour mourir. — Suppose que tu y es assis deux ou trois jours, puis que tu te lèves.
Nous avons erré longtemps par les villes et les déserts. — Nous avons parcouru la terre entière. — Nous n’avons pas rencontré un seul voyageur — qui ayant fait cette route en soit revenu.
De la Terre à Saturne, — j’ai résolu tous les problèmes, — j’ai évité pièges et embuscades, — j’ai défait chaque nœud, sauf celui de la mort.
Comme la Roue ne tourne pas selon les désirs du sage — qu’importe que tu comptes sept ou huit cieux ! — Puisqu’il faut mourir et quitter ces rêves — qu’importe que les vers au tombeau ou les loups dans la campagne dévorent ton cadavre.
Ô monde, tu accumules les ruines, — et sans fin tu nous accables. — Ô terre, si on ouvre ton sein — que de perles précieuses y sont ensevelies !
Comme le sort de l’homme dans ce caravansérail à deux portes, — n’est que souffrance et agonie, — heureux qui n’a vécu que le temps d’une respiration, — et plus heureux qui n’est pas né.
Dans cette parade de foire, un ami ne le cherche pas. — Écoute ma parole, un refuge ne le cherche pas ; — accepte la douleur, un remède ne le cherche pas. — Vis joyeux dans les malheurs sans attendre qui te plaigne.
Celui qui a créé la terre et le cycle des cieux, — que de douleurs cuisantes il a mises au cœur de l’homme ! — Que de lèvres comme le rubis, que de chevelures comme le musc — n’a-t-il pas enfouies dans le sein de la terre !
Le monde qui ajoute chagrin à chagrin — ne crée un être qu’après en avoir détruit un autre. — Ceux qui n’y sont pas encore, s’ils connaissaient nos souffrances, — se garderaient d’y venir.
Sur le tapis de la terre, je vois des gens endormis, — sous la terre, je vois des gens ensevelis. — Tant que je contemple le désert du néant, — j’y vois ceux qui ne sont pas encore venus et ceux qui sont déjà partis.
Aujourd’hui tu n’as pas accès à demain — et le souci que tu t’en fais n’est que chimère. — Si ton cœur est sage, ne gâte pas ce souffle présent — car ce qui te reste de vie est le seul bien précieux.
Assieds-toi et prends du vin : c’est là le royaume de Mahmoud. — Écoute ce que la harpe dit : c’est là les psaumes de David. — De ce qui n’est plus et de ce qui sera ne t’occupe pas. — Réjouis-toi dans le présent : c’est là le but de la vie.
Ô Khayyam, si tu es ivre de vin, sois heureux. — Si tu es assis près d’un adolescent sans rides, sois heureux. — Comme le compte de ce monde est à la fin néant, — suppose que tu n’es plus ; tu vis, donc sois heureux.
Bois du vin, car tu dormiras longtemps sous la terre, — sans compagnons, sans amis, sans femme. — Garde-toi de confier à personne ce secret : — Un coquelicot fané ne refleurit jamais.
Cesse de penser à toi-même — de craindre la pauvreté, de poursuivre la richesse. — Bois du vin, une vie si lourde de tristesse — mieux vaut la passer dans le songe ou dans l’ivresse.
Depuis que j’ai discerné mes pieds de mes mains, — le cycle affreux des jours a enchaîné mes mains. — Quel regret de voir portés à mon compte — des jours passés sans maîtresse et sans vin !
Jusqu’à quand prendrai-je souci de ma fortune ? — Jusqu’à quand prendrai-je souci du bonheur et du malheur ? — Remplis la coupe, car je ne sais même pas — si cette bouffée d’air que j’aspire, je l’exhalerai vivant.
La lune a déchiré la robe de la nuit. — Bois du vin ; il n’est pas d’heure plus opportune. — Sois joyeux, sans soucis, car longtemps cette lune — brillera sur la tombe de chacun de nous.
On nous promet un paradis et des houris aux yeux de jais ; — on nous promet le vin et l’hydromel. — Si nous avons choisi ici-bas le vin et les bien-aimées, — nous avons raison, puisque telle est la fin qui nous est promise là-haut.
Comme l’eau de la rivière, comme le vent dans le désert — a passé un jour encore de ma vie et de la tienne, — et tant que je vivrai, je ne me soucierai — ni du jour à venir ni du jour écoulé.
Extraits des 144 Quatrains d’Omar Khayyam
Traduction par Claude Anet et Mirza Muhammad.
Éditions de la Sirène, 1920.
Omar Khayyām
L’éclat intemporel d’un poète et savant persan
Omar Khayyām (1048-1131) est une figure emblématique de la littérature et des sciences du Moyen Âge. Né à Nichapur, dans l’actuel Iran, dans une famille modeste probablement liée à l’artisanat (son père était fabricant de tentes), il s’illustre autant par ses poèmes envoûtants que par ses contributions scientifiques.
Un esprit nourri par le savoir
Très jeune, Omar Khayyām développe une soif insatiable de connaissance. Il étudie à Balhi sous la tutelle du cheik Mohammad Mansuri, un érudit renommé, avant de poursuivre sa formation auprès de l’imam Mowaffak, maître respecté du Khorasan. Ces années d’apprentissage forgent un intellect multidisciplinaire : Khayyām devient mathématicien, astronome, philosophe et poète.
La légende raconte qu’il aurait partagé les bancs de l’étude avec Nizam al-Mulk, futur grand vizir, et Hassan Sabbah, futur chef des Hashishins. Si cette anecdote demeure incertaine, elle reflète les liens complexes entre savoir, pouvoir et ambition dans la Perse médiévale.
Un scientifique avant-gardiste
Omar Khayyām excelle dans les mathématiques. Son œuvre majeure, Les Difficultés de l’arithmétique , propose des solutions innovantes aux équations cubiques et influence durablement ce domaine. Il participe également à la réforme du calendrier persan, le rendant plus précis que le calendrier grégorien adopté des siècles plus tard.
En astronomie, ses travaux sur les mouvements célestes marquent les esprits, et il est reconnu comme l’un des plus grands savants de son époque.
Le poète des quatrains éternels
Cependant, c’est par ses « Rubaiyat » , une collection de quatrains poétiques, qu’Omar Khayyām atteint l’immortalité. Ses poèmes, empreints de spiritualité, de questionnements existentiels et d’hédonisme, célèbrent la beauté éphémère de la vie. Ils livrent une pensée libre, souvent en rupture avec l’orthodoxie religieuse.
Traduites et popularisées en Occident au XIXe siècle par Edward FitzGerald, ces œuvres poétiques placent Khayyām parmi les plus grands poètes universels, inspirant des générations et des cultures à travers le monde.
Une vie entre mystère et légende
Omar Khayyām a vécu une existence en retrait des intrigues politiques, préférant la contemplation et la quête intellectuelle. Il jouit d’une pension royale offerte par son ancien camarade Nizam al-Mulk, ce qui lui permet de consacrer sa vie à ses recherches et à l’écriture.
Sa mort, survenue en 1131 à Nichapur, ne fit que renforcer son aura mystérieuse. Aujourd’hui, Omar Khayyām reste une figure intemporelle, dont les quatrains et les découvertes continuent de fasciner et d’éclairer.